La rédaction : En quoi le numérique élargit-il ou transforme-t- il la notion d’entraide, qui est une notion ancestrale ?
Michel Briand : L’entraide recouvre en effet une diversité de pratiques ancrées dans l’histoire sociale des quartiers et des campagnes. Le numérique, par la mise en relation facilitée, ainsi que par la visibilité des actions mises en ligne, rend possible l’émergence de nouvelles formes d’entraide.
Nos usages des outils numériques élargissent les échanges entre les individus selon deux dimensions : celle des contenus échangés et celle des relations entre les personnes. Dans une plate-forme d’entraide tel que Comment ça marche, celui qui connaît une réponse à une question la met en ligne et la rend disponible, non seulement pour l’auteur de la question mais aussi pour tout un chacun confronté au même problème. Les communautés de malades forment un réseau social de personnes qui échangent entre elles, appréhendent mieux leur maladie et s’entraident pour mieux la vivre.
Derrière ces exemples, il y a deux transformations induites par le numérique qu’il faut expliciter : l’abondance et la société contributive.
Avec les objets numériques, pour la première fois de son histoire, notre société est confrontée à l’abondance : un objet numérique (photo, musique, texte…) peut être dupliqué à des milliers d’exemplaires à un coût très faible. Ce partage se fait sans que celui qui possède l’objet n’en soit privé, alors qu’en dehors de la sphère du numérique, le prêt d’un objet se limite à une personne et vous prive de son accès. Avec cette abondance, les objets numériques se diffusent rapidement en nous incitant au partage et à la coopération. Certains logiciels libres sont ainsi téléchargés par des millions de personnes.
Le deuxième élément structurel dans l’usage du numérique est que la société devient plus contributive. Prenons le cas d’une personne qui cherche un lit pour bébé qui ne lui servira que quelques mois. Deux solutions s’offrent à elles : l’acheter en magasin ou le trouver pour un coût très faible et à proximité de chez elle sur un site de petites annonces tel que Le Bon Coin où la personne qui n’en avait plus l’usage préfère le vendre à un petit prix plutôt que le stocker. Acheteur ou vendeur, nous sommes tour à tour consommateur et contributeur, soit des « consommacteurs ». Cette dynamique contributive se retrouve aussi dans la possibilité de commenter un article, de s’exprimer sur un blog, de créer ou de participer à un groupe dans un réseau social.
L’abondance et la dimension contributive transforment les relations sociales et ouvrent de nouvelles opportunités pour l’entraide.
La rédaction : Le développement de l’entraide par le numérique risque-t-il d’être freiné par la fracture numérique ?
M.B. : Les inégalités d’accès au numérique sont davantage relatives à l’usage qu’à l’outillage. Quelqu’un à l’aise aujourd’hui pourra se trouver en difficulté demain du fait de l’apparition de nouveaux outils dont il n’aurait pas la maîtrise. C’est pourquoi dans le rapport du Conseil national du numérique nous avons préféré parler d’une e-inclusion qui nous concerne tous plutôt que de fracture numérique, qui fait souvent référence à un équipement (ordinateur, réseau) dont l’usage se généralise. L’équipement des jeunes des quartiers populaires en smart- phones est équivalent à ceux des quartiers des centres-villes.
Il n’en reste pas moins qu’une politique d’accompagnement est nécessaire pour les personnes qui rencontrent des difficultés sociales. À Brest, le programme Internet pour tous permet à plusieurs milliers de foyers logés en habitat social d’avoir accès à Internet pour 1,10 € par mois, avec un accompagnement pour appréhender l’outil et acquérir les premières compétences du visa numérique. Alors qu’un nombre croissant de services fait appel aux outils numériques, la nécessité d’une médiation dédiée est de plus en plus forte. Elle concerne aussi bien les acteurs de services publics que de l’éducation populaire ou encore de la culture…
À l’école c’est la transmission descendante des savoirs qui prédomine et les organisations (collectivités, entreprises, services publics) ont une structuration essentiellement hiérarchique et souvent cloisonnée. Face au mode de fonctionnement traditionnel de ces espaces il faut pouvoir s’interroger sur les nouvelles façons de travailler ensemble et de s’entraider que permet le numérique.
L’e-inclusion est donc un enjeu social et culturel : comment s’approprier de nouvelles manières d’apprendre, de s’informer pour les loisirs, de se soigner ou encore de s’exprimer, seul ou en réseau ? Échanger, rechercher de l’information, publier, travailler en réseau deviennent par conséquent des compétences qu’il nous faut apprendre.
