Sollicités par la Fonda pour réagir aux quatre scénarios d'avenir des associations qu'elle avait proposé en 2011, Stéphane Cordobes et Jérôme Vignon sont intervenus le 15 janvier 2013 à Paris dans le cadre d'un cycle de quatre séminaires de prospective, organisés en partenariat avec la Macif.
Stéphane Cordobes s'est notamment exprimé sur « La France 2040 » et Jérôme Vignon sur « L’Europe 2010, relecture d’un exercice de prospective mené dans les années 1990 ».
Trois discutants ont également participé au débat : Sabine Fourcade (directrice générale de la cohésion sociale), Camille Brouard (conseiller technique à la présidence de la Mutualité française) et Jean-Michel Bloch-Lainé (administrateur de l’Uniopss).
La France 2040
La démarche « Territoires 2040 » s’inscrit dans la continuité des exercices de prospective menés depuis cinquante ans par la Datar3. Elle est fondée sur la production collective d’experts techniques et d’acteurs territoriaux. Cette démarche a une visée stratégique : c’est un détour par le futur pour repenser le présent.
La démarche « Territoires 2040 » est fondée sur quatre postulats :
- les territoires sont acteurs du changement. Ils sont le théâtre de jeux d’acteurs complexes, du fait de la multiplicité des acteurs et des échelles à prendre en considération dans un contexte de décentralisation ;
- cette démarche repose sur une posture exploratoire et non normative. Elle vise à explorer les « possibles » territoriaux pour alimenter la réflexion de ceux qui pensent les politiques d’aménagement du territoire ;
- le système territorial français a été découpé en huit espaces fonctionnels, qui sont considérés comme des objets prospectifs et remplissent chacun une fonction particulière ;
- l’utilisation de représentations cartographiques favorise une analyse différenciée et plurielle des évolutions territoriales et une appropriation des travaux par l’ensemble des citoyens.
→ Les facteurs de changement
Démographie mondiale : la croissance de la population mondiale, le vieillisse- ment de la population européenne _ par le bas et par le haut _ et l’inégale répartition de la population sur le territoire français sont les principales évolutions démographiques. Le vieillissement de la population implique de bâtir une poli- tique de la dépendance. Grâce au progrès médical, on vit désormais plus long- temps mais on vit en étant malade. Le secteur de l’économie sociale et solidaire a un rôle clé à jouer en matière d’accompagnement des personnes dépendantes.
Urbanisation : la population mondiale est majoritairement urbaine depuis 2008, dans le sens où ses attentes vis-à-vis des politiques publiques répondent aux mêmes besoins, indépendamment de son lieu de vie (en ville ou à la campagne). Aujourd’hui, en France, 60 % de la population vit dans les villes, 35 % en milieu périurbain et 5 % en milieu rural ou dans les espaces de faible densité.
Périurbanisation : la périurbanisation est un phénomène trop peu connu et un sujet d’investigation récent. L’espace périurbain a atteint un taux de croissance de 8-9 % par an. Quel est son devenir et sa viabilité ?
Changement climatique : une évolution des températures est attendue, peu importante en valeur absolue, mais étroitement liée à la multiplication des phénomènes extrêmes. Dans une logique de prévention des risques, il faudra répondre à un nombre croissant d’aléas climatiques.
→ Les espaces fonctionnels
L’urbain métropolisé français dans la mondialisation : on ne peut penser l’évolution des territoires français sans penser leur rapport au monde.
Les systèmes métropolitains intégrés : les métropoles sont le moteur du développement territorial et le lieu de la croissance économique. La capacité des métropoles à produire de la richesse doit nécessairement s’accompagner de la capacité à redistribuer cette richesse sur d’autres territoires, dans une logique de complémentarité territoriale.
Les villes intermédiaires et leurs espaces de proximité : les villes intermédiaires jouent un rôle important en France pour leurs résidants et pour les populations rurales environnantes.
Les espaces périurbains : tandis que l’urbain se définit par la forme continue de l’habitat, le périurbain se définit par les pratiques mobilitaires de ses habitants. En France, une commune est dite périurbaine si plus de 40 % de sa population va travailler dans une ville ou un pôle d’emploi. L’espace périurbain accueille majoritairement des familles cherchant de l’espace hors des villes. La périurbanisation contribue au développement de l’automobile, est consommateur d’espace et de terres cultivables et favorise l’éloignement des populations actives les plus fragiles. Certains espaces périurbains deviennent des espaces urbains ; d’autres s’inscrivent dans une logique de « gentrification » accueillant des populations aisées dans un cadre protégé.
