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Hackers et ONG : quelles alliances pour reconstruire l’expression démocratique ?

Tribune Fonda N°219 - Dynamiques associatives dans un monde en transition - Septembre 2013
Nicolas Danet
Nicolas Danet
Et Gustave Massiah, Valérie Peugeot
Synthèse des échanges avec avec Gustave Massiah, Nicolas Danet et Valérie Peugeot sur l'histoire de "l'hacktivisme" et son rapprochement possible avec le mouvement des ONG.
Hackers et ONG : quelles alliances pour reconstruire l’expression démocratique ?

Ce petit-déjeuner débat, qui a eu lieu le 18 octobre 2012, était le premier d’un cycle de huit rencontres organisé par la Fonda et coordonné par Jean-Pierre DUPORT. Cette rencontre réunissait Nicolas DANET, co-auteur de « Anonymous. Pirates informatiques ou altermondialistes numériques ? » et Gustave MASSIAH, représentant du CRID au Conseil international du Forum social mondial. Il était animé par Valérie PEUGEOT, administratrice de la Fonda et présidente de Vecam.

 

Introduction par Valérie Peugeot

 

Ce petit-déjeuner débat visait à envisager la relation entre le monde associatif, en particulier celui des ONG et des altermondialistes, et le monde des « hacktivistes », à savoir ceux qui s’emparent des nouvelles technologies de l’information et de la communication pour essayer de faire bouger les lignes. Ces deux mondes se sont longtemps ignorés voire méprisés. Ils partagent pourtant une volonté de transformation de la société et s’intéressent à la question de la participation démocratique hors des cadres institutionnels et politiques traditionnels.

Qu’est-ce qu’un hacker ?

Ce terme est fréquemment utilisé à mauvais escient comme synonyme de pirate, notamment par les médias. Or, un hacker est un « bidouilleur », un surdoué de l’informatique qui utilise ses compétences (la maîtrise du code) pour mettre au défi les grandes organisations privées et publiques en démontrant leurs failles de sécurité, essayant ainsi de tempérer un sentiment de toute-puissance et de supériorité. Les hackers partagent une valeur fondamentale liée au libre accès à la connaissance et à la liberté de diffusion, circulation et réutilisation de l’information.

Historique des relations entre hackers et ONG

L’« hacktivisme » émerge aux Etats-Unis à la fin des années 1970. Il est issu de la jonction entre le mouvement de la contre-culture et du retour à la terre et la sphère des chercheurs issus des grands laboratoires publics de la Seconde Guerre mondiale et de l’après-guerre. Cette jonction se fait autour de l’idée que l’outil (mécanique ou virtuel) est un vecteur de transformation individuelle et collective. L’hacktivisme s’inscrit dans une philosophie profondément libertarienne , ce qui tend à complexifier ses relations avec le monde associatif.
La relation entre le monde associatif et les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) débute au milieu des années 1990, avec la démocratisation de l’accès à l’informatique et à Internet. Une première phase enthousiaste se développe autour de deux attitudes : une posture utilitariste, selon laquelle les NTIC décuplent l’action collective et facilitent une mobilisation massive autour de causes communes (par exemple à Seattle en 1999 lors du Sommet de l’OMC ou lors des Forums sociaux mondiaux), et une approche utopiste selon laquelle les nouvelles technologies vont changer le rapport à la démocratie et les modes de gouvernance.

Le monde associatif connaît une phase de désenchantement vis-à-vis d’Internet et des nouvelles technologies au milieu des années 2000. On observe alors un rejet du techno-enthousiasme basé sur le constat qu’un dispositif technologique n’a de sens que s’il s’encastre dans un projet politique. Le monde associatif éprouve alors des difficultés à faire la jonction avec les mouvements techno-centrés.

