La démarche présentée dans cet article a été animée en collaboration avec Christèle Lafaye, conseillère technique Europe et vie associative à l’Uniopss et Jean- Michel Bloch-Lainé, dans le cadre des travaux de la Commission Europe de l’Uniopss.
Pourquoi une démarche de réflexion prospective sur l’Europe ?
Les travaux de la Fonda le montrent : les associations françaises, en particulier celles du secteur sanitaire et social, sont particulièrement impactées par les mutations actuelles. Augmentation des besoins économiques et sociaux, redéfinition des modalités de financement public, moindre qualité de l’emploi associatif, difficulté de renouvellement des dirigeants associatifs, recours accru à la participation des usagers, instrumentalisation par les pouvoirs publics sont autant de constats ressortis de la consultation animée par la Fonda en 2011 dans le cadre de la démarche prospective « Faire ensemble 2020 ».
De nombreux dirigeants associatifs manifestent un sentiment d’inquiétude, voire de résignation, face à ces évolutions qui les heurtent de plein fouet. Comment faire plus – et mieux – avec moins ? Telle est la question posée de façon récurrente par des acteurs conscients de leurs faiblesses, en particulier de la difficulté à mutualiser les moyens et à faire évoluer leur projet dans un contexte de forte contrainte administrative et financière, et qui n’arrivent plus à envisager l’avenir de façon sereine. Pourtant, les répondants soulignent de façon quasi-unanime la capacité des acteurs associatifs à détecter les problèmes émergents, à explorer des solutions inventives et à peser sur les transformations futures de la société. Les associations du secteur sanitaire et social seraient-elles vouées à devenir des unités de production de services sociaux à moindre coût dans un environnement de plus en plus concurrentiel, tendant vers une marchandisation accrue ?
Grande absente des résultats de cette consultation, l’Europe suscite des réactions contradictoires de la part des acteurs associatifs. Alors que le cadre réglementaire européen exerce une influence croissante sur les acteurs associatifs (notamment du fait de la transposition en droit national de directives et règlements communautaires adoptés par les institutions européennes), ceux-ci peinent à investir une Europe qu’ils jugent complexe, éloignée de leurs préoccupations quotidiennes et peu attentive à leurs spécificités. Marché concurrentiel, espace technocratique, opportunité de financement, nouvel échelon de citoyenneté : comment qualifier l’Europe ? Et comment encourager la capacité des associations à peser sur les transformations futures de la société, en particulier au niveau européen ?
Pour approfondir ces questions, nous avons souhaité interroger les acteurs du secteur non lucratif. À l’invitation de l’Uniopss et de la Fonda, 18 personnes ont participé à deux groupes de réflexion prospective et 34 ont répondu à une enquête en ligne à la fin de l’année 2012. Il s’agit d’un panel qualitatif composé d’acteurs associatifs, de représentants des mutuelles et fondations, ainsi que de membres de l’administration publique et du monde de l’entreprise. 54 % interviennent dans le secteur sanitaire et social et la plupart sont familiarisés avec le contexte européen. Pourtant, 52 % se disent inquiets face à l’Europe.
Opportunités et menaces pour les acteurs non lucratifs en Europe
À la question « quels sont les sujets européens qui auront une incidence sur l’avenir des acteurs non lucratifs à l’horizon 2020 ? », les personnes consultées apportent des réponses aussi variées que la crise économique, le vieillissement démographique, le cadre institutionnel et réglementaire européen ou les récentes initiatives de la Commission européenne en faveur de l’entrepreneuriat social. Fidèles à l’esprit de la prospective, selon lequel les évolutions actuelles représentent autant de menaces que d’opportunités, les répondants soulignent aussi bien l’influence positive que négative que ces sujets peuvent exercer sur le secteur non lucratif.
La crise économique et financière qui frappe les pays européens depuis 2008 est soulignée comme ayant une influence particulièrement négative sur le secteur non lucratif. Ce constat découle de l’aggravation des besoins des populations les plus vulnérables confrontées au sous-emploi, à une précarité accrue et à un durcissement de la politique sociale des États membres qui privilégient la rigueur et l’austérité. Face à l’augmentation de la demande sociale et au creusement des inégalités territoriales, les acteurs non lucratifs se sentent cantonnés à une économie de réparation, ce qui va à l’encontre de leur vocation universelle et fragilise leur mission de cohésion sociale. Et pourtant, en montrant les limites de l’économie de marché financiarisée, la crise constitue une formidable opportunité pour repenser notre modèle de développement et envisager des alternatives fondées sur l’économie réelle, plus respectueuses de la cohésion sociale et de l’environnement.
