Engagement Enjeux sociétaux

Penser autrement l'engagement écologique

Tribune Fonda N°258 - Cartographier l’engagement - Juin 2023
Nathalie Blanc
Nathalie Blanc
Et Kaméra Vesic
Pourquoi et comment s’engagent les citoyens pour la cause écologique ? Dans ce dialogue qui a eu lieu lors de la première journée d’étude « Vers une société de l’engagement ? Comprendre le présent », Nathalie Blanc, directrice du Centre des Politiques de la Terre, et Kaméra Vesic, fondatrice de PikPik Environnement, reviennent sur leurs expériences respectives au sein du mouvement écologiste et la diversité des formes et des motifs d’engagement qui s’y observent.
Penser autrement l'engagement écologique
Des membres d’associations locales (Bay View Garden and Yard Society et Bay View Neighborhood Association) plantent des arbres dans un nouveau jardin de ce quartier de Milwaukee, États-Unis, en juin 2008. © Vitus Konter

Entretien croisé entre Nathalie Blanc et Kaméra Vesic, respectivement directrice du Centre des Politiques de la Terre et fondatrice de PikPik Environnement.

Propos recueillis par Hannah Olivetti, la Fonda.

Aujourd’hui, qui s’engage pour la protection de l’environnement ?

Kaméra Vesic : Lorsqu’on demande à une personne de décrire un écolo, elle parle souvent de Veja1 , d’un vélo reconditionné et de courses au supermarché bio du coin.

Ce portrait-robot ne me correspond pas, ni aux mamans avec qui j’ai lancé PikPik Environnement. Pire, cette description donne l’impression que l’engagement environnemental est un choix de consommation, une mode.

Nathalie Blanc : C’est le produit d’une histoire qui fait de la question environnementale une histoire de luxe, de porteurs de Veja. C’est ainsi qu’on occulte la diversité des formes d’engagement à l’égard de l’environnement.

Déjà ces engagements ne sont pas les mêmes en France, aux États-Unis, aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Russie, les pays où j’ai pu les étudier. Il y a des cultures nationales de l’engagement écologique, voire des cultures locales, et notamment dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPPV).

Dès les années 1990, une première charte d’écologie urbaine incluait les quartiers populaires et la question de la nature en ville comme fondamentale pour le vivre ensemble. Depuis on peut citer le plan « Restaurer et valoriser la nature en ville » lancé à Grenoble en 20092 .

L’engagement écologique au sein des quartiers populaires n’est pas nouveau, il a une histoire qui mériterait d’être redécouverte.

K. V. : Cela ne me surprend pas ! Les habitants des quartiers populaires se prennent de plein fouet les problématiques environnementales: la malbouffe, la pollution de l’air, le manque d’espaces verts, etc.

N. B. : Attention à ne pas confondre atténuation et adaptation aux changements climatiques3 . L’atténuation, c’est émettre moins de gaz à effet de serre et cela concerne principalement les couches les plus aisées de la population, que ça soit en France ou à l’échelle mondiale.

L’adaptation, c’est comment nous allons faire face aux dérèglements climatiques qui sont déjà là. Des pics caniculaires de 50 degrés à Paris seront observables bien avant 2030.

La question de l’adaptation va, malheureusement, concerner en premier lieu les personnes les plus défavorisées qui ont les conditions de vie les plus précaires. C’est pour cela que nous avons mis en place un groupe classe populaire avec les services de la ville de Paris dans le cadre du GREC Île-de-France afin d’ajuster les politiques climatiques selon les classes sociales4 .

K. V. : Tant mieux parce que non seulement les classes populaires ont rarement droit à la parole dans de tels espaces, mais en plus elles sont souvent empêchées dans leurs mobilisations.

Je vous conseille la lecture de l’ouvrage de la politologue Fatima Ouassak La puissance des mères5 . Elle y relate la genèse du Front de mères6 . Ensemble, ces mères de quartiers populaires ont milité pour une alternative végétarienne dans les cantines de leurs enfants. D’office, elles ont été discréditées.

Quand tu es une femme, que tu viens d’un quartier défavorisé, ou que tu es d’origine étrangère, aucun de tes combats pour l’environnement ne sera reconnu comme tel. Cela me désespère, je ne peux penser l’engagement écologiste sans justice sociale.

