Numérique et médias Enjeux sociétaux

Pour une innovation sociale et numérique

Tribune Fonda N°226 - Numérique : un nouveau pouvoir d’agir ? - Juin 2015
Nicolas Danet
Nicolas Danet
Il y a quelques années, nous organisions, Frédéric Bardeau et moi-même, une table ronde chez Médecins du Monde, à Paris, sur le thème : « Hackers, hacktivistes et ONG : quelles interactions ? »

Parmi les intervenants, des activistes du numérique, que l’on appelle «hacktivistes», contraction de hacker (pour bidouilleur numérique) et activiste, comme Okhin, son pseudonyme sur Internet et au sein de cette communauté. Nous avions aussi invité des responsables numériques travaillant pour des associations, comme Kevin Clech de la Croix-Rouge et des journalistes de média web tels que Morgane Tual. Nous cherchions à explorer les différentes manières utilisées par le « monde d’Internet » pour résoudre des problèmes de société sur lesquels le monde associatif, par essence, réfléchit et agit. Sans le savoir, nous posions ce jour-là les pierres de ce qui, depuis, m’a toujours guidé : construire des ponts entre l’univers numérique et le monde de l’engagement. Explorer comment ces deux mondes peuvent communiquer entre eux et bénéficier réciproquement de leurs expériences et savoir-faire.

Pendant une heure, nous avons échangé à bâtons rompus pour explorer la façon dont le numérique modifiait les pratiques d’action sociale et donnait naissance à de nouvelles formes de mobilisation, radicalement nouvelles et spécifiques. Rapidement, nous avons abordé le Printemps arabe, le sujet d’actualité à l’époque. Il était fascinant de voir combien les événements de Tunisie étaient un sujet central aussi bien pour les ONG que pour ces hacktivistes, qui se mobilisent fréquemment pour défendre la liberté d’expression sur Internet. D’un côté, une ONG comme la Fédération internationale des Droits de l’homme exprimait son soutien via sa porte-parole Souhayr Belhassen, très engagée pour l’avenir démocratique de ce pays. De l’autre, le réseau de hackers informel Telecomix (un groupe décentralisé d’activistes du net) tentait d’aider des Tunisiens à rétablir leur connexion au réseau Internet afin qu’ils puissent faire sortir du pays des images de la répression du régime.
 

Les événements ont un écho international immédiat

L’exemple de la Tunisie est loin d’être unique : de plus en plus fréquemment, dès que des mouvements sociaux ou des catastrophes naturelles apparaissent dans le monde, des répercutions se font sentir côté associations mais aussi dans l’univers du numérique. Récemment, après le passage du typhon Haiyan aux Philippines, les associations de développement international ont envoyé de l’aide en urgence. En parallèle, le monde des « geeks » s’est aussi mobilisé. Ainsi Kat Borlongan, originaire des Philippines, spécialiste de l’Open Data, mouvement qui défend l’ouverture des données et leur utilisation citoyenne, a lancé l’initiative « Développeurs vs Typhon Haiyan ». Très rapidement, des personnes ont donné leur temps libre et leurs compétences techniques pour aider à mettre à jour les cartes du territoire philippin. L’objectif était d’identifier les routes coupées que les convois d’aide humanitaire ne pouvaient emprunter, et ainsi faire gagner du temps et de l’efficacité aux secours. Certes, l’ampleur des deux initiatives n’est pas comparable, mais l’on peut voir combien ces volontaires numériques ont apporté au support logistique sur le terrain.
 

Les plateformes de mobilisation en ligne citoyennes

Internet est devenu complètement « social », ce qui indique une explosion des interactions entre les individus, selon des schémas de communication entre pairs plutôt que de la consommation d’information d’un émetteur (média) vers une audience. Pour le dire autrement, nous passons plus de temps sur Facebook à lire ce que nos contacts publient, que sur le site du Monde. Or, cet Internet « social » dispose aussi d’une facette engagée. L’équivalent des militants traditionnels dans le monde physique sont les hacktivistes. Mais quel est l’équivalent des sympathisants dans un univers numérique, de ceux qui soutiennent une cause en donnant un peu chaque mois, ou simplement vont participer à la manifestation du 1er mai parce que cela correspond à leur vision du monde du travail ? Comme dans le monde physique, il existe toute une panoplie d’actions en ligne qui révèlent des formes nouvelles d’engagement intrinsèquement liées à la présence en ligne des individus. Le mouvement Anonymous , fascinant lors de son explosion en 2009, est complètement décentralisé, parfois ambigu et en apparence chaotique, mais a pourtant réussi depuis une dizaine d’années à fédérer des centaines de milliers de personnes autour de sujets variés, principalement liés à la lutte contre la censure sur Internet. Un des moyens principaux utilisé par ce mouvement est la diffusion de messages viraux sur Internet, sous la forme de posters ou de vidéos, qui sont repris par une multitude d’individus sur les réseaux sociaux. Bien sûr, toutes ces personnes n’ont pas dédié leur vie à la cause qu’ils ont décidé de soutenir en relayant un mes- sage. Au contraire, ils sont plutôt très nombreux à avoir fait un petit geste numérique. Cependant, l’impact est important et Anonymous a ainsi joué un rôle de vulgarisation et de vecteur de mobilisation citoyenne contre l’Acta (Accord commercial anti-contrefaçon), un traité international multilatéral sur le renforcement des droits de propriété intellectuelle négocié sans aucune transparence démocratique. Ce sujet était négocié en secret entre les États-Unis et l’Union européenne. Sans la mise en lumière de ces activités soutenue par Anonymous, le traité n’aurait certainement pas obtenu la publicité qu’il a connu et in fine le rejet par le Parlement européen.

