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Les vieux, acteurs indispensables d'un pouvoir d'agir citoyen

Tribune Fonda N°243 - Vers une transition énergétique citoyenne - Septembre 2019
Jean-Pierre Worms
Jean-Pierre Worms
Jean-Pierre Worms, ancien président de la Fonda (2004-2008), nous a quittés en juillet dernier. Sociologue, homme politique et militant associatif, il a défendu toute sa vie les droits sociaux, la liberté associative et le pouvoir d’agir des citoyens. Nous publions ici les extraits d’une de ses dernières contributions, au sein du dossier « Vieillir actifs à la campagne » de la revue POUR n°233, publiée en septembre 2018.
Les vieux, acteurs indispensables d'un pouvoir d'agir citoyen

Il est un constat évident mais largement ignoré : les politiques publiques, sociales notamment, perdent beaucoup en capacité de compréhension et d’appréhension des problèmes dont elles ont la charge et de ce fait en efficacité et légitimité, quand elles ne prennent en compte ni ce que les personnes qu’elles visent savent des difficultés qu’elles vivent, ni les ressources personnelles qu’elles pourraient mobiliser pour y faire face. Ces savoirs et compétences acquis par l’expérience vécue sont des ressources qu’il faut savoir reconnaître et mobiliser.

Ce qu’un chômeur sait de ses difficultés d’accès au marché du travail, aucun des « experts » de ces questions (chercheur, professionnel, responsable associatif, élu politique...) ne le sait comme lui. Et il en est de même pour toutes les autres formes de pauvreté et d’exclusion sociale : mal logement, échec scolaire, maladie, handicap... et pour toutes les marques de ségrégation et de discrimination, qu’elles concernent les personnes ou les territoires, et notamment les territoires urbains sinistrés ou les territoires ruraux en déshérence. Les personnes qui vivent ces situations en savent quelque chose que personne d’autre ne sait comme elles... et elles « se débrouillent » pour y faire face.

Aucun citoyen n’est donc une cire molle qui attendrait passivement qu’une autorité supérieure vienne y imprimer sa marque, nommer ses souffrances, les circonscrire et fournir la réponse adéquate... et, plus largement, lui dire ce qu’il devrait faire pour construire le sens qu’il veut donner à sa vie. Tout être humain, si marginalisé, si pauvre et démuni soit-il, est une liberté en acte. Le savoir d’expérience des citoyens et leur pouvoir d’agir sont des ressources dont aucune politique publique démocratique ne saurait se priver.

[La question posée ici] est la suivante : en quoi la présence des seniors dans les territoires ruraux ne devrait être une charge ni pour les autres habitants, ni pour les pouvoirs publics, mais devrait, au contraire, être une ressource à valoriser pour que tous, ensemble, puissent vivre mieux dans ces territoires ? Et que faire pour qu’il en soit ainsi ? […]


De quels enjeux s’agit-il ?


D’abord, dominant toutes les autres questions, les induisant toutes et conditionnant toutes les réponses, un enjeu de survie de l’humanité est posé. Pour la première fois dans l’histoire, à échéance de deux ou trois générations, les possibilités de l’espèce humaine de vivre sur la surface du globe pourraient ne plus exister. […] Vivre plus nombreux, sur moins d’espace et avec des ressources minérales, animales et végétales limitées et en diminution croissante, tels sont les premiers défis qui s’imposent à nous, si vastes qu’on préfère souvent les ignorer !

Les relever appellerait en effet des transformations radicales de nos modes de vie individuels et collectifs […] à tous les niveaux, local, national, continental  et mondial. Saurons-nous, dans des délais si courts et si contraints, les imaginer et les mettre en œuvre? Nos démocraties en auront-elles la capacité sociale et politique ? Réorienter si totalement le développement humain à la surface du globe supposerait en effet un pouvoir politique apte à mobiliser à ce niveau des ressources financières et sociales considérables. L’organisation actuelle du pouvoir politique, à l’évidence, ne le permet pas. […]

Nous avons construit depuis plusieurs siècles le pouvoir politique sur un principe de délégation de la souveraineté populaire qui fait l’impasse sur la mobilisation permanente de la compétence et de l’énergie citoyennes dont on aura urgemment besoin pour répondre à des défis d’une telle ampleur. L’impuissance politique face à la puissance financière paraît [quant à elle] d’autant plus scandaleuse qu’elle s’accompagne d’un accroissement de l’écart entre les super riches et les super pauvres.


Que devient le citoyen, donc le vieux citoyen, dans une telle conception de la démocratie et de l’État social ?


Comme auteur d’une demande sociale, on ne lui reconnaît que le pouvoir d’en déléguer l’expression à des « représentants » sociaux et politiques. […] Et, comme bénéficiaire de la solidarité, il n’a que le pouvoir d’un consommateur de la prestation qui lui est offerte. Mais quel est ce pouvoir quand l’offre ignore à ce point la demande ? Bref, dans l’élaboration comme dans la mise en œuvre de la solidarité sociale il n’est à aucun moment reconnu comme un acteur de cette solidarité, partenaire légitime et à part entière à tous les stades de sa construction et de sa mise en œuvre.