N. B. : Rappelons que 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont émises par les 10 % les plus riches de la planète7  ! Comment demander au reste de la population de faire des efforts alors qu’elle ne contribue qu’à la marge à ces émissions ?

Mettre la justice sociale au cœur de la transition écologique est absolument nécessaire.

Ma collègue Léa Billen a fait sa thèse sur le supposé éloignement des quartiers populaires de l’engagement écologique8 , constat que partage Kaméra.

K. V. : Récemment j’ai été interviewée par un journaliste du Monde qui m’a demandé pourquoi les jeunes des quartiers populaires ne s’engageaient pas pour l’environnement. D’où lui vient cette idée qu’ils ne sont pas engagés ? « On ne les a pas vus aux marches climat.» Le nouveau thermomètre de l’engagement écolo serait donc la marche climat.

Au sein des mouvements écolos, ce n’est pas mieux. Nous avons été interpellés par des membres d’Extinction Rebellion qui nous ont demandé pourquoi les jeunes des quartiers ne militaient pas avec eux. Mais tu les as interrogés, les jeunes des quartiers ? Tu sais ce qui les meut, ce qui les intéresse, ce pour quoi ils veulent se battre ?

Je vais jeter un pavé dans la mare : nos luttes écologistes ne sont exemptes ni de racisme ni de sexisme. La composition des plus grosses associations écologistes en France n’est pas représentative de la société française : les hommes, blancs, âgés, issus des catégories socioprofessionnelles supérieures y sont surreprésentés.

Pire, quand ces structures sont confrontées à ce constat, elles se défendent avec des phrases qui font très mal comme « Oui, l’écologie n’intéresse pas ces gens-là. »

Le 9 avril 2022, les collectifs La Vérité pour Adama et Nous Toutes ont appelé à « marcher pour le futur » et notamment pour la justice, le climat, l’égalité et la paix. © Basile Mesré-Barjon / Photothèque des Amis de la Terre
Le 9 avril 2022, les collectifs La Vérité pour Adama et Nous Toutes ont appelé à « marcher pour le futur » et notamment pour la justice, le climat, l’égalité et la paix. © Basile Mesré-Barjon / Photothèque des Amis de la Terre

Pour vous, l’engagement face aux enjeux écologiques compterait donc de nombreux invisibles…

K. V. : Oui. Il y aurait d’un côté, les bons engagés, ceux qui marchent pour le climat en Veja, et de l’autre les mauvais engagés, qui militent pour leurs conditions de vie dans les quartiers. Alors que souvent les habitants des quartiers populaires font tous les écogestes sans les nommer ainsi, comme Monsieur Jourdain9 . Ils ne se revendiquent pas de l’écologie, mais du bon sens.

N. B. : Et ces mobilisations sont tout aussi légitimes ! J’ai publié avec des collègues Réparer la Terre par le bas10  pour défendre l’environnementalisme ordinaire. Ces engagements de proximité que nous avons observés lors de nos enquêtes en Russie et aux États-Unis sont d’ailleurs souvent portés par des femmes.

Par exemple, en Russie, la privatisation du foncier aux pieds d’immeubles a lancé de nombreuses mobilisations féminines à partir des années 1990. Elles se battaient pour que leurs enfants puissent profiter de ces espaces collectifs.

Comment catégoriser les moteurs de l’engagement écologique ?

N. B. : Les moteurs des mobilisations sont extrêmement variés. Il y a des moteurs de type esthétique ou récréatif. Un quartier a été définitivement transformé par l’engagement écologique de ses habitants, c’est celui d’Arnhem aux Pays-Bas. Ses habitants sont l’exemple type de personnes se mobilisant pour défendre leur qualité de vie, la beauté de leur territoire.

K. V. : Je me reconnais beaucoup dans ce moteur. J’ai lancé PikPik avec celles qui partageaient mes enjeux de l’époque : le bien-être de nos enfants. Nos questionnements étaient intimement liés à nos quotidiens : «Tu fais tes petits pots ? Et toi, tu laves tes couches ? »

N. B. : Un deuxième type d’engagement regrouperait les engagements de type productif comme planter ses fruits et légumes. Ensuite viennent les engagements militants.