La dynamique des relations actuelles entre associations et hacktivisme est plus positive. Cette évolution est liée à la montée en visibilité de mouvements tels qu’Anonymous ou Wikileaks, parallèlement à l’émergence de mobilisations qui placent les nouvelles technologies au cœur de l’actualité politique (mobilisation contre la Loi Hadopi) et à l’apparition de nouvelles générations de militants dont les nouvelles technologies sont inscrites dans l’ADN (mouvement « Occupy Wall Street », mouvement des Indignés…).

 

Hacktivisme, Wikileaks, Anonymous, Telecomix : genèse et modes opératoires par Nicolas Danet

 

Le terme de « hacker » se réfère à la notion de détournement par rapport à des structures techniques ou technologiques, mais aussi par rapport à des entités sociétales. Le terme « hacking » peut être appliqué à la politique. On observe les premières manifestations d’hacktivistes (ou hackers activistes) dans les années 1990.

Les manifestations de Seattle en 1999 marquent un tournant dans le rapport entre engagement militant et cyberculture. Il s’agit des premières manifestations altermondialistes dans la rue, qui se doublent de manifestations virtuelles consistant à bombarder un serveur pour le rendre indisponible. On observe l’apparition d’électro-hippies et l’utilisation d’Internet comme un espace public à investir.

Le soutien des mouvements hacktivistes à la mobilisation du sous-commandant Marcos au Chiapas au début des années 2000 marque un tournant dans l’internationalisation des luttes locales. Les hacktivistes privilégient les actions symboliques sur le vol d’informations à des fins publiques. Pour protester contre le massacre de paysans au Chiapas, les hacktivistes recueillent le nom des personnes assassinées et envoient sur le site de l’armée mexicaine des requêtes contenant ces noms. L’inscription des noms des victimes dans les registres du serveur de l’armée mexicaine constitue un mémorial à dimension symbolique.

Ce mécanisme est réutilisé, cette fois de façon plus visible, par Anonymous qui commence à être visible et actif à partir de 2008. Après avoir pris connaissance d’assassinats perpétrés par l’armée en Syrie en 2011, Anonymous opère un « defacing » et modifie la page d’accueil du site de l’armée syrienne pour afficher publiquement le nom des victimes.

 

Wikileaks ou le détournement de l’information

L’apparition de Wikileaks marque une rupture dans le rapport à l’information. Son fondateur Julian Assange est un des hackers les plus talentueux de sa génération. La rupture vient du fait qu’il applique à la société de l’information les techniques de l’informatique, à savoir le détournement, et qu'il traduit dans une société de l'information les notions de la cyberculture relatives à la liberté d'expression (dont la version technique est la libre circulation des données sur le réseau). Cela lui permet de mettre en lumière des informations qui n’auraient pas été retenues par les médias. Par exemple, Wikileaks met en scène la vidéo « Collateral murders », filmée en 2010 en Iraq, qui dépeint l’assassinat par des soldats de l’armée américaine de 18 personnes, dont deux journalistes de l’Agence Reuters. L’organisation d’une conférence de presse parallèlement à la publication de cette vidéo sur Internet contraint les journalistes à relayer cette information dont le caractère sensible aurait pu freiner la diffusion.

 

Anonymous, au croisement de l’hacktivisme et de la culture web

Anonymous est la version populaire de ce qu’ont pu être les mouvements hacktivistes auparavant. C’est un mouvement qui n’a pas de cohérence interne et ne vise pas nécessairement à en avoir. C’est une sorte de « mème », un élément symbolique de l’information sur Internet dont l’identité n’est pas figée, qui est interprété et évolue selon la sensibilité des personnes. Anonymous se situe au croisement entre l’hacktivisme (lié à un engagement sur des causes) et la culture web (liée à une utilisation populaire de l’Internet).

