Classiquement, le terme d’engagement implique l’action délibérée d’un individu à destination du bien collectif d’une communauté donnée, en cohérence avec des valeurs et des idées. Lorsque celui-ci est caractérisé par une dimension politique, il désigne l’action de citoyens agissant dans l’espace public, avec pour finalité première d’influer sur ceux qui gouvernent.
Il est d’usage de parler de mutations de « l’engagement associatif », comme si ce dernier était de nature unifiée ou encore opposable, disjoint des autres sphères d’engagement.
Il est vrai qu’un grand nombre de recherches montrent une appétence en termes d’engagement plus importante envers le monde associatif ou les mouvements sociaux que dans les partis politiques ou les syndicats1 . Pourtant, l’engagement associatif recouvre des réalités bien distinctes.
S’engager dans des associations ayant une fonction tribunicienne (capacité et volonté d’influer sur les pouvoirs publics à l’extérieur des arènes de décisions) ne revient pas à s’engager dans des associations ayant une fonction participative (défense d’intérêts sociaux au sein des circuits de décision) ou une fonction instrumentale (dans le but de concourir à la satisfaction seule des membres de la structure nonobstant ses effets exogènes)2 .
De plus, si l’ensemble des associés s’engagent librement, la projection du sens de leur engagement n’est pas la même au sein d’une même association, d’autant plus dans des sociétés marquées du sceau de l’individualisation et de l’affaissement des institutions.
Comment est-il possible d’expliquer que le monde associatif soit préféré au militantisme politique traditionnel alors qu’il est lui-même, par ailleurs, remis en question par les plus jeunes, notamment dans les structures les plus anciennes et les plus fédérées ? Quelle est par ailleurs sa place au sein des dispositifs d’État visant à promouvoir l’engagement ?
Des mutations de l’engagement associatif à noter au pluriel
La théorisation du passage de l’engagement-timbre à l’engagement post-it3 , développée par Jacques Ion4 , est sans doute l’explication la plus répandue. L’auteur prend comme point de départ — fait qui lui sera par ailleurs reproché — la figure du militant communiste des années 1950, aussi appelé figure du militant total, comme il apparaît encore aujourd’hui dans l’imaginaire collectif français, et en montre l’évolution : le militantisme emprunte de plus en plus à la figure de « l’engagement distancié ».
Ainsi, les militants n’entendent plus se sacrifier pour une cause et une organisation de masse, mais mettent en avant leurs envies et leurs aspirations particulières.
L’engagement, notamment dans les structures associatives, est de plus en plus appuyé sur des volontés de réalisations personnelles et des valeurs individuelles, au détriment des identifications collectives. Les engagements sont dès lors moins durables, plus instables et ce, de manière encore plus marquée pour les plus jeunes5 .
Les individus membres des associations sembleraient préférer l’action, l’agir local, l’efficacité et la réponse à des urgences. Cet idéalisme pragmatique rencontre en parallèle des formes d’organisation plus libres et plus horizontales. Les engagés se détournent des structures trop institutionnalisées.
Les membres des associations préfèrent des missions à la carte, offrant des niveaux de participation variable et des possibilités d’évolution de leurs rôles au sein de la structure.
L’engagement distancié sert ainsi à documenter l’aporie de bénévoles tout en poussant les associations à la modernisation. Si le terme d’engagement distancié est aujourd’hui si largement repris par les acteurs, c’est sans doute qu’il rencontre leur assentiment, notamment dans sa remise en question du modèle légitime et normatif de ce qu’est être « un bon militant ».
Mais l’usage pluriel de cette théorie parfois trop édulcorée n’est pas sans effet sur le mouvement associatif : son évolutionnisme basé sur une opposition entre un « avant » et un « après », poussiéreux versus moderne, rend performatif le discours porté6 .
Pour y faire face, les organisations d’intérêt général développent des outils visant à mettre face-à-face offre et demande d’engagement, mais aussi des créneaux de bénévolat à saisir (plateforme d’engagements7 ), et elles se tournent vers davantage de professionnalisation.