L’entraide nécessite de l’empathie et un souci de l’autre qui enrichit le vivre ensemble. Le numérique peut être un moyen privilégié pour en faire un des moteurs de la vie sociale.
L’entraide du projet Intergénér@tions
Dans ce projet, la médiation numérique entre jeunes en difficultés et personnes très âgées crée une entraide renouvelée d’année en année est facteur de lien social et d’e-inclusion
Depuis 2003, chaque année scolaire, dix à quinze jeunes en rejet de l’institution scolaire et une quinzaine de personnes âgées s’investissent dans l’action « intergener@tions ». Dans un premier temps, les élèves sont formés à l’utilisation réfléchie d’Internet et sont sensibilisés à la posture de formateur. Ils se rendent ensuite chaque semaine (deux séances de 45 minutes) dans une résidence de personnes âgées pour initier les résidents (moyenne d’âge 80-85 ans) et d’autres personnes âgées du quartier à l’informatique et à Internet. À chaque séance, un élève inter- vient auprès d’une ou quatre personnes âgées et s’adapte aux souhaits et possibilités des personnes qui lui sont confiées : visites de sites, utilisation du clavier et de la souris, courrier électronique, traitement de texte, écriture sur le blog ouvert pour le projet, réseaux sociaux, jeux… Mis en situation de professeur, d’accompagnateur patient de personnes très âgées, ces jeunes peu à l’aise avec les cours et le collège reprennent confiance en eux et prennent plaisir à ces temps de rencontre avec les personnes de la résidence. Une centaine d’élèves a participé au projet depuis son démarrage, sans aucun refus.
La rédaction : La notion d’entraide est essentiellement fondée, en effet, sur une forme d’empathie mais aussi sur un principe de partage. L’entraide par le numérique repose-t-elle sur ces deux fondamentaux ?
M.B. : L’abondance facilite le partage et la mise en réseau crée de nombreuses opportunités pour coopérer. La coopération et le partage prennent par conséquent une place croissante dans le développement du numérique.
Il y a quinze ans encore, le projet encyclopédique de Wikipédia, fondé sur la contribution ouverte de dizaine de milliers de personnes, aurait été jugé impossible. Le mouvement du logiciel libre souligne lui aussi l’efficience de ces pratiques.
La coopération et le partage ne sont pas naturels dans notre société. À l’école, nous avons appris à cacher notre copie, à avoir des bonnes notes, dans une dynamique de compétition au sein de la classe. L’école apprend peu à travailler à plu- sieurs et à résoudre des problèmes réels. La sélection s’y fait sur la capacité à résoudre des problèmes bien posés sans lien avec les questions du monde réel. Au travail, les pratiques collaboratives ne sont pas dans la culture courante. Je ne connais pas beaucoup de collectivités locales où des agents peuvent se rencontrer et mettre en commun leur projet dans un espace de coworking. On observe les mêmes phénomènes concernant le partage. Les sites des collectivités territoriales portent souvent la mention « toute réutilisation est interdite » alors qu’ils sont écrits par des agents du service public.
De fil en réseaux anime un réseau d’acteurs sur le Plateau de Millevaches
« De fil en réseaux, (http://www.defilenreseaux.org/) composée de sept associations et cinq entreprises, a pour objectif d’accueillir de nouveaux habitants sur ce territoire qui offre un cadre de vie de qualité et une dynamique sociale stimulante. De fil en réseaux vous oriente vers les personnes ou les structures qui répondent le mieux à vos recherches.
Nous pouvons vous accueillir quelques jours ou quelques semaines en logement passerelle afin de découvrir le territoire et tisser les premiers liens pour cheminer vers votre projet, d’être accompagné par Pivoine pour créer son activité économique ou non, de tester son activité comme entrepreneur salarié chez Cesam Oxalis, de tester une activité agricole grâce au collectif limousin du test agricole, de rencontrer des voisins pendant les apéros de réseau organisés les premiers vendredis du mois. »
Apprendre à coopérer et à partager constitue un pas de côté qui commence néanmoins à se répandre. Tout autour de nous, l’innovation sociale ouverte, dans les circuits courts, l’habitat partagé, les jardins des « incroyables comestibles », etc. est abondante.
Nombre de ces réseaux émergeants sont une forme d’entraide, entre producteurs et consommateurs au sein des Amap, entre « bidouilleurs » au sein des fablab, entre participants au sein des repair cafés, entraide dont la diffusion est facilitée par le numérique.
Les repair café
Que faire d’une chaise au pied branlant ? D’un grille-pain qui ne marche plus ? D’un pull troué aux mites ? Les jeter ? Pas question ! On les remet en état au Repair Café (http://repaircafe.org/fr/).
