L’économie sociale à travers la construction européenne
Composée aujourd’hui de vingt-huit États membres, l’Union européenne (UE) se caractérise par une hétérogénéité de pratiques et politiques des pays représentés en son sein, d’autant plus que les États restent largement compétents dans de nombreux dossiers, notamment dans les matières sociales. Alors que cette hétérogénéité s’est accrue au fil des élargissements, le contexte européen est devenu de plus en plus déterminant pour les dossiers touchant les entreprises sociales, qui représentent environ 8 % du PNB européen et 10 % de l’emploi en Europe. Comprendre les politiques européennes s’avère donc indispensable pour mieux les anticiper et être à même de participer à leur construction.
L’attention portée par l’UE à l’Ess n’est d’ailleurs pas si récente, puisqu’à partir des années 1970 déjà, des conférences européennes relatives aux associations et mutuelles étaient organisées. À partir de ce moment, lorsque l’Ess était appréhendée au niveau européen, c’était essentiellement sous l’angle de ses « statuts ». Est ainsi née en 2000 social Economy Europe, structure représentant l’Ess auprès des institutions européennes, au départ dénommée « Conférence européenne permanente des coopératives, mutualités, associations et fondations ». Mais cette approche par statut de l’Ess est surtout marquée par les textes législatifs qui en résultent, concernant le statut de la coopérative européenne depuis 2003 et les travaux repris récemment pour un statut similaire pour les mutuelles et les fondations (alors que ces questions sont à l’agenda depuis les années 1990 déjà).
En parallèle, l’Ess est aussi et surtout approchée par les institutions européennes pour sa « finalité sociale », sous l’angle « entreprise sociale », décrite comme « une entreprise dont le principal objectif est d’avoir une incidence sociale plutôt que de générer du profit pour ses propriétaires ou ses partenaires. Elle opère sur le marché en fournissant des biens et des services de façon entrepreneuriale et innovante et elle utilise ses excédents principalement à des fins sociales. Elle est soumise à une gestion responsable et transparente, notamment en associant ses employés, ses clients et les parties prenantes concernées par ses activités économiques »(1). La Commission européenne a en effet entamé depuis 2011 une série de travaux lancés dans une communication intitulée « Initiative pour l’entrepreneuriat social ». Ceux-ci consistent à rendre les entreprises sociales plus visibles, à les doter d’un environnement juridique mieux approprié, et à rendre les financements pour ce type d’entreprises plus accessibles.
L’Ess a ainsi acquis une reconnaissance formelle au sein de l’UE au fil des quarante dernières années. Les évolutions en la matière sont bien sûr à croiser avec une série de facteurs ayant marqué la construction européenne, du tournant en matière de politiques sociales européennes dans les années 1980 (sous l’impulsion de Jacques Delors notamment, président de la Commission européenne de 1985 à 1994) à la consécration du concept « d’économie sociale de marché » en 2009 avec le Traité de Lisbonne et en passant bien sûr par la crise économique, financière et sociale traversée ces dernières années par l’Europe, poussant à investir dans d’autres modèles d’entreprise.
Mais outre les initiatives européennes (2) dédiées spécifiquement à l’Ess, il est important de se rendre compte que l’Ess représente également un enjeu transversal pour l’UE. Il s’agit en effet d’un secteur concerné de différentes manières par les politiques européennes, selon ses multiples secteurs et facettes : emploi, santé, handicap, développement durable, innovation sociale… Ainsi, le budget européen (dont le Fonds social européen), la « stratégie Europe 2020 », les projets encourageant l’innovation sociale, les règlementations concernant les marchés publics ou les services sociaux d’intérêt général sont autant de matières européennes qui impactent l’Ess et dont les acteurs de l’Ess doivent être conscients.
Si la reconnaissance de l’économie sociale ou des entreprises sociales n’est pas toujours inscrite noire sur blanc dans ces dossiers européens-là, cela permet au moins à l’Ess de ne pas être cantonnée à un rôle ou secteur spécifique au niveau européen. Mais cela demande également aux structures représentant l’Ess à Bruxelles d’être constamment attentives aux enjeux européens qui peuvent les toucher, et de bien se structurer pour représenter la spécificité et les besoins de l’économie alternative, face à l’économie capitaliste, parfois plus rapide ou réactive dans son lobbying européen.
Europe, démocratie et dialogue civil : quelle place pour l’ESS ?
Dans ce contexte d’une Europe de plus en plus déterminante pour les cadres réglementaires nationaux mais également pour les opportunités de financement pour des acteurs comme l’Ess, il est primordial pour ces derniers de pouvoir faire entendre leur voix auprès des institutions européennes… mais également auprès de leurs représentants politiques au niveau national. N’oublions pas en effet que les grandes orientations prises par l’UE le sont sous l’impulsion et avec l’accord des États membres, représentés par leur chef d’État ou leurs ministres au sein du Conseil. On observe d’ailleurs une influence de plus en plus forte des États membres dans la prise de décision, partagée en principe avec la Commission européenne (garante de l’intérêt général) et du Parlement européen (représentant les citoyens). Les États membres et régions sont également eux-mêmes directement responsables du choix des priorités des fonds structurels (3) et de leur gestion.