Un exemple d’action qui se subdivise en deux actions est la mobilisation simultanée du mouvement Anonymous en Egypte et aux Etats-Unis pour protester contre la coupure du réseau Internet et/ou téléphonique. Tandis qu’il apporte son soutien aux manifestants en Egypte qui protestent contre la coupure du réseau Internet par l’ex-Président Moubarak en 2011, Anonymous déploie une attaque virtuelle contre la société de transport BART, qui a coupé le réseau de téléphonie portable dans les stations de métro qu’elle exploite à San Francisco pour empêcher la tenue d’une manifestation coordonnée par téléphone. Anonymous se saisit de ces deux situations sous le slogan « Moubartac » pour prôner la liberté de circulation de l’information.

La mobilisation contre l’ACTA (accord commercial anti-contrefaçon) est intéressante pour comprendre la dimension populaire d’Anonymous. Cette mobilisation a été engagée par La Quadrature du Net, une association de lobbyistes éloignée du grand public. Anonymous s’est saisi de la question de l’ACTA par le biais de la confiscation d’informations sur Internet et a apporté une dimension populaire à la mobilisation de La Quadrature du Net qui en était dépourvue. Des manifestants ont utilisé le masque d’Anonymous et participent à la diffusion de ce mème (information réutilisée et réinterprétée) sans être pour autant des hackers.

 

Emergence d’autres mouvements prônant la libre circulation de l’information

D’autres mouvements liés à la cyberculture émergent, parmi lesquels Telecomix. Telecomix est un mouvement d’hacktivistes agissant à visage découvert qui se réunissent sur des clusters (plateformes) sans plan prédéfini ni adhésion préalable. Les hacktivistes de Telecomix se définissent comme des plombiers d’Internet et ont de façon plus ou moins assumée une culture politique. Ils agissent suivant l’idéologie que l’information doit circuler et le réseau doit être libre. Ils interviennent notamment en Egypte en 2011 suite à la coupure du réseau Internet par l’ex-Président Moubarak et rétablissent le réseau en distribuant aux Egyptiens des numéros de téléphone qui leur permettent d’utiliser les anciens modems pour se connecter à Internet à des fins politiques ou personnelles. Dans l’esprit de Telecomix, le réseau est un espace public qui doit être maintenu mais il n’y a pas de dimension politique a priori liée à l’utilisation du réseau.

 

Comment le soutien apporté par les cyber-mouvements aux initiatives militantes est-il perçu par le monde associatif ? par Gustave Massiah

 

Lorsqu’on évoque la rencontre entre le mouvement altermondialiste et l’hacktivisme, on ne peut pas parler de coopération au sens classique de deux entités qui travaillent ensemble. Chacun de ces mouvements est un ensemble flou et la convergence entre ces deux mouvements est diffuse. Il y a beaucoup de points communs entre ces deux mouvements qui s’influencent très fortement mais chacun continue à fonctionner avec sa dynamique propre. L’altermondialisme se définit comme « le mouvement des mouvements » ou « l’espace politique des mouvements ». Il est empreint d’une culture politique qui se caractérise par l’horizontalité et la remise en cause de la verticalité, la diversité théorique fondamentale et une activité autogérée. En ce sens, hacktivisme et altermondialisme partagent une matrice commune.

Les mouvements altermondialistes face à la crise économique et financière Actuellement, les mouvements qui constituent l’espace de l’altermondialisme sont confrontés à la crise économique et financière. Les jonctions entre altermondialisme et hacktivisme apparaissent dans l’étude des issues possibles à la crise, telles qu’elles ont été exprimées à l’occasion du Sommet Rio+20 en juin 2012.

La première issue est défendue par les Nations Unies, les entreprises multinationales et les Etats. Elle repose sur leur conception de l’« économie verte » et l’idée qu’il faut développer le marché mondial en privatisant et financiarisant la nature et le vivant. Face à une idéologie capitaliste en crise, la réponse apportée est de type totalitaire et vise à imposer une dictature à la nature et au vivant. Les hacktivistes s’opposent au développement de stratégies politico-militaires et à l’idée d’une guerre du fort au faible (selon l’adage que le faible finit toujours par trouver la vulnérabilité du fort), rejoignant en cela les mouvements altermondialistes.