« Réparer ensemble, c’est l’idée des Repair Cafés dont l’entrée est ouverte à tous. Outils et matériel sont disponibles à l’endroit où est organisé le Repair Café, pour faire toutes les réparations possibles et imaginables. Vêtements, meubles, appareils électriques, bicyclettes, vaisselle, objets utiles, jouets et autres. Des experts en la matière sont aussi au rendez-vous, électriciens, couturières, menuisiers, réparateurs de bicyclettes. On y apporte des objets en mauvais état qu’on a chez soi. Et on se met à l’ouvrage avec les gens du métier. »
Le numérique facilite la diffusion de ces innovations : plus de 300 « incroyables comestibles » ont été lancés en deux ans. Il permet l’accès des habitants au pro- jet et croise les réseaux dans des dynamiques de territoires en transition, comme le souligne l’exemple des alternatiba . Il permet un essor de la coopération et du partage, à condition que les médiations adaptées permettent à chacun de mettre en œuvre les outils qui lui sont associés.
La rédaction : Au-delà de son côté pédagogique, la médiation numérique comporte-t-elle un versant politique ?
M.B. : Au-delà de l’accompagnement aux usages, la médiation numérique est un apprentissage culturel, une compréhension des transformations en cours, débouchant sur une capacité à agir dans cette société. Par exemple, le programme animacoop apprend à gérer des projets collaboratifs en expliquant comment marche la coopération. Il enseigne les règles de fonctionnement d’un groupe favorable à la convivialité ainsi qu’à la rencontre et au partage qu’elle rend possible.
Relie-toits
C’est l’exemple d’une plateforme contributive qui se donne comme objectif « d’échanger et partager afin de faciliter la réussite et la pérennité des diverses formes d’Habitat participatif et la mise en œuvre de projets communs » à travers les rubriques : se mettre en lien, s’informer, partager des informations, coopérer. http://relie-toits.org
Accompagner la transformation de la société par la mise en valeur de la coopération et du partage représente un changement de point de vue.
La médiation numérique concerne tout le monde : l’employé d’une collectivité, le professeur, les acteurs de l’éducation populaire, les travailleurs sociaux, les associatifs… Elle permet d’apprendre comment, avec des outils numériques, une personne peut devenir actrice dans sa vie professionnelle, dans sa vie d’engagement, dans sa vie privée, etc.
Par exemple, les personnes qui participent aux jardins partagés font du jardin un commun dont l’organisation est assurée par la communauté : gestion des outils, gestion des récoltes… Dans ces formes d’entraide, participer à un commun est source de motivation. Le numérique y facilite la pollinisation de l’ensemble des capacités d’agir et contribue à l’essor des communs, que mettra en valeur notamment le prochain « Temps des communs ».
Au fur et à mesure du développement du numérique, se créent de nouveaux outils qui permettent de reprendre du pouvoir sur sa vie. Par exemple, les imprimantes 3D permettent de fabriquer soi-même des objets ou d’en réparer d’autres. En trois ans, plus de 200 fablab sont nés en France ; des réseaux coopératifs professionnels et des communautés de personnes partageant un même problème se créent grâce aux réseaux sociaux.
Cette culture du « faire soi-même », cette capacité à agir se développent. Les acteurs du libre, du solidaire, du durable n’ont cependant pas suffisamment conscience qu’ils constituent un mouvement pouvant entraîner une profonde transformation sociale. Surtout, les responsables des politiques publiques ne prennent pas en compte l’émergence de ces mouvements d’entraide. Pourtant, dans ces temps où notre société est confrontée à de multiples crises (écologique, du travail, de la démocratie), amplifiés par le numérique, ils peuvent contribuer aux transitions à venir.
La Fabriq : un réseau de proximité de ressources solidaires
« Nous développons un vivier de ressources solidaires. Notre démarche est à la fois sociale et sociétale. Au sein du Centre social du XXe : réseau de proximité mettant en relation les entreprises à la recherche de compétences et les personnes capables de répondre à ce besoin. … La mise en capacité des fabricants, leur mise en réseau crée un système distribué et collaboratif, un pouvoir latéral qui vient horizontaliser le marché du travail. Le numérique fait partie de l’ADN de la Fabriq, elle compte en tirer les outils permettant de maximiser son potentiel d’action et emmener le plus grand nombre dans la transition numérique. »
Extrait du projet : http://www.lafabriq.net/LaFabriq_ProjetAssociatif_220913.pdf