Notre conception de « l’État providence » a inscrit le citoyen dans une forme de passivité civique : elle en a fait un demandeur irresponsable de la solidarité nationale et un consommateur critique de ses prestations. La non mobilisation de son savoir d’expérience et de son pouvoir d’agir pour répondre à ses besoins démultiplie les coûts et fragilise tant l’efficacité que la légitimité des réponses fournies par la providence d’État.

La crise de l’État social que nous connais- sons en est la conséquence directe et se manifeste dans tous les domaines où l’action publique est censée construire ou réparer le lien social. On peut l’observer notamment dans nos interventions publiques et privées à l’égard de la vieillesse et dans nos prestations de solidarité qui la concernent.

Le développement de la société industrielle, et celui de la société marchande qui lui est associée, ont installé la supériorité sociale de ceux qui produisent des biens marchands ou publics et l’infériorité sociale, et donc la dépendance, de ceux qui ne les produisent pas : les jeunes, les femmes (pendant des décennies), les vieux. Se retirer de la production de ces biens marchands ou publics, « prendre sa retraite » est ainsi défini comme une forme de retrait, d’improductivité, d’inutilité, de dépendance. La retraite est un retrait social, le retraité, une charge sociale. […] Or ce statut de quasi inutilité sociale de la vieillesse dans notre société marchande n’est plus tenable face aux transformations actuelles.

Nous sommes au seuil d’une mutation radicale dans la production des biens marchands comme publics qui transforme la nature et la place du « travail » dans les activités humaines […]. Les technologies du numérique vont permettre, en effet, de transférer à des robots toutes les activités humaines, physiques ou intellectuelles, reproductibles à l’identique, indépendamment de la personne qui les exerce. Ne resteront proprement « humaines » que les activités, intellectuelles ou physiques, non transférables car inséparables de la personne humaine, unique et particulière qui les exerce. Cette intelligence humaine non transférable associera ainsi, indissociablement, ce qui lui vient de l’esprit, du cœur et du corps, le rationnel, l’émotionnel et le sensible, voire l’aspiration éthique ou esthétique. […]

C’est cette intelligence humaine inaliénable qui sera sollicitée demain, simultanément dans la production de biens marchands et publics et dans toutes les activités privées de la société civile. Et ce que chacun apportera à titre « privé », bénévolement c’est à dire gratuitement, dans les activités de la société civile, aura une « valeur » économique et civique essentielle tant pour les activités du secteur marchand que pour celles de la puissance publique. […]

Dès lors, le statut social actuel de la vieillesse doit être totalement reconsidéré.

Ne serait-ce, en premier lieu, par réalisme politique quant à son mode de financement. En effet, face à l’accroissement de l’espérance de vie, et donc du nombre de retraités, et face à la diminution prévisible de la part de travail humain, et donc des heures de travail rémunéré, le financement des retraités pourrait devenir insupportable sauf à ne plus le considérer comme une charge sociale pesant sur les actifs, mais comme un investissement économique, la contre-partie d’un bénéfice global attendu, pesant sur le budget de la nation dans son ensemble.

Un tel changement ne serait, en l’occurrence, que la dimension fiscale d’un changement culturel fondamental quant aux ressources mobilisées pour le développement de notre société. […] Il devient urgent de retrouver tout ce qui fait, en plus des échanges marchands, la qualité de la vie en société : la rencontre et le dialogue, la reconnaissance mutuelle, la gratuité des échanges, l’entraide, bref la convivialité de voisinage où chacun peut être reconnu et apprécié pour ce qui le différencie..., ce qu’on pourrait appeler un individualisme solidaire. […]

La vieillesse peut aussi, grâce à sa longue mémoire, permettre de prendre du recul face aux pressions immédiates sur nos modes de vie. […] Les vieux peuvent offrir aux nouvelles générations des raisons et des moyens de reconquérir des espaces de liberté dans leurs choix de vie, une ouverture des possibles que les conditionnements de la société actuelle auraient tendance à refermer. C’est ce qu’on appelle la sagesse des vieux. Il faut la reconnaître non comme un repli frileux sur les regrets d’une époque révolue mais comme une ressource pour construire plus librement un avenir qu’on aura choisi ensemble.

Et le monde rural peut échapper à ce statut de témoin d’une société révolue, relégué dans une forme de musée que les habitants de la modernité urbaine visitent pour se distraire, se reposer et reconstituer leurs forces. Il peut être aussi réinvesti comme le lieu d’une autre modernité, à inventer d’urgence pour relever les lourds défis des temps qui viennent.

Il est dès lors de la responsabilité de tous les acteurs, publics et privés, de créer et animer les procédures et pratiques politiques, administratives et financières, collectives et individuelles, aptes à reconnaître et valoriser dans la vieillesse et dans les territoires ruraux ce potentiel d’initiative et de créativité dont nous avons tous urgemment besoin. Une révolution culturelle qui concerne aussi bien les individus, que les associations, les élus locaux et les administrations publiques.

Les vieux : non pas une charge mais une ressource vitale pour les générations qui les suivent. Ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être.

 

→ Accéder aux articles de la revue POUR 233, « Vieillir actifs à la campagne », publiée en 2018.

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