Traditionnellement, on attend de la puissance publique qu’elle mette en place des institutions et des règles de droit pour positionner les acteurs sociaux les uns par rapport aux autres et prescrire le rôle et les comportements attendus de chacun pour construire un bien commun partageable dans l’espace public qui leur est offert. De la bonne observance de ces injonctions, c’est-à-dire de la soumission de chaque acteur au statut institutionnel qui lui est attribué et aux règles qui lui sont prescrites, dépendra, pense-t-on, la prévisibilité, la cohérence et l’efficacité de l’action collective.
Le raisonnement en termes de pouvoir d’agir rompt avec ce déterminisme des formes. Il mise, au contraire, sur l’apport de créativité sociale, culturelle, civique et économique que représente la capacité de chaque acteur social de contribuer librement à la création de biens communs de toute nature à partir de ce qui le constitue comme un être singulier, lesté d’une expérience et d’une appartenance sociales particulières.
Le rôle de la puissance publique n’est plus, dès lors, de prescrire les comportements de chacun mais d’organiser l’espace public et d’édicter des règles du jeu aptes à faciliter la rencontre entre les acteurs sociaux pour qu’ils négocient les conditions d’un « vivre ensemble » pacifique, en même temps que les modalités de production d’un bien commun partageable et d’un projet de société qui les rassemblent.
Bien entendu, aucune de ces deux démarches, top-down des institutions vers la société et bottom-up de la société vers les institutions, ne peut prévaloir seule. C’est même leur combinaison qui constitue un des principaux enjeux de la gouvernance. Le projet porté par le collectif Pouvoir d’agir vise justement à rééquilibrer cette « combinaison » au bénéfice de ce qui monte de la société.
L’inégalité du pouvoir d’agir des acteurs sociaux
Les atouts dont chacun dispose pour faire valoir ses droits, ses « points de vue », ses sentiments et ses intérêts, c’est-à-dire pour intervenir dans le débat social et dans la délibération collective, sont très inégalement répartis, qu’il s’agisse de capacité financière, d’outils culturels, de statut social ou de réseaux relationnels. La somme de ces différentes ressources constitue ce que les sociologues appellent capital social et capital relationnel, que l’individu transforme en capital politique. Et c’est ce capital social/relationnel/politique qui est mobilisé en pouvoir d’agir.
Comment accroître le pouvoir d’agir de ceux qui disposent au départ de moins de ressources pour le construire par rapport à celles des catégories sociales les mieux dotées ? Comment rééquilibrer la distribution du pouvoir d’agir dans la négociation sociale et la délibération politique ?
Conforter la capacité des individus à se sentir capables et justifiés de dire ce qu’ils vivent, leurs manques, leurs souffrances, leurs colères, leurs désirs, leurs demandes, leurs compétences... et valoriser ce « savoir d’expérience », face aux savoirs des « sachants », de ceux qui sont convaincus de mieux connaître les problèmes sociaux que ceux qui les vivent. Or ce que sait de sa situation un chômeur de longue durée, une mère célibataire sans ressource, un jeune en échec scolaire... personne d’autre ne peut le savoir à sa place et on ne peut se passer de ce savoir d’expérience pour construire des politiques publiques efficaces.
La difficulté vient du fait que, souvent, les premiers à nier l’existence de ce savoir d’expérience ou à douter de sa pertinence sont ceux qui le possèdent. Le premier travail consiste donc, d’abord, à solliciter et écouter la parole des personnes sur ce qu’elles vivent pour, ensuite, faire reconnaître la valeur de cette parole par ceux qui la portent (estime de soi) et par les autres acteurs concernés. C’est un travail long, fait d’attention, de respect et de patience – d’autant plus qu’il s’agit de personnes très abimées – mais pour lequel des méthodes existent, expérimentées et reconnues. Celles d’Atd Quart Monde, notamment, sont à cet égard particulièrement probantes.
Cette prise de conscience qu’on a quelque chose d’important à dire et qu’on en est capable doit être confortée par le passage de la parole individuelle à l’expression collective. On est plus fort si on n’est pas seul à dire ce qu’on a envie de dire. Le collectif est nécessaire pour transformer une prise de parole en prise de position, en jugement sur sa situation et en demande de la voir évoluer et de contribuer à cette évolution... et pour porter cette demande sur la place publique.
Les diverses méthodes d’accompagnement de la construction d’une parole collective ont été bien analysées et expérimentées. Celle du « community organizing » développée à Chicago dans les années 1940 par Saul Alinsky mérite d’être signalée car elle est étroitement liée à la construction d’une capacité d’action collective1 .