Bien sûr il y a une labilité entre les engagements récréatifs, productifs et protestataires. Il y a aussi les engagements de défense d’espèces et d’espaces menacés. De plus, les engagements individuels, collectifs, et territoriaux s’imbriquent. Ces trois échelles sont traversées par des moteurs communs, par exemple la sensibilité vis-à-vis du vivant. Chacun a ses espèces totem, qu’il s’agisse de la baleine ou de la coccinelle.

K. V. : Chez PikPik, ce sont les abeilles !

N. B. : Encore une fois, on observe une répartition genrée entre protections des animaux sauvages et domestiques.

Quand je travaillais sur les associations de prise en charge des animaux dans la ville11 , des femmes bénévoles le résumaient ainsi : « Aux hommes, les éléphants, nous, on protège les chats.»

En parlant d’engagement territorial, ces mobilisations sont-elles soutenues par les pouvoirs publics ?

N. B. : Les formes d’accompagnement des mobilisations sont extrêmement disparates selon les territoires. Dans certains lieux, les mobilisations environnementalistes sont même contrées pour des raisons politiques.

Dans certaines municipalités de droite en particulier, mais pas seulement, les mobilisations socio-écologiques ne sont pas toujours vues d’un bon œil ; financements et aides au fonctionnement via le prêt de locaux peuvent être refusés. Dans ces deux cas, les citoyens qui veulent s’engager vont se reporter à d’autres échelles pour pouvoir le faire.

K. V. : Ce n’est pas mieux au niveau national. Toutes les associations doivent signer depuis 2021 un contrat d’engagement républicain. Récemment des associations écologistes, comme Alternatiba12 , ont été inquiétées pour non-respect de ce contrat parce qu’elles organisaient des actions de désobéissance civile.

N. B. : On peut aussi avoir des exemples dans l’autre sens : à Ivry-sur-Seine se tient actuellement une Assemblée citoyenne climat. Cette ville a une longue histoire communiste et la culture politique qui va avec. Elle a l’habitude d’intégrer dans la décision publique, au travers des maisons de quartier notamment, des fragments de la population qui sont souvent ignorés des dynamiques de mobilisation associative.

Quand un territoire se décide à mobiliser l’ensemble des associations et des citoyens, cela crée un dynamisme collectif. Je parlerai même d’écosystème associatif.

K. V. : Je crois sincèrement à cette approche : on ne pourra changer la société que par le faire ensemble. Avec tout ce que cela entraîne de questions sur la démocratie participative et sur le soutien des collectifs par les pouvoirs publics.

  • 1La marque française de baskets Veja, créée en 2005, s’est fait connaître pour ses matériaux biologiques et recyclés.
  • 2Voir à ce sujet, Nature en ville, « Restaurer et valoriser la nature en ville — Synthèse de la conférence de lancement du 29 juin 2009 », août 2009.
  • 3Lire à ce sujet Mélanie Pommerieux, Nathalie Blanc, Lydie Laigle et Stéphane Tonnelat, « Capabilités et adaptation en Île-de-France. De la difficulté à intégrer les capabilités dans les plans locaux d’adaptation au changement climatique », Natures Sciences Sociétés n° 29, 2021.
  • 4Voir à ce sujet l’étude « Paris face aux changements climatiques » de la Ville de Paris, paru en septembre 2021.
  • 5Fatima Ouassak, La puissance des mères, Éditions La Découverte, 2020.
  • 6Lire à ce sujet, Fatima Ouassak, « Quand les mères montent au front », Tribune Fonda n° 249, mars 2021.
  • 7Oxfam, Extreme Carbon Inequality: Why the Paris climate deal must put the poorest, lowest emitting and most vulnerable people first, Décembre 2015.
  • 8Léa Billen, Initiatives écologiques citoyennes en quartiers populaires, Géographie, Université Paris Nanterre et Université de Paris, 2023.
  • 9Cette référence au personnage principal de la pièce de Molière Le Bourgeois gentilhomme (1670) désigne une personne pratiquant une activité sans même avoir connaissance de son existence.
  • 10Nathalie Blanc, Cyria Emelianoff et Hugo Rochard, Réparer la Terre par le bas, Éditions Le bord de l’eau, 2022.
  • 11Nathalie Blanc, « La place de l’animal dans les politiques urbaines », Communications n° 74, 2003.
  • 12Lire à ce sujet Le Mouvement associatif, Contrat d’engagement républicain : 3 questions à… Bénédicte Bermelin, 7 février 2023.
Analyses et recherches