Les actions de mobilisation en ligne sont parfois taxées de « clicktivisme », une manière de dénigrer ces petits gestes en ligne qui, pourtant, additionnés ou liés entre eux intelligemment peuvent constituer des contre-pouvoirs citoyens importants. Le site Change.org, que j’ai rejoint il y a deux ans, représente ces nouvelles initiatives dites d’empowerment par le digital, qui donnent des outils à qui le souhaite pour créer du changement social. Le principe est simple : chacun peut lancer sa pétition en ligne, demandant à un décideur de faire changer quelque chose. La force de ce type de plateforme réside justement dans la simplicité d’utilisation qui permet de donner forme et cohérence à des initiatives individuelles, parfois isolées, qui peuvent, une fois assemblées, avoir des effets majeurs.
 

Qui sont les hacktivistes ?

Mais revenons à la conférence dans les locaux de Médecins du Monde. Après les interventions des panélistes, la salle a posé des questions. Avec plaisir, je me suis rendu compte que nous avions réussi à attirer des personnes tout à fait étrangères à cet univers du numérique. Nous ne refaisions pas une autre conférence d’hacktivistes pour... hacktivistes. L’une des premières personnes à parler était un des dirigeants de Médecins du Monde de l’époque. Je me souviens encore de son étonnement, qu’il exprimait avec franchise. Il n’avait jamais entendu parler de ces nouveaux modes de mobilisation des hacktivistes mais il les trouvait enthousiasmant et rafraîchissant. Le problème était pour lui de savoir comment aborder ce monde aux règles nouvelles et si différentes. Il voyait clairement de nombreuses opportunités pour le monde associatif à interagir avec ces militants d’Internet.

Cependant, comment collaborer avec ces personnes, les hacktivistes, qui revendiquent un monde sans hiérarchie, sans porte-parole ? Comment s’articuler avec cet univers de la « do-ocratie », principe selon lequel le pouvoir appartient à ceux qui font ? Comment une ONG de taille importante, régie par des process de fonctionnement stables, une hiérarchie, des validations par étape, peut collaborer avec ces mouvements constitués d’électrons en apparence libres, qui privilégient l’initiative à la planification préalable à l’action ?

Il y a d’abord des barrières techniques, mais qui peuvent être rapidement surmontées. Les réseaux hacktivistes communiquent sur des canaux de discussion qui leurs sont propres et qui constituent les « places du village» de ces communautés en ligne (réseaux IRC, simple d’utilisation mais peu utilisés par les inter- nautes grand public). Plus fondamentalement, le principal obstacle est culturel. Il s’agit de comprendre le mode de fonctionnement des hacktivistes. S’attacher à saisir les principes qui guident ces personnes que l’on qualifie souvent à tort de « pirates informatiques », charriant ainsi involontairement ou volontairement les images négatives de l’usurpation ou de l’illégalité.
 

Hacktivistes et associations peuvent-ils collaborer ?

Cette personne de Médecins du Monde a fait un parallèle très éclairant sur la question. Cette situation lui en rappelait une autre qu’il avait connu à la fin des années 1990, lorsqu’il avait participé à la création des missions Rave. À l’époque, le mouvement des « free parties » battait son plein et de nombreuses soirées auto- gérées rassemblaient ponctuellement des jeunes partout en France autour de la musique électronique. Avec ce programme, Médecins du Monde a « développé de nouvelles approches de santé communautaire, adaptées à l’environnement des free parties et teknivals », qui prenaient en compte « l’illégalité des lieux, la temporalité des événements, les formes de langage et les codes culturels » . La comparaison entre les « free parties » et l’univers des hacktivistes est frappante. Dans les deux cas, les associations, aux structures organisationnelles classiques, se trouvent confrontées à l’autogestion, l’absence de hiérarchie, la spontanéité.

L’enjeu pour une association comme Médecins du Monde était alors de trouver des moyens de s’adapter, à la marge, à cet environnement nouveau. Il ne s’agissait bien évidemment pas de repenser entièrement l’organisation de l’association mais plutôt de mettre en place un programme pouvant faire le lien entre les deux mondes dont les modes de fonctionnement diffèrent. De la même façon, la problématique pour de nombreuses ONG est de trouver des formes d’interaction avec les hacktivistes, ces autogérés numériques et engagés.