Car le passage à l’acte est le troisième temps indispensable de la construction du pouvoir d’agir : identifier les interlocuteurs/partenaires/adversaires à qui s’adresser et s’organiser pour porter cette parole collective avec le maximum d’efficacité. Obtenir un résultat est en effet essentiel : si je n’obtiens aucun résultat pourquoi agir et donc pourquoi parler et finalement pourquoi penser ? L’identité personnelle se construit dans l’action collective et il n’y a d’action collective que dans le pouvoir de la mettre en œuvre, bref il n’y a de pouvoir que dans le pouvoir d’agir et il n’y a de pouvoir d’agir que dans sa capacité à produire des résultats.
Le collectif Pouvoir d’agir s’intéresse à différentes façons de le construire depuis celles qui associent dès l’origine les interlocuteurs visés dans un partenariat de co-construction (par exemple Atd à Lille) jusqu’à celles qui privilégient la lutte pour construire un rapport de force favorable à la négociation (par exemple l’Alliance citoyenne à Grenoble). Entre les deux, se situe l’utilisation d’une médiation associative valorisée comme telle. Pour la Fonda, cette approche par la médiation associative mérite à l’évidence d’être présentée plus en détail.
Gouvernance associative et pouvoir d’agir
Nous prendrons ici pour exemple l’association J2P située à Paris (XIXe). Elle développe depuis 1997 des actions avec les habitants visant à développer les solidarités, à combattre les inégalités et à s’organiser collectivement face aux difficultés. Au sein de cette association qui porte aujourd’hui un centre social et culturel et a professionnalisé son action au fil des années, les questions de démocratie interne, de relations entre les parties prenantes et d’organisation des processus de prises de décision ont dû être posées.
En effet, le fonctionnement initial s’appuyait fortement sur le bureau de l’association, celui-ci était très largement décisionnaire et avait tendance à ne pas partager toutes les informations, jugées trop techniques, aux autres membres du conseil d’administration.
En outre, le manque de relation entre les différents acteurs créait un clivage entre des administrateurs parfois éloignés de la réalité concrète du terrain et des salariés investis au quotidien dans les actions de l’association et en contact plus régulier avec les adhérents. Enfin, la question de la participation réelle et effective des habitants à l’élaboration des actions, leur mise en œuvre et leur évaluation se posait également.
Ces différents constats ont amené l’association J2P à adopter un système de coprésidence et un fonctionnement plus collégial du conseil d’administration, ainsi qu’à impliquer plus fortement les différents acteurs de la vie de l’association dans des processus d’échanges et de délibération, via des instances participatives et des rencontres régulières.
D’autre part, l’association cherche à accompagner la mise en œuvre d’une véritable gouvernance démocratique du territoire sur lequel elle agit en permettant l’expression et l’action des habitants dans la sphère publique et en direction des décideurs par différents moyens.
- En participant via ses coprésident(e)s au groupe d’animation du conseil de quartier local au sein duquel ils pourront faire valoir un point de vue, critique mais constructif, avec l’objectif d’une amélioration qualitative du fonctionnement de cette instance.
- En organisant des rencontres entre les habitants et les élus ; dernièrement, l’association a organisé (avec la Ciits 19)2
une rencontre entre l’élu à la jeunesse et une trentaine de jeunes des quartiers du XIXe qui ont fait preuve d’un sens critique et d’une capacité à proposer des initiatives qui vont à l’encontre de toutes les idées reçues véhiculées par les médias sur cette population.
- En mettant en place avec Le vent se lève ! (tiers-lieu artistique et culturel) et le laboratoire Experice de l’université Paris XIII, un « laboratoire de société » : c’est un espace au sein duquel des habitants, des chercheurs, des artistes et des professionnels analysent ensemble la réalité sociale telle qu’elle est vécue par les personnes, élaborent des moyens d’expression qui s’appuient sur le geste artistique et soutiennent les initiatives citoyennes.
- En suscitant et en accompagnant la mise en lien des habitants entre eux et leur action sur la réalité via la création en cours d’un collectif d’habitants et d’associations aptes à partager des analyses et à développer une capacité d’action collective. L’association s’inspire ici des méthodes du développement et de l’organisation communautaire évoquées plus haut au sujet de Saul Alinsky.
- En organisant des débats sur des questions sociales et culturelles avec les habitants les plus éloignés des instances représentatives, par exemple le grand débat intitulé : « École : paroles de parents » organisé en 2013 avec les autres centres sociaux du territoire ayant réuni environ 200 personnes à la mairie du XIXe.
Ces différents exemples illustrent le rôle que peuvent aujourd’hui jouer les organisations associatives dans la vitalisation de la démocratie, notamment locale. Ils montrent la nécessité d’équilibrer l’offre de services et d’activités existants en milieu associatif avec des actions d’ordre plus politique, qui visent à reconnaître, qualifier et soutenir le pouvoir d’agir des habitants dans la vie citoyenne et démocratique.