La deuxième proposition, défendue par les économistes Joseph Stiglitz, Paul Krugman et Amartya Sen, est celle du « green new deal » et d’une modernisation du capitalisme. Ni le mouvement altermondialiste, ni les hacktivistes ne sont véritablement entrés dans ce débat. La troisième issue proposée est la réponse des mouvements sociaux à la financiarisation des sociétés et à la conjonction des crises (sociale, écologique, idéologique, démocratique et géopolitique). Cette issue repose sur le fondement d’une transition écologique, sociale et démocratique et l’émergence de concepts nouveaux, tels que l’idée des biens communs, la démocratisation de la démocratie ou la gratuité, qui permettent d’imaginer et d’inventer ce que pourrait être un autre système issu de la crise actuelle. Le mouvement des logiciels libres, en défendant une gestion libre et partagée des biens communs mondiaux et l’idée selon laquelle la communauté protège ses membres dans la bataille pour la liberté de l’information, facilite la jonction entre altermondialisme et hacktivisme.

 

Les enjeux liés à l’évolution de la situation mondiale

Le mouvement altermondialiste est confronté à des difficultés liées à l’évolution de la situation mondiale. Ces difficultés soulèvent trois questions qui expliquent pourquoi le mouvement altermondialiste doit poursuivre et développer son organisation interne. Il s’agit de l’alliance entre les précaires et les non précaires (qui prend une importance croissante dans un contexte de crise où la précarisation commence à toucher le cœur du salariat), la montée du racisme et de la xénophobie dans les sociétés et la « dérive des continents » (selon laquelle la mondialisation se traduit par une évolution différente selon les grandes régions).

Ces trois questions amènent le mouvement altermondialiste à envisager sa relation avec les nouveaux mouvements. Ces nouveaux mouvements se développent depuis 2008 (en Tunisie, en Egypte, les Indignés, Occupy Wall Street, les mouvements étudiants au Chili et au Québec…). Ces mouvements marquent une rupture générationnelle sur le plan social et culturel et font émerger des propositions et réflexions nouvelles.

 

La scolarisation croissante des sociétés

La rupture sociale découle de la scolarisation croissante des sociétés. Aujourd’hui, en France, 80% d’une classe d’âge suit des études supérieures (contre 25% en 1968). Cette scolarisation croissante, qui se développe dans le monde entier, se heurte à l’échec du système mondial d’éducation, dans sa capacité à intégrer réellement et ouvrir un avenir. Une évolution sociale fondamentale est l’apparition des diplômés chômeurs et l’apparition d’une nouvelle couche sociale issue de l’alliance entre les enfants des couches moyennes et les enfants des couches populaires. Cette situation est aggravée par la financiarisation des sociétés, dont découle l’endettement du monde étudiant.

Les diplômés chômeurs sont dans la culture mondiale ; ils sont reliés au monde par Internet et par l’émigration. Une partie de ces générations a migré mais reste en contact avec le reste de sa classe d’âge. Dans ce contexte, il devient difficile d’enfermer les sociétés, ce qui contribue à développer la culture et l’information mondiales. Ce n’est pas Internet qui a façonné ces nouvelles générations. Ce sont elles qui se sont approprié les outils pour répondre à leur désir de justice sociale, de liberté et de refus de la corruption. Les mouvements qui émergent fondent leur action sur un désaveu de la classe politique traditionnelle, remettant en cause la fusion de la classe politique avec la classe financière et partant du constat « vous êtes 1%, nous sommes 99% ».

 

L’émergence d’une démocratie mondiale

La culture politique des sociétés évolue avec l’émergence d’une démocratie mondiale, qui trouve ses fondements dans le refus de l’enfermement et de la séparation. La forme du politique ne correspond plus à l’idée que s’en font les nouvelles générations. Les nouveaux instruments (en particulier Internet) sont repris par la culture dominante dans une logique d’hyper-rationalité, excluant de fait ceux qui n’ont pas accès à cette forme de progrès, ce qui tend à alimenter la montée des intégrismes et des exclus dans toutes les sociétés. Ceux qui ne sont pas en phase avec ces progrès se sentent exclus et tendent à se tourner vers de nouvelles identités, de nouveaux canaux d’expression… On voit émerger de nouvelles contradictions par rapport à ces instruments et par rapport à la culture qui en découle.