Cet engagement distancié n’est pas non plus sans effet sur les modalités d’engagement au niveau individuel : la valorisation de l’autonomie et la prise en charge du sens de l’expérience associative par l’individu lui-même induisent de nouvelles inégalités dans la participation associative. Seuls les individus possédant ou ayant l’impression de posséder les capacités nécessaires à l’engagement se sentent légitimes pour y contribuer, à rebours des volontés émancipatrices du monde associatif.
Empruntant aussi bien à l’engagement-timbre ou affilié qu’à l’engagement post-it ou affranchi, l’engagement alternatif8 est également analysé au sein du monde associatif parisien.
Ces jeunes « alternatifs politiques » souhaitent faire de la politique autrement via l’engagement associatif et ils maintiennent une distance plus ou moins critique avec la politique instituée. Urbains, fortement diplômés, ils inventent de nouvelles formes d’organisation démocratique, de militance en dehors des partis et syndicats et d’articulation entre épanouissement personnel et action collective qui pourraient aisément être assimilés aux « nouveaux engagements distanciés ».
Pourtant, l’engagement des alternatifs politiques n’est pas caractérisé par son instabilité. Au contraire, il relève d’une implication totale en durée comme en intensité. L’engagement associatif ne constitue pas un « à-côté » dans la vie quotidienne, mais s’y inscrit pleinement : en atteste le chevauchement des cercles sociaux au sein de l’association, où se croisent liens amicaux, familiaux ou simples liens faibles.
De nombreux jeunes fondateurs d’associations s’inscrivent dans cette forme d’engagement particulière. Ces dernières spécificités semblent relever davantage de la figure du militant affilié.
Ainsi, sans discréditer la figure de l’engagement distancié et remettre en cause son empirie, il est sans doute plus pertinent de parler d’une coexistence de pluralité de formes d’engagement et d’être attentif à l’avènement de rhétoriques centrées sur de « nouvelles formes » d’engagement manipulées notamment par les acteurs ou les décideurs.
Les politiques de promotion de l’engagement et la contribution du monde associatif : un impensé majeur ?
Depuis quelques années, les politiques publiques de promotion de l’engagement sont devenues légion en France. Elles ont pour objectif de favoriser l’engagement à tous les âges de la vie, qu’il s’agisse d’engagements traditionnels (associations, syndicats, etc.) ou de toutes les formes de volontariats.
On peut citer le service civique, créé par la loi du 10 mars 2010 et destiné aux jeunes de 16 à 25 ans, le volontariat de service civique, le tout récent service national universel ou encore le mécénat de compétence, dispositif de promotion basé avant tout sur une incitation fiscale des entreprises depuis 2003.
Mais quel engagement cherche-t- on véritablement à encourager ?
Valérie Becquet et Martin Goyette9 ont pu mettre en évidence trois registres d’intervention de ces dispositifs publics générant des espaces d’engagement à destination de la jeunesse :
- le registre de la citoyenneté a pour objectif de renforcer, par la participation à la chose publique, les liens entre les citoyens et l’État et d’affirmer symboliquement la cohésion sociale, notamment par l’appui au sentiment d’appartenance nationale ;
- le registre de la protection est mobilisé dans des domaines où il est question de lutter contre les comportements à risque (consommation de drogues ou d’alcool) ou encore d’accompagner l’entrée des jeunes dans le monde professionnel ;
- le registre du maintien de la paix sociale se place davantage du côté du « contrôle » des populations jeunes de manière à obvier à l’incivisme ou à la délinquance.
Si les auteurs remarquent que les dispositifs de promotion de l’engagement se concentrent majoritairement sur le registre de la citoyenneté, ils sont également traversés par les autres dimensions et cet entremêlement se renforcerait au fil des années. On l’observe également au sein de dispositifs tels que le SNU10 ou le service civique.