Concrètement, depuis le Traité de Lisbonne (2009), quatre formes de démocratie sont explicitement reconnues et organisées à l’UE :
– la démocratie représentative tout d’abord (depuis le Traité de Rome de 1958), base du système politique dans tous les pays européens ;
– la démocratie sociale, avec son outil « le dialogue social » (partenaires sociaux), repris dans l’Acte unique européen (1987) et surtout depuis le Traité de Maastricht en 1993 ;
– et les deux autres types de démocraties instaurées en 2009 : la démocratie directe via « l’initiative citoyenne européenne » permettant à un million de citoyens de l’UE de participer directement à l’élaboration des politiques européennes en invitant la Commission européenne à présenter une proposition législative, et la démocratie participative via le dialogue avec la société civile (le dialogue civil).
C’est ce dernier dialogue entre la société civile organisée et l’Union européenne qui est particulièrement important pour l’Ess, et en particulier le monde associatif. Il se joue à différents niveaux :
– au sein du Comité économique et social européen, institution européenne composée de membres nommés par les États nationaux, qui représente la société civile au niveau européen, et qui a institutionnalisé ce dialogue en mettant en place un Groupe de liaison, qui « a pour mission de garantir, d’une part, une approche coordonnée du Comité vis-à-vis des organisations et réseaux européens de la société civile et, d’autre part, le suivi des initiatives décidées en commun » ;
– la Commission européenne a, quant à elle, mis en place un dialogue structuré avec une quinzaine de plateformes (4) européennes de la société civile organisée, compétentes dans divers secteurs (pauvreté, jeunesse, vieillesse, handicap…), qu’elle finance en partie ; la Commission s’engage à ce dialogue structuré entre représentants de la société civile organisée et institutions européennes pour chaque sujet concerné lorsqu’il y a une « actualité » au niveau européen.
D’autres moyens existent pour l’Ess pour interagir avec les institutions européennes. Citons par exemple les « intergroupes » du Parlement européen, réunions publiques informelles avec des eurodéputés de divers horizons autour d’un sujet précis (un des intergroupes actuels est dédié à l’économie sociale), les consultations publiques lancées par la Commission européenne (le statut de la mutuelle européenne a notamment fait l’objet d’une telle consultation à l’été 2013) ou encore les financements proposés par la Commission européenne. Car il existe plusieurs lignes budgétaires pour lesquelles la société civile est éligible, certains appels à projet ou proposition sont même réservés à ce type d’organisations, en excluant notamment les entreprises commerciales : citons par exemple le programme Progress (DG Emploi, affaires sociales et inclusion) ou la ligne anti-discriminations de la DG Justice.
De nombreux réseaux européens font également entendre la voix de l’Ess, regroupés autour de l’Ess dans son ensemble ou selon ses statuts ou secteur. Enfin, les think tanks et centres de recherches européens contribuent au partage de connaissances et au débat sur certains sujets comme nous le faisons sur les politiques sociales.
Les enjeux européens post-électoraux pour l’ESS
Depuis quelques mois, tous les regards se tournent surtout vers l’avenir, c’est-à- dire vers les grandes orientations que prendront les institutions européennes après les élections du mois de mai, et surtout à partir du mois d’octobre, une fois que la nouvelle Commission européenne sera mise en place. C’est dans ce contexte particulier que cette dernière a organisé en janvier dernier un grand rassemble- ment à Strasbourg nommé « Entrepreneurs sociaux, prenez la parole ! ». Ayant réuni plus de 2000 participants, cet événement a marqué un pas de plus vers la reconnaissance de l’entrepreneuriat social par l’Union européenne et a été l’occasion de revenir sur les avancées en la matière depuis l’Initiative pour l’entrepreneuriat social de 2011, dont l’aboutissement dépendra donc surtout de l’engagement des prochains Commissaires européens.
Différentes visions de l’Ess et de l’entreprise sociale ont également dialogué à Strasbourg : l’ «économie sociale » et l’ « entreprise sociale » ne sont en effet pas des concepts présents dans tous les États membres, d’où les difficultés pour les institutions européennes de donner un cadre et une définition précis pour ce secteur, en faisant un compromis entre une vision anglo-saxonne et continentale.
L’enjeu pour l’Ess est donc surtout de parler d’une voix commune, pour qu’elle soit reconnue et soutenue à sa juste valeur, dans le respect de principes tels que le réinvestissement des profits dans l’objectif social de l’entreprise ou la gouvernance démocratique et participative. Elle doit également être force de propositions, et ce à tous niveaux et via tous les moyens d’influencer les décisions européennes comme ceux brièvement présentés ci-dessus. Il s’agit également d’anticiper les enjeux et débats actuels, notamment concernant la mesure d’impact social, discutée par exemple au sein du groupe d’experts de la Commission européenne sur l’entrepreneuriat social, le GECES. Cette mesure pourrait en effet devenir déterminante dans la façon d’appréhender les entreprises sociales à l’échelle européenne mais aussi de les financer.
Enfin, suivant les votes des électeurs, nous irons vers une Europe plus sociale ou plus libérale, ce qui représente en enjeu majeur pour l’Ess et ses représentants : à chacun de prendre ses responsabilités !
Pour plus d’informations :
www.pourlasolidarite.eu
1. Commission européenne, L’initiative pour l’entrepreneuriat social, octobre 2011.
2. Travaux menés dans le cadre de l’Initiative pour l’entrepreneuriat social, des règlements et directives liés aux statuts européens, mais également du groupe de discussion (« intergroupe ») « économie sociale » au Parlement européen, etc.
3. Fonds social européen et Fonds de développement régional notamment.
4. Citons par exemple la social Platform, plateforme européenne d’ONG et de structures du secteur social qui regroupe 47 membres au niveau européen représentants eux-mêmes plus de
2 800 organisations ou associations au niveau local, régional et national. Plus d’informations ici : www.socialplatform.org/our- members/