L’éloignement croissant de certaines populations périurbaines génère un développement des services à domicile, pour garantir l’accès de tous à la vie de la Cité et à la notion d’urbanité. Un service à domicile est moins onéreux qu’une prestation proposée en établissement mais le développement de la péri-urbanité engendre une inflation des coûts de transport qui est difficile à couvrir dans un contexte de raréfaction des ressources.
Les espaces de faible densité : ce sont principalement les espaces ruraux, qui ont perdu toute acception positive et se définissent désormais comme des espaces résiduels. Ces espaces sont mis à l’écart dans une France majoritairement urbaine sur le plan culturel. Ils tendent toutefois à se repeupler (leur taux de croissance démographique est de 10 %, contre 4 % dans les villes) et disposent d’un important patrimoine naturel et environnemental, très peu artificialisé et qui constitue un atout sur le plan économique et touristique.
En l’absence d’intervention des pouvoirs publics et des entreprises privées dans ces territoires, les acteurs de l’économie sociale et solidaire, parmi lesquels les mutuelles et les associations, ont un rôle à jouer en matière de réponse aux besoins des populations.
Les espaces de la dynamique industrielle : la désindustrialisation tend à alimenter des logiques de recyclage des territoires. Or, les territoires à fort développe- ment industriel diffèrent des territoires industriels classiques en déclin. Contrairement à la dichotomie qui existait auparavant entre des territoires indus- triels à haute activité économique et des territoires résidentiels à haute qualité de vie, certains territoires tendent aujourd’hui à concentrer activité économique et attractivité démographique.
Les espaces de développement résidentiel et touristique : la France est le premier pays touristique du monde. La politique touristique est toutefois peu structurée. Les formes de tourisme de masse mises en place dans les stations balnéaires ne sont pas nécessairement adaptées aux attentes des touristes de demain. Le tourisme rural est marginal et présente un important potentiel de développement, à condition que les espaces concernés soient situés à proximité d’un centre.
Les portes d’entrée de la France et les systèmes territoriaux des flux : le développement des pôles de compétitivité s’inscrit dans une logique de mise en réseau au niveau mondial (hubs). La dimension réticulaire devient incontournable.
→ Les enjeux majeurs pour l’aménagement du territoire
La mise en capacité de tous les territoires : la mise en capacité de tous les territoires est un enjeu essentiel, qui repose sur une politique d’équilibre voire d’égalité territoriale et sur la capacité des territoires à générer des projets. Les associations jouent un rôle essentiel dans cette mise en capacité, y compris les associations communautaires. Face au souhait d’égalité des citoyens, ne faut-il pas promouvoir une société multiculturelle qui reconnaît la différence des populations et met en place des politiques et des contraintes pour s’assurer du respect de l’égalité ?
Les territoires sont de plus en plus interconnectés les uns aux autres. Le mécanisme de redistribution territoriale a autrefois contribué à l’équilibre du territoire français.
Les territoires présentent aujourd’hui des inégalités croissantes, entre territoires et entre populations sur un même territoire, les inégalités territoriales et les inégalités sociales étant les deux faces d’une même réalité. La décentralisation des politiques s’accompagne d’une exigence constitutionnelle de compensation. Aujourd’hui, la raréfaction des moyens rend difficile la péréquation qui ne peut se faire qu’au-delà de la compensation.
Historiquement, les politiques sociales étaient fondées sur un droit personnel à être accompagné. Elles ont ensuite évolué vers une logique d’accès à l’ensemble des droits sociaux. Elles deviennent actuellement des politiques de cohésion sociale intégrant des logiques de prévention. Ce basculement implique une territorialisation des politiques sociales et une inscription différenciée dans les territoires.
L’avenir est à la territorialisation des politiques sociales. Un enjeu fort est de par- venir à concilier des politiques sociales de masse et une demande d’individualisation de la réponse. Il faut donner une marge de manœuvre aux territoires et privilégier des textes plus frustes permettant une adaptation de la réponse aux spécificités des personnes et des territoires. Dans ce contexte, l’état aura un rôle important à jouer en matière de régulation.
L’affirmation des usages sociaux au cœur des politiques d’aménagement du territoire : le mouvement de décentralisation vise à rapprocher la décision des besoins de l’usager. En matière de service public, la première aspiration des Français est la qualité. Les usagers sont les premiers acteurs des politiques sociales, qui sont désormais fondées sur des parcours de personnes. Les poli- tiques sociales ne peuvent plus être le fait exclusif des collectivités publiques. Les politiques sociales, tout comme les politiques territoriales, se tricotent entre les collectivités et les usagers à l’échelle des territoires.