La question du rapport au politique et du rapport entre le pouvoir et le politique est posée par l’émergence des nouveaux mouvements. Ces derniers et le mouvement altermondialiste sont en recherche d’un équilibre politique par un recours à l’opinion, qui doit permettre de construire plus de démocratie et de peser davantage sur les décisions politiques. Or, le recours à l’opinion ne répond pas aux formes du politique. Selon Immanuel WALLERSTEIN, Occupy Wall Street est le moment le plus important aux Etats-Unis depuis la guerre du Vietnam, mais « 99% malheureusement, ça ne suffit pas à faire une majorité ». Les hackers ont recours à des formes de non-violence active (détournement de l’information, actions spectaculaires) comme nouvelles formes d’expression citoyenne. La définition de la démocratie fondée sur l’équilibre entre le pouvoir politique et le pouvoir économique n’étant plus d’actualité, la construction du pouvoir citoyen comme troisième pouvoir est un élément déterminant dont font partie ces formes nouvelles de mobilisation.

 

Débat

Valérie Peugeot : il existe une contradiction entre le mouvement altermondialiste et les hacktivistes. Sociologiquement, les hacktivistes sont majoritairement des hommes blancs originaires des pays occidentaux, tandis que le mouvement altermondialiste est largement composé de femmes noires originaires des pays du Sud. Sur le fond, les altermondialistes défendent un idéal de justice social tandis que les hacktivistes prônent le respect des libertés publiques (la justice sociale étant en dehors de leur champ de vision historique). Le rapport à la puissance publique diverge selon ces mouvements, le mouvement altermondialiste s’inspirant de l’idéologie marxiste tandis que la mobilisation des hacktivistes repose sur une approche libertarienne. Enfin, le mouvement altermondialiste cherche à faire surgir des alternatives politiques tandis que les hacktivistes s’inscrivent dans une logique de dénonciation et de détournement de l’information et du système. Par exemple, la Quadrature du Net s’est mobilisé contre l’ACTA sous l’angle de la défense des libertés, tandis que la question des médicaments génériques (directement concernés par l’ACTA) a été beaucoup moins portée par Anonymous. Au-delà de la défense des libertés, on observe un point d’achoppement entre mouvements qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans la construction d’alternatives et tendent à illustrer l’adage « après moi le chaos ».

Nicolas Danet : deux critiques assez justes ont été formulées envers Anonymous : les suites quasi-inexistantes de la contestation et la faible prise en compte de la justice sociale. Les mouvements tels qu’Anonymous ou Telecomix sont très jeunes et se définissent eux-mêmes comme des « plombiers », qui seraient dépourvus de dimension politique. Ils sont techniquement à un niveau de responsabilité élevé et il est effrayant pour eux d’envisager un même niveau d’implication politique.

La question de l’anonymat est intéressante dans l’évolution du rapport de l’individu au politique. Anonymous défend le fait qu’on puisse s’exprimer de façon anonyme sur Internet. En prônant les principes d’horizontalité (principe fondateur du web), d’autogestion et de diversité, il rejoint le mouvement altermondialiste dans ses fondements. La notion de diversité implique que les individus soient jugés sur ce qu’ils font -et non sur ce qu’ils sont-, d’où un renouveau de l’anonymat en démocratie.

L’exemple de Reporters sans frontières montre combien l’émergence du web et de l’anonymat ont influé sur le projet associatif. Initialement, la mission de l’association était de défendre la liberté d’expression, portée en premier lieu par les journalistes. Progressivement, elle a commencé à défendre les bloggeurs, puis les citoyens anonymes qui prennent la parole sur Internet et ont un rôle de vigie. Les membres de l’association ont ainsi repensé et refondé leur plateforme pour défendre l’anonymat sur Internet car c’est ce qui permet la liberté d’expression. Dans certains cas, être anonyme permet d’assurer sa survie.

Le mouvement altermondialiste propose des cadres aux militants pour promouvoir une réflexion politique commune et faciliter l’action. A l’inverse, Anonymous revendique le fait d’être désorganisé et de réagir au coup par coup, de façon épidermique et sans agenda préalable. La culture web est basée sur l’action et la post-rationalisation de ce qui a été fait. Cette conception de l’action change radicalement la manière de s’organiser. Cette culture de la « non structuration » soulève toutefois de vraies questions. Suite à la décision de Wikileaks de rendre payant l’accès à certaines informations sous forme de don et à la réaction de certains Anonymous qui ont dénoncé cette forme de censure, Julian Assange a interrogé la désorganisation d’Anonymous. Selon lui, bien que l’absence de structuration du mouvement Anonymous soit respectable et nécessaire, « ceux qui sont organisés seront toujours plus forts que ceux qui ne le sont pas ». C’est la seule façon d’être puissant face à des gens qui sont extrêmement organisés.

 

Participant : Qui empêche des personnes malintentionnées d’utiliser Internet pour mobiliser des milliers de personnes à des fins répréhensibles ?

Gustave Massiah : la dangerosité du libre accès à la diffusion du savoir est une question réelle. Heureusement, il n’y a pas d’avenir prédéterminé. L’idéogramme chinois qui veut dire « crise » est la conjonction de deux symboles : « danger » et « opportunité ». On ne peut pas éviter les dangers mais on peut lutter contre eux.

 

Participant : Toute la critique que l’on fait de la démocratie telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, c’est « ordre apparent, désordre caché ». A l’inverse, concernant les cyber-mouvements, quel est l’ordre caché derrière un désordre apparent ? L’anonymat est effectivement une garantie de liberté, tout comme le secret de l’isoloir en est une. Mais la démocratie est source de critiques car derrière le secret de l’isoloir, se cachent des réalités d’inégalité d’accès au pouvoir politique. Si le pouvoir est dans le « faire », y-a-t-il égalité d’accès au pouvoir faire ?

Nicolas Danet : il existe un ordre sous-jacent caché derrière le désordre. Les organisés n’attendent pas les désorganisés. Les alternatives (telles que les réseaux « mèche ») ne sont pas nécessairement liées à Internet mais sont démultipliées par Internet. On observe alors l’importance du pouvoir-faire (illustrée par le rayonnement des associations pour le maintien de l’agriculture paysanne -AMAP- ou le développement des « fab-labs »).

Les enjeux sont importants. Il faut éviter de créer une aristocratie d’Internet où seules les personnes compétentes techniquement ont un pouvoir de maîtrise ou de publication. L’enjeu lié à la maîtrise des techniques sous-jacentes de nos sociétés est étroitement lié à l’enjeu éducatif : le système éducatif forme les individus à la bureautique mais ne forme pas à l’utilisation du savoir et à la maîtrise des structures techniques.

Une association d’éducation populaire telle que Les Petits Débrouillards apporte des réponses à l’enjeu du pouvoir faire en promouvant et en démocratisant l’expérimentation. Les hackers commencent à traduire cette approche de façon virtuelle ou réelle, avec l’apparition des « hacker-spaces » (laboratoires communautaires ouverts où les hackers partagent ressources et savoir) ou l’organisation du premier « Open Bidouille Camp ». Le développement des impressions 3D vise également à promouvoir l’accès au pouvoir faire, en délocalisant les moyens de production.