Cette différence organisationnelle rappelle un texte d’Eric Raymond, La Cathédrale et le Bazar, paru en 1999. Cet essai décrit l’opposition entre le mode de création de programmes informatiques dans le monde du logiciel libre et celui des logiciels dits propriétaires, créés par des entreprises. L’un des exemples le plus parlant des logiciels libres est le système d’exploitation Linux, qui permet l’utilisation d’un ordinateur ; l’autre est le logiciel Windows, qui est, lui, propriété de l’entreprise Microsoft. La différence entre les deux est fondamentale. Côté Linux, les lignes de code informatique qui constituent le programme sont en libre accès, et tous peuvent donc les consulter et les modifier pour apporter les corrections ou fonctionnalités supplémentaires souhaitées. Le logiciel est donc « libre ». Côté Microsoft, l’entreprise seule est propriétaire du code qui ne peut être consulté ou modifié. Le logiciel est une boîte noire pour le grand public, seuls ses propriétaires connaissent le contenu.

Cette différence implique des process de production radicalement différents. Pour Microsoft, nous trouvons une entreprise plutôt classique, avec des développeurs, des chefs de projet, des dirigeants, des actionnaires, etc. Une hiérarchie existe au sein de l’organisation, qui dispose d’une stratégie de développement, d’étapes de validation internes avant publication vers le grand public. La structure de l’entreprise est une cathédrale, clairement identifiable avec son sommet guidant l’avancée du projet. Pour Linux, le développement du logiciel informatique s’appuie sur une communauté qui permet la collaboration de nombreux développeurs qui, selon Eric Raymond, est beaucoup plus flexible et adaptable. Comme dans un bazar, il n’y a pas de structure a priori que l’ensemble des acteurs respectent mais plutôt des interactions interpersonnelles dont l’évolution définit la structure, continuellement mouvante.

Nous pouvons utiliser ces mêmes métaphores de la « Cathédrale » et du « Bazar » pour le monde associatif et celui des hacktivistes. Le panorama des associations en France a connu une évolution importante dans les années 1980. À cette époque, le secteur s’est recomposé pour réduire progressivement le nombre d’organisations de taille moyenne au profit d’un plus petit nombre d’associations de taille importante. Ce changement s’est accompagné d’une « professionnalisation » des ONG dont les structures managériales se sont renouvelées, s’inspirant des systèmes de ressources humaines du monde de l’entreprise, composés d’organisations de tailles et budgets annuels souvent similaires aux grandes ONG. Cette évolution a certainement eu des aspects positifs, notamment sur l’augmentation du pouvoir d’action et l’efficacité d’une société civile plus structurée.
 

Pour une culture du « dialogue horizontal »

Cependant, il existe aussi des risques à être une « cathédrale » associative. D’abord, l’ADN du secteur associatif passe par une conception particulière du dialogue dans la société et détient un riche patrimoine de prise de décision collective. Des associations de petite taille constituent un milieu fourmillant dans notre territoire, des lieux de discussion importants au niveau local.

Étonnamment, les longues discussions des assemblées générales d’une association de quartier sont certainement plus semblables aux longues discussions sur un forum de discussion en ligne entre hacktivistes qu’à une assemblée d’un board de directeurs d’une grande ONG internationale. Cette richesse doit certainement être cultivée pour ce qu’elle représente en terme d’héritage associatif, mais aussi peut-être pour sa capacité à incorporer des idées, des personnes ou des enjeux qui se situent en marge de ces mêmes organisations, et où l’on trouve par exemple les hacktivistes et leur bazar. Reprenons l’exemple des plateformes de mobilisation citoyenne comme Change.org ou le mouvement Anonymous. Ces espaces numériques, avec des modalités différentes, représentent des creusets pour de nouvelles formes de mobilisation citoyenne, qui passe par une horizontalité du dialogue entre les individus qui y prennent part.

Il existe un deuxième risque à trop être une cathédrale. La confiance de l’opinion publique envers les institutions en général diminue depuis des dizaines d’années. Les syndicats, les partis politiques, les entreprises, les médias, l’État : toutes les institutions connaissent un déficit croissant de confiance. Longtemps épargné, le monde associatif subit maintenant le même sort, avec selon l’agence Edelman une réduction de la confiance du public envers les ONG . Cette situation, à vrai dire, n’est pas étonnante : pourquoi l’opinion publique, de plus en plus méfiante envers toute institution, épargnerait-elle les ONG, qui se sont elles aussi construites comme des cathédrales ? À l’inverse, nous voyons combien les mouvements horizontaux et spontanés, d’Anonymous à Podemos, en passant par Guezi ou Occupy, fédèrent toute une frange de la population qui se mobilise fortement pour des changements sociétaux tout en évitant soigneusement les structures organisationnelles du passé.

La question qui se pose à présent pour le monde associatif est de parvenir à modifier ses propres structures pour intégrer au plus et au mieux toutes les marges de la mobilisation citoyenne, particulièrement sur Internet où elle est vivace. Le monde associatif doit se saisir de l’innovation du monde numérique, parce qu’il a une responsabilité forte dans l’innovation sociale.

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