Dans un contexte d’austérité budgétaire et de réduction des dépenses sociales, le vieillissement de la population soulève des enjeux forts pour les acteurs du secteur non lucratif, qui gèrent une grande partie des services à la personne au niveau européen. Comment maintenir le financement et la qualité de ces services ? Comment compenser le déséquilibre du système de protection sociale lié à l’augmentation des besoins sociaux et au réajustement de la pyramide des âges ? Comment répondre aux difficultés d’insertion socio-économique des jeunes tout en assurant la prise en charge des anciens en perte d’autonomie ?
L’augmentation des besoins liée au vieillissement de la population soulève des équations insolubles sur le plan financier et requiert l’invention de nouvelles logiques économiques. Elle offre au secteur de l’économie sociale et solidaire (Ess) la possibilité de se positionner comme un partenaire incontournable des pouvoirs publics en matière d’innovation sociale et d’accompagnement des populations les plus fragiles.
Les personnes consultées soulignent de façon unanime le caractère bureaucratique de l’administration bruxelloise et la difficulté pour les acteurs de terrain d’appréhender la complexité du cadre réglementaire européen. L’expérience européenne des acteurs non lucratifs peut-elle se limiter aux institutions dont les modes de fonctionnement ne sont pas toujours adaptés aux réalités et besoins du terrain ? L’Europe telle qu’elle est vécue par les personnes interrogées a un goût d’inachevé… Comment faire valoir des considérations sociales et promouvoir l’union politique dans une Europe dominée par l’économie de marché ? Comment revenir à l’objectif initial de construction d’une Europe des peuples dans le respect de la paix et des droits de l’homme ?
Cette complexité administrative et la prédominance des considérations économiques sur le champ politique et social sont particulièrement ressenties par les personnes interrogées, en particulier concernant la législation applicable aux services sociaux d’intérêt général (SSIG). La genèse de cette notion aux définitions instables a suscité leur opposition unanime, l’inégale concurrence entre acteurs non lucratifs et sociétés commerciales et la difficulté de répondre aux besoins des populations insolvables étant jugées inacceptables. Outre les réactions suscitées sur le fond, cette bataille a requis de la part des organisations à but non lucratif le déploiement de moyens considérables en matière de veille et de lobbying, au détriment des moyens consacrés à leur cœur de métier : l’action sociale. Cette mobilisation a toutefois eu plusieurs conséquences positives. Outre la nécessaire professionnalisation des actions de lobbying, les acteurs concernés ont obtenu une révision du cadre réglementaire européen, le Paquet Almunia-Barnier (1) proposant des dispositions adaptées aux spécificités des missions d’intérêt général des acteurs non lucratifs.
Malgré la complexité des textes européens, les personnes interrogées soulignent l’avancée que constitue la reconnaissance de l’entrepreneuriat social par la Commission européenne (2). Cet intérêt est notamment lié au besoin de trouver des alternatives pour stimuler l’emploi et alimenter la croissance dans un contexte de crise économique et financière. Les décideurs européens ont ainsi tendance à cantonner l’entrepreneuriat social à la satisfaction des besoins des plus pauvres. La menace d’uniformisation voire de stérilisation de l’innovation sociale dans des cadres juridiques figés est certes présente au niveau européen, mais l’opportunité est grande de favoriser une reconnaissance des spécificités de l’Ess et d’encourager des partenariats transnationaux dans le respect de la pluralité des formes d’organisation. Et si finalement, la crise économique et financière ouvrait la voie vers une Europe sociale ?
Freins et leviers pour construire une Europe souhaitable
Parmi les évolutions souhaitables en Europe, les personnes interrogées mentionnent la construction d’une Europe sociale, la reconnaissance des spécificités de l’Ess au niveau européen, un accès facilité aux financements européens, la clarification du cadre réglementaire applicable aux SSIG et la mise en réseau des acteurs de l’Ess pour une meilleure concertation avec les institutions européennes. Pour peser sur ces évolutions et surmonter les obstacles de nature interne ou externe, elles peuvent utiliser leurs propres atouts et saisir les opportunités liées au contexte européen.
Selon les personnes consultées, la construction d’une Europe sociale est rendue difficile par la diversité des politiques nationales en matière d’action sociale, cette compétence étant du ressort des États membres. Alors que les sociétés européennes ressentent durement les effets de la crise économique et financière et tendent à se replier sur elles-mêmes, le déploiement des politiques sociales est ralenti par les politiques d’austérité budgétaire. Au niveau des institutions bruxelloises, l’expertise technique continue à prédominer sur le projet politique. Difficile dans ces conditions de poser les bases d’une Europe inclusive… Et pourtant, les répondants identifient l’existence de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (3) et le renforcement de la méthode ouverte de coordination (4) comme des leviers opportuns pour avancer sur la voie d’une Europe sociale. Ils invitent par ailleurs les acteurs de l’Ess à développer des actions de lobbying auprès des institutions nationales et européennes, en particulier dans le cadre d’un travail en réseau, pour accroître leur degré de participation à l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques sociales.