 

Participant : Paul Valéry écrivait : « Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l'ordre et le désordre ». Ce parallèle s’illustre entre ceux qui ne veulent aucune organisation (les cyber-mouvements) et ceux qui cherchent à s’organiser (les altermondialistes). Ils ont pourtant une culture commune (horizontalité, respect de l’individualité, diversité). Aujourd’hui, Internet est le trait d’union entre ces deux mondes car il illustre le rapport entre l’organisé et le désorganisé. Pourquoi ce rapprochement ne se fait-il pas plus ou pas mieux ? La question qui fait débat est celle du politique : quel rapport chaque mouvement entretient-il avec le politique (compromission, opposition, dénonciation…) ?

Valérie Peugeot : Il faut rappeler la neutralité du net, qui est un espace de liberté construit avec le réseau et basé sur des formes d’auto-organisation. Il n’y a pas de régularisation des flux d’information sur Internet par une entité spécifique mais il existe néanmoins des formes de gouvernance.

L’égalité d’accès au pouvoir faire est une question fondamentale. Le monde associatif et le mouvement altermondialiste cherchent à donner une voix aux sans voix, dans une recherche de justice sociale, tandis que les cyber-mouvements s’inscrivent dans une logique de méritocratie.

L’exemple des biens communs (les « commons ») illustre un espace de jonction entre les mouvements du logiciel libre et les mouvements sociaux. Il s’agit d’un espace de fertilisation croisée reposant sur la gestion collective non privatisée des ressources, une gouvernance reposant sur 8 règles définies par Elinor Ostrom et une approche communautaire du « faire ensemble ».

 

Participant : L’altermondialisme a connu un débat significatif : s’agit-il d’un espace (horizontal avec des activités autogérées) ou d’un mouvement (hiérarchisé et basé sur une doctrine) ? Le choix a clairement été fait en faveur d’un espace. La question du rapport au droit et à l’institution a ainsi été évacuée dans la construction de nouvelles formes démocratiques. Mais ce rapport au droit et à l’institution est incontournable et doit être traité.

Gustave Massiah : le mouvement altermondialiste est structuré autour de grands débats pour construire des alternatives, qui opposent la justice sociale à l’individualisme, le rapport à la puissance publique au libertarisme. Ce débat se fait entre individus, pas entre mouvements diffus. Il est parfois difficile de faire converger ces mouvements. Le mouvement syndical est très éloigné du mouvement des peuples indigènes. Des mouvements tels que le mouvement paysan ou le mouvement des femmes font la jonction.

Selon Immanuel WALLERSTEIN, nous sommes à la fin d’un double cycle : un cycle de phase (le néo-libéralisme) et un cycle de temps long (le capitalisme). Cette période de transition pose la question du rapport au pouvoir. L’Histoire des Idéologies de François CHATELET est divisée en trois tomes : 1. Les Mondes divins, 2. De l’Eglise à l’Etat, 3. Savoir et pouvoir. Sommes-nous actuellement dans une période de mutation vers l’ère du savoir et du pouvoir, vers le monde de la science ?

Il est difficile de construire un projet commun à court-terme entre le mouvement altermondialiste et les nouveaux mouvements hackers, principalement car ces mouvements remettent en cause la délégation, fonctionnent par assemblées physiques et ne s’organisent pas de façon internationale. Les Indignés n’ont pas de projet, pas de proposition et pas d’organisation. C’est un prologue à une forme de mobilisation ultérieure. Si nous sommes dans une période de rupture et de transition, comment le mouvement anti-systémique, social et citoyen de la prochaine période se construit-il ?

Le rapprochement entre les nouveaux mouvements hackers et les anciens mouvements sociaux peut être un élément de réponse. Le mouvement hacktiviste apporte l’idée de la construction d’alternatives immédiates, un nouveau rapport entre l’individu et le collectif et une appropriation de la révolution technique (qui renouvelle la pensée scientifique). Les formes de pouvoir ont besoin de ce mouvement et ne peuvent pas l’arrêter sans dommage pour eux (le faible finissant toujours par trouver la vulnérabilité du fort).

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