Les aires marines protégées, des coquilles vides ?
Une aire marine protégée (AMP) est un espace délimité en mer avec un objectif de protection à long terme. Depuis 2006, et la naissance de l’Agence pour les aires marines1 , cet outil de protection s’est rapidement développé pour freiner l’érosion de la biodiversité et le dérèglement climatique.
Selon le ministère de l’Écologie, en février 2022, 33 % des eaux françaises sont couvertes par au moins une aire marine protégée, dépassant ainsi l’objectif de 30 % des espaces maritimes et terrestres français en aires protégées2 .
Denis Ody, aujourd’hui responsable du programme cétacés au sein de WWF France, travaille sur la protection marine depuis les toutes premières réserves dans les années 80.
Son constat est sans appel : « Afficher des objectifs internationaux à 30 ou 10 % est hypocrite : ces statuts juridiques sont des coquilles vides, les aires ne sont pas réellement protégées. » Selon lui, les AMP où l’essentiel des activités humaines sont régulées, et où toutes les activités d’extraction et notamment la pêche sont interdites, ne représentent pas plus de 0,1 % de la Méditerranée française en réalité.
Ces chiffres sont corroborés par une étude du CNRS, publiée en 2020 dans One Earth. Après une évaluation des 1062 aires marines protégées de la mer Méditerranée, les AMP ayant des niveaux efficaces de protection ne représentent que 0,23 % du bassin méditerranéen. 95 % de la surface de ces AMP sont en effet dépourvues de réglementations suffisantes pour les protéger des effets néfastes des activités humaines3 .
Les aires marines protégées sont donc un bel outil, mais leur multiplication s’est effectuée aux dépens de leur objectif de protection, avec des conséquences désastreuses. L’association Bloom a ainsi démontré qu’il y a aujourd’hui plus de chalutage dans les aires marines protégées qu’ailleurs4 .
De l'importance de compter les poissons dans les AMP
Avec une idée née lors du projet européen BIOMEX5 , WWF a lancé en 2021 l’Odyssée des aires marines protégées avec Septentrion Environnement. Grâce à des évaluations visuelles en plongée sur des transects6 de 25 mètres, ce programme propose une évaluation du niveau réel de protection d’une aire marine. Un plongeur parcourt une certaine distance sous l’eau en comptant les poissons le long d’une ligne virtuelle.
Pour que les comparaisons soient fiables, ce sont toujours des zones rocheuses à une profondeur de 7 à 15 mètres qui sont échantillonnées. Ces faibles profondeurs permettent d’accumuler les plongées et avec quelques plongeurs, d’avoir un bon état des lieux de la biomasse présente et par ricochet, du niveau de protection qui permet cette densité de population marine.
Cette méthode permet également d’identifier au sein de l’aire marine protégée certains secteurs plus riches que d’autres, grâce à des biotopes plus favorables.
WWF France porte le projet, mais les six scientifiques plongeurs travaillent pour deux structures, partenaires de longue date de l’association : Septentrion Environnement et Andromède Océanologie.
Chaque année, en début de saison, les plongeurs s’entraînent avec des silhouettes de poissons pour bien évaluer la taille de la cinquantaine d’espèces de poissons qu’ils croiseront en Méditerranée. Avec l’entraînement, ils arrivent à trier les poissons non pas par classe de taille, mais tous les deux centimètres, permettant ensuite des évaluations de biomasse bien plus précises.
Grâce aux résultats obtenus lors du projet BIOMEX, l’équipe de l’Odyssée dispose aujourd’hui d’un référentiel avec les paramètres moyens que l’on obtient dans les zones très protégées qui abritent de nombreux et gros poissons, dans les zones « tampon » avec des densités intermédiaires et enfin à l’extérieur des aires marines protégées, où les peuplements de poissons subissent la pression de la pêche. En fonction des résultats obtenus, l'équipe de scientifiques peut savoir à quel niveau de protection ils correspondent.
Cette méthode permet donc d’identifier les aires marines qui ne sont pas assez protégées. Denis Ody raconte que dans le Parc Naturel Marin du Cap Corse et de l’Agriate, l’équipe de plongeurs a compté le même nombre de poissons dans le cantonnement de pêche, que dans une zone où le prélèvement est autorisé. « Nous pouvons donc dire que cette zone n’est pas réellement protégée, nous y avons même trouvé une flèche de fusil-harpon ! »
En une semaine, avec une quarantaine de sites échantillonnés et deux plongeurs par site, l’équipe à bord du Blue Panda réalise à peu près 240 transects. Elle a alors une bonne idée de ce qui se passe sur l’aire marine protégée et peut faire des recommandations d’améliorations. Le rapport compilant ces observations et recommandations est ensuite remis aux gestionnaires de l’aire.
Un programme à visée scientifique et politique
Après le test corse en 2021, une seconde mission a été effectuée dans la réserve de Scandola et de Bonifacio, puis dans le parc national Dilek Peninsula en Turquie. Trois sites supplémentaires en Croatie, Tunisie et Espagne vont pouvoir être échantillonnés à l’été 2023 grâce aux financements actuels.
Élaboré dès les années 2010, le projet d’Odyssée des aires marines protégées n’a en effet trouvé que récemment les financements nécessaires à sa mise en place, avec un soutien notamment de la compagnie maritime CMA CGM.
WWF recherche actuellement d’autres AMP candidates pour les années suivantes. Pour des soucis de cohérence, les évaluations ont lieu dans des habitats similaires, mais aussi aux mêmes périodes de l’année, c’est-à-dire à la fin de l’été quand les poissons sont de sortie. Le projet pourrait ainsi continuer jusqu’à une douzaine d’AMP observées.
En plus des évaluations individuelles de chacune de ces AMP, WWF aurait alors une image plus globale de l’intérêt et des limites de « l’outil aire marine protégée » en Méditerranée. « Cela permettrait d’identifier les possibles améliorations de cet outil de régulation », espère Denis Ody.
Plutôt que de créer toujours plus d’aires marines protégées, WWF plaide pour un renforcement du niveau de protection des aires existantes.
Selon Denis Ody, « ces zones de protection forte sont des bases arrières, des foyers sur lesquelles la Nature pourra repartir et reconquérir des espaces qui lui seraient rendus. »
- 1Cet établissement public était sous la tutelle du ministère de l’Écologie entre 2006 et 2016. Depuis 2016, la politique de création et de gestion d’aires marines protégées est désormais mise en œuvre par l’Office français de la biodiversité.
- 2Ministère de l’Écologie, « Aires protégées en France », Politiques publiques/de A à Z — Biodiversité et paysages, [en ligne], 30 mai 2022.
- 3Joachim Claudet, Charles Loiseau, Marta Sostres, Mirta Zupan, «Underprotected Marine Protected Areas in a Global Biodiversity Hotspot.», One Earth, le 24 avril 2020.
- 4Bloom, Un réseau de coquilles vides. Les aires marines protégées françaises, un réseau de coquilles vides verrouillé par l’État et les représentants de la pêche industrielle. [en ligne], février 2023.
- 5WWF, L’engagement des pêcheurs dans les aires marines protégées de Méditerranée. Un élément clé du succès de la gestion de la pêche artisanale, [en ligne], juin 2014.
- 6Un transect est un dispositif d'observation de terrain le long d'un tracé linéaire, souvent imaginaire. On appelle ainsi transect la traversée, selon une ligne, d'un espace afin d'en analyser les caractéristiques.