Valorisation des biens écologiques et fonciers communs : quelle est la politique d’occupation du territoire et de valorisation du patrimoine naturel ?
Les territoires acteurs de la compétitivité et du rayonnement français : le développement territorial repose sur une dynamique de projets. Les associations pourraient jouer un rôle d’ensemblier des politiques locales et devraient, dans le cadre de coopérations avec les collectivités publiques, partager leur connaissance des territoires de vie et de mobilité des personnes et faire remonter leur analyse des besoins en vue d’une meilleure prise en compte dans la définition des projets de développement territorial. Ces dynamiques de projet ne peuvent toutefois exister sans un minimum d’infrastructure.
L’ancrage cède le pas à la mobilité comme cadre de référence. La liberté d’implantation des hommes et des entreprises est un droit essentiel et la mobilité un élément démocratique fondamental. La mobilité rapproche les citoyens, mais elle exclut également, car elle suppose des moyens et des compétences. Elle engendre par ailleurs des multi-appartenances territoriales, d’où des citoyens à géométrie variable, la bonne maille territoriale variant en fonction des services concernés.
L’Europe 2010 : relecture d’un exercice de prospective mené dans les années 1990
Depuis une dizaine d’années, les préoccupations nationales des pays membres de l’Union européenne se sont fortement accentuées, au détriment de l’adhésion au projet collectif européen. La relecture a posteriori des scénarios pour l’Europe en 2010, qui avaient été élaborés dans le cadre d’un exercice de prospective mené dans les années 1990, permet de mieux comprendre les tendances actuelles au niveau européen.
→ Le contexte européen dans les années 1990
Cet exercice a été mené par la Commission européenne dans un contexte de grande confiance dans le projet européen. La signature du Traité de Maastricht en 1992, constitutif de l’Union européenne, avait permis d’établir un contrat poli- tique entre les états membres, de rassembler les piliers communautaire et de coopération intergouvernementale et de préciser les conditions du passage à la monnaie unique.
L’Europe était alors confrontée à deux perspectives : l’élargissement inéluctable aux pays de l’ex-bloc de l’Est, qui devait nécessairement être précédé d’un approfondissement politique et démocratique des institutions pour aller vers une union politique, et la montée en puissance de la société civile européenne. Dans l’esprit des décideurs européens, celle-ci était la pierre angulaire de la démocratie européenne et l’ingrédient requis pour asseoir sa légitimité. Or, dans le contexte postérieur à la crise de la vache folle, les forces émergentes étaient les lobbys des consommateurs et des environnementalistes, qui constituaient une importante force d’opposition mais étaient peu enclins à développer l’action collective nécessaire au développement de la citoyenneté européenne.
→ Présentation des scénarios : l’Europe en 2010
Le scénario des « mille fleurs »: ce scénario envisage un épanouissement et une influence croissante de la société civile pour donner une légitimité aux forces politiques européennes et conduire à un approfondissement démocratique et politique de l’Union européenne.
Le scénario d’une « Europe libérale » : ce scénario laisse entrevoir une société civile dominée par l’individualisme au détriment du lien social. Ce scénario repose sur un libéralisme politique, associatif et économique hostile à une intégration politique, donc aux perspectives d’élargissement.
Le scénario du « retour des Lumières »: ce scénario prévoit un intérêt renouvelé pour les notions de progrès, de savoir et d’éthique en réaction à la montée des populismes, souverainismes et extrémismes. On constate une montée en puissance de la société civile face à la faillite des partis politiques.
Le scénario de « l’Eurozone » : la société civile ne réussit pas le pari d’un épanouissement au niveau européen. On observe un effet d’équilibre entre cette société civile bruxelloise et un mouvement de repli national, la monnaie unique étant le seul élément supranational.
Le scénario de « l’Europe de la défense » : Ce scénario prévoit une guerre aux portes de l’Europe, qui conduit à la mise en œuvre d’une politique commune de défense décidée à Bruxelles. L’union politique est réduite à des éléments de circonstance qui ne conduisent pas à la fédération des états nations.
→ Validation et invalidation des scénarios pour l’Europe en 2010 :
- Aucun scénario ne prévoyait l’élargissement de l’Union européenne avant 2010. Or, il a eu lieu dès 2004.
- L’arrivée d’une nouvelle génération de chefs d’état européens et le changement de pilotage de l’Union européenne qui s’en est suivi n’avaient pas été anticipés.
- Les décideurs européens pensaient à tort que l’économie sociale de marché et le modèle social européen figuraient dans les gènes de la construction européenne.
- Les secteurs émergents de la société civile européenne privilégiaient une approche libérale et individualiste au détriment du lien social et de la cohésion sociale.
- La prépondérance des partis politiques nationaux sur le monde associatif avait été sous-estimée. L’influence réelle des associations sur les attitudes et représentations de l’Europe est faible.
Cependant, la montée du libéralisme, l’hostilité à la réglementation européenne, la montée des extrémismes et des populismes et le renforcement de l’Eurozone sont des signaux qui avaient été identifiés et qui se sont confirmés par la suite.
→ Enseignements pour le monde associatif contemporain
La période 2014-2019 est tellement décisive sur le plan politique qu’il est difficile de construire des scénarios pour 2030. Après plusieurs années de tribulations liées à la crise de l’euro, nous sommes en 2013 dans un contexte favorable à l’approfondissement de l’union politique européenne.
Le rôle de la société civile et du monde associatif est-il d’éviter un rejet par l’opinion publique ? Les associations ont un double discours vis-à-vis de l’Union européenne : elles sont conscientes de son influence croissante mais peinent à définir comment influer sur les décisions prises à Bruxelles. Le monde associatif doit lancer un signal à la communauté politique pour faire remonter dans le temps le débat européen et promouvoir, en amont des échanges au niveau européen, un débat profond entre acteurs politiques et acteurs sociaux au niveau français.
Suite à l’adoption du Traité de Lisbonne, on observe un progrès de la démocratie participative au niveau européen, qui se traduit notamment par le développe- ment des consultations sur l’économie sociale et solidaire, le travail initié par la Commission européenne pour la création d’indicateurs complémentaires du PIB, la redéfinition par le Paquet Almunia-Barnier des relations entre associations et collectivités publiques dans le cadre de la prestation de SSIG et le développe- ment de collectifs informels ou provisoires à côté des coordinations associatives représentatives.
On observe toutefois une difficulté d’accès aux financements européens pour les acteurs associatifs, notamment du fait d’une lecture différenciée des contraintes européennes. Le recours privilégié aux marchés publics va à l’encontre des dispositions européennes mais permet aux collectivités publiques françaises de se prémunir contre le risque de prises illégales d’intérêt. Le cadre réglementaire européen, via le mandatement, protège les associations d’une concurrence effrénée et irrespectueuse de leur identité, mais repose sur la définition par l’état de l’intérêt général auquel contribuent les associations, dont la capacité d’initiative est niée.
→ Quelles sont les perspectives au niveau européen ?
La zone euro va probablement parvenir à s’engager sur le chemin d’une union politique. Par le biais de coopérations renforcées, les états membres de la zone euro créent des cercles qui s’ouvrent à tous pour aller vers une Europe à géométrie variable et renforcée.
L’évolution de l’Europe et la marche vers l’intégration politique se font à deux niveaux : au niveau des pouvoirs publics et au niveau des expériences de terrain, dans le cadre des « petites Europe ». Anticiper les figures d’avenir fondées sur des coopérations entre entreprises, pouvoirs publics et associations serait une réponse intéressante pour créer une culture européenne et donner une âme à l’Europe.
Conclusion
Le territoire était jusqu’à présent considéré comme la bonne échelle de l’action collective. Or, l’approche fonctionnelle met en lumière la mobilité comme facteur d’ascension sociale et cadre de référence et fragilise l’unité territoriale. La double logique de fragmentation et de fluidité doit ainsi continuer à orienter nos réflexions.
Sur le plan de l’action publique, la contradiction entre l’inefficacité de la norme et la demande d’individualisation conduit à une réponse concertée à l’échelle territoriale.
À l’issue du cycle de décentralisation, nous assistons à un dépassement des logiques compétitives et à un développement des stratégies coopératives entre acteurs institutionnels à l’échelle d’un territoire, notamment via la mutualisation et la logique des guichets uniques.
Dans l’esprit des acteurs, l’Europe est aujourd’hui davantage perçue comme un obstacle que comme un projet. L’Europe a été un idéal, un projet politique et un projet de paix. Le marché unique a été un levier d’unification territoriale. Cette dynamique est devenue un faisceau de contraintes.
Il est aujourd’hui difficile de trouver la jointure entre la dimension européenne et la recherche de projets communs. Pour dépasser cette situation de rupture, il nous faut détecter les initiatives européennes porteuses de projet et les petits espaces de coopération, qui ne correspondent pas nécessairement à l’espace de construction institutionnelle de l’Europe.