Pouvoir d’agir et démocratie participative
Pour répondre au reproche de cécité et de surdité adressé de plus en plus fréquemment aux institutions de la démocratie représentative (et pour pallier le déficit de légitimité comme d’efficacité qui en découle), celles-ci se sont dotées d’une multitude d’instances proposées à la participation des citoyens, des bénéficiaires ou des usagers : comités de quartiers, conseils d’usagers, de parents, de personnes accueillies, etc. Ce développement de la « démocratie participative » n’est pas sans présenter quelques risques contraires à l’émergence d’un véritable pouvoir d’agir citoyen, mais auxquels celui-ci pourrait en revanche souvent remédier pour contribuer à un véritable renouveau démocratique.
Quelques dérives particulièrement fréquentes.
La « consultation » à laquelle on procède n’est souvent ni une véritable concertation ni la coproduction d’une décision publique; elle se limite à discuter et finalement valider une décision déjà formatée, voire déjà prise. Le sujet traité, le contenu et la forme de la décision échappent en fait aux personnes consultées. Pour y remédier, il importe notamment que l’instance « consultée » dispose de la maîtrise de l’ordre du jour et d’un droit d’auto-saisine, de la conduite des délibérations, qu’elle soit saisie bien en amont de la décision, qu’elle soit dotée d’une capacité propre d’expertise, qu’elle soit informée en toute transparence des modes de traitement de ses propositions et que, avant de devenir exécutive, la décision finale soit soumise à sa discussion et à son avis, qui devraient être rendus publics...
La composition de l’instance consultative (personnes morales comme personnes physiques) relève souvent de l’exécutif de l’institution concernée et la présidence de l’instance est choisie par cet exécutif, voire assurée directement par lui. Dans une telle situation de dépendance, la représentativité des membres de l’instance consultative leur vient plus de leur désignation et de leur reconnaissance comme « interlocuteurs valables » par l’institution publique que du mandat qui est censé leur avoir été donné par des citoyens. Croyant parler avec des représentants du peuple, les « politiques » ne se parlent qu’à eux-mêmes par le truchement de notables qu’ils ont fabriqués.
Pour y remédier, il conviendrait que la population concernée par une instance consultative ait la possibilité de s’organiser préalablement, qu’elle élabore son propre « agenda » et les actions à conduire, dont sa participation à l’instance consultative proposée ; qu’elle définisse librement ce qu’elle entend y faire et qu’elle en négocie les modalités avec l’institution politique ; et qu’elle désigne ses « représentants » et définisse avec eux leur mode de relation tant avec l’institution qu’avec leurs « mandants ».
Trois exemples, parmi bien d’autres, pour illustrer ce qui précède :
- Les conseils de quartier. Ils manquent à l’évidence de véritable représentativité (et de pouvoirs...) et démontrent en outre l’importance de la construction collective d’un pouvoir d’agir des citoyens. En effet, pour assurer une réelle représentation populaire, à côté des collèges des associations et des « personnalités qualifiées », on a mis en place un collège de personnes tirées au sort. Mais, surprise, c’est le collège tiré au sort qui est le moins représentatif des milieux populaires ! L’explication est simple : il faut plusieurs refus pour qu’une énième personne tirée au sort accepte ; sans un soutien collectif, la personne seule ne se sent pas « capable » de remplir le rôle qu’on en attend et refuse la sollicitation ; finalement seuls acceptent ceux qui sont individuellement suffisamment dotés de diplômes et de « capital social », ceux des milieux socialement « favorisés ».
- Les conseils de parents dans un établissement scolaire. Là encore, une analyse de leur composition révèle une surreprésentation d’enseignants et de professions libérales par rapport aux parents moins biens pourvus en « capital social ». Même explication : qui se sent capable de discuter avec l’institution scolaire ? On imagine aisément comment s’opère la sélection des représentants des parents.
- Les instances « représentatives » des personnes accueillies dans des établissements d’hébergement ou d’accueil de personnes perçues comme « fragiles » (jeunes, retraités, handicapés physiques ou mentaux, malades, personnes en réinsertion...). Partout les gestionnaires de ces établissements reconnaissent l’insuffisance criante de représentativité et, disent-ils souvent, de compétence de ces « représentants ». Comme si ces représentants n’étaient pas précisément ceux que l’institution avait choisis de reconnaître comme tels !
Que nous disent ces trois exemples ? Que le grave délitement de la démocratie représentative – en termes de représentativité, donc d’efficacité, donc de légitimité, donc d’adhésion populaire – ne se réparera pas avec de mauvais raccommodages dits de démocratie participative. A
près plus de deux siècles d’une démocratie fondée sur la délégation de souveraineté, l’état de fatigue des institutions et la frustration des citoyens appellent sa régénération par une « démocratie d’interpellation » fondée sur le pouvoir d’agir des citoyens, à commencer par celui des plus éloignés de l’accès à l’espace public.
Le pouvoir d’agir est une porte d’entrée essentielle dans la réflexion sur les nouvelles formes de gouvernance. Il est, plus encore sans doute, un enjeu crucial pour la citoyenneté, la cohésion et la justice sociale, c’est-à-dire pour la démocratie.