Alors qu’elles sont mobilisées comme espaces d’accueil des différentes formes de volontariat (volontariat de service civique, SNU, etc.) ou contributrices (animation d’ateliers dans le cadre du SNU par exemple), la place des associations dans ces dispositifs reste peu analysée.
Une enquête de Clotilde Talleu publiée en 201911
par l’INJEP sur la mise en œuvre du service civique dans les associations dans l’Aisne montre par exemple que le service civique ne s’apparente pas exclusivement à un espace d’engagement : les méthodes d’encadrement des jeunes souvent très hiérarchiques et la gestion temporelle de leur implication dans l’association relèvent très
souvent des techniques de gestion issues de l’emploi. En ce sens, l’expérience ne s’inscrit pas pleinement dans le registre d’intervention de la citoyenneté, mais également du côté de la protection.
Le dispositif est parfois mobilisé au sein du monde associatif comme une ressource humaine supplétive à bas coût, principalement dans les discours des dirigeants, mais parfois également dans les pratiques des organisations.
Dans le mécénat de compétences, il est encore possible de questionner la labellisation de l’expérience comme relevant d’un engagement. Ainsi, les salariés mis à disposition par les entreprises associent rarement leur expérience de mécénat de compétences à un authentique engagement — en tout cas qui relèverait de la figure du militant total — du fait de leur rémunération par l’entreprise et de la place trop importante laissée dans le choix de la cause et de l’association à leur entreprise12 .
Pour conclure, on note deux tendances principales. Tout d’abord, la promotion de l’engagement dans ces dispositifs semble relever d’un phénomène de réparation d’une citoyenneté nationale en mal de repères, que la participation à de tels dispositifs viendrait raviver. Ensuite, ces dispositifs centrés a priori sur la promotion de l’engagement assurent également d’autres fonctions auprès du monde associatif.
Face à la baisse structurelle des subventions de fonctionnement et aux difficultés de maintien des emplois, ne s’agit-il pas d’une politique de soutien au secteur qui s’avance masquée ?
- 1Anne Muxel, Avoir 20 ans en politique, Seuil, 2010.
- 2 INJEP, « Implication des associations dans la démocratie participative », 2020.
- 3Jacques Ion parle d’« engagements à la carte » ou encore d’« engagements affranchis », in Jacques Ion, Spyros Franguiadakis et Pascal Viot, Militer aujourd’hui, Autrement, 2005.
- 4Jacques Ion, La Fin des militants ?, éditions de l’Atelier, 1997.
- 5Massimo Angelo Zanetti, Mathilde Renault-Tinacci et Matteo Cavallaro, La Participation associative des jeunes en France et en Italie, L’Harmattan Italia, 2019.
- 6Voir par exemple Axelle Brodiez, Le Secours populaire français, 1945-2000 : du communisme à l’humanitaire, Presses de Sciences Po, 2006, ou Annie Collovald, « Pour une sociologie des carrières morales et des dévouements militants », L’Humanitaire ou le management des dévouements, PUR, 2002, p. 177- 229, qui y voit une disqualification du militantisme ouvrier.
- 7Dont jemengage.paris.fr et www.benenova.fr
- 8 Mathilde Renault-Tinacci, « La participation associative : une nouvelle voie politique ? », thèse pour le doctorat de Sciences de l’éducation, université Paris Descartes, 2018.
- 9Valérie Becquet et Martin Goyette, « L’engagement des jeunes en difficulté », Sociétés et jeunesses en difficulté, n°4, 2014.
- 10Quentin Francou, Samuel James et Aude Kerivel, « Évaluation de la phase de préfiguration du service national universel », INJEP, 2020.
- 11Clotilde Talleu, « Le service civique dans les associations », INJEP, 2019.
- 12Mathilde Renault-Tinacci, « Expériences de mécénat de compétences en association : une forme particulière d’engagement ?», INJEP, 2020.