La reconnaissance des spécificités de l’ESS est un enjeu fort au niveau européen. Les institutions européennes privilégient en effet une prise en compte des activités au détriment d’une approche par les statuts. La priorité donnée à l’économie de marché par la Commission européenne, le plurilinguisme et le jargon bruxellois, la pluralité des acteurs de l’Ess au niveau européen et leur confinement à un rôle de prestataire de services sont autant d’obstacles à une reconnaissance des spécificités du secteur non lucratif. Cet enjeu requiert l’instauration d’un dialogue régulier avec les institutions européennes (en particulier la Commission européenne et le Parlement européen à travers son intergroupe économie sociale) et des organes tels que le Groupe consultatif sur l’entrepreneuriat social auprès de la Commission européenne (GECES). Les acteurs de l’Ess peuvent pour cela s’appuyer sur des compétences renforcées en matière de lobbying, des partenariats transnationaux et un contexte de crise favorable à la promotion de modèles économiques alternatifs.
Autre évolution souhaitable : la simplification du cadre réglementaire et un accès facilité aux financements européens. Cette perspective rejoint la nécessaire clarification de la législation applicable aux SSIG qui, malgré les avancées liées à l’adoption du Paquet Almunia-Barnier, reste difficilement compréhensible par les acteurs de l’Ess. Les freins identifiés sont la technicité et l’opacité des textes communautaires, la complexité des règles de gestion des fonds structurels européens et la superposition des échelons nationaux et européens qui alourdit la procédure administrative et donne lieu à des interprétations divergentes par les collectivités publiques. Parmi les leviers à activer, les répondants mentionnent la publication de guides à vocation pédagogique, la reconnaissance des SSIG en droit français, le mandatement des acteurs de l’Ess par les pouvoirs publics et leur participation à la concertation nationale pour l’élaboration de l’Accord de partenariat entre la France et la Commission européenne pour la période 2014-2020.
Enfin, les personnes interrogées invitent à une mise en réseau des acteurs de l’ESS au niveau européen. Outre une meilleure concertation avec les institutions européennes, il s’agit de favoriser les partages d’expérience et de contribuer au renforcement d’une culture commune de l’économie sociale en Europe. Parmi les freins identifiés, on peut citer l’insuffisante concertation entre acteurs français de l’Ess, la méconnaissance entre acteurs de l’Ess au niveau transnational et la difficulté à asseoir une représentation et structuration du secteur dans un contexte bruxellois dominé par les lobbies sectoriels. Différents leviers peuvent néanmoins faciliter cette mise en relation au niveau européen, en particulier la qua- lité des relations humaines entre acteurs de l’Ess, l’existence de différents réseaux (en particulier Social Economy Europe (5)) et le renforcement des alliances transnationales et intersectorielles, dans un contexte d’horizontalisation des relations sociales et de prise de distance des citoyens vis-à-vis des cadres institutionnels.
Vers une réappropriation de l’espace européen
Malgré les nombreuses critiques formulées à l’encontre du cadre européen et de ses dérives institutionnelles, les personnes consultées restent toutefois très attachées au modèle européen et aux principes fondateurs de liberté, égalité et démocratie. À la question « Qu’est-ce que l’Europe peut vous apporter ? », ils répondent sans hésiter : une diversité d’expériences propice à l’ouverture interculturelle, la mutualisation d’idées et l’échange de pratiques et de savoirs. Car l’Europe est et doit rester un espace plurinational favorable au brassage interculturel et au croisement de regards, un lieu de citoyenneté, fidèle à sa vocation initiale de développement économique et social.
Pour contribuer à faire vivre cet espace, les répondants se disent prêts à s’engager personnellement en faveur du développement de l’Europe, via une contribution financière (notamment fiscale) ou une implication bénévole. Ils sont également disposés à mettre leur expertise au service de l’élaboration d’un pro- jet de société européen respectueux des valeurs fondatrices de l’Ess, à partager leurs connaissances et à mutualiser leurs pratiques. Ces contributions constituent les précieux ingrédients d’une citoyenneté européenne en devenir...
1. Cet ensemble de dispositions a été adopté par la Commission européenne le 20 décembre 2011.
2. La Commission européenne a adopté l’initiative pour l’entrepreneuriat social dans une communication au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions datée du 25 octobre 2011.
3. Cette charte a été adoptée à Nice en décembre 2000 par le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne. Elle a la même force juridique obligatoire que les traités.
4. Créée par le Conseil européen de Lisbonne en 2010, la méthode ouverte de coordination (MoC) est un mode de coordination non contraignant qui favorise l’échange entre les états membres de l’Union européenne dans des domaines ne relevant pas de la compétence communautaire, tels que l’enseignement ou la protection sociale.
5. Créé en 2000, social Economy Europe rassemble et représente les coopératives, mutualités, associations et fondations au niveau européen.