La rédaction : Pouvez-vous présenter les objectifs de votre travail de recherche sur l’entraide ?
Françoise Le Borgne-Uguen : Mon travail de recherche porte sur la construction, l’évolution et le réaménagement, au fil des événements, des formes de l’entraide au sein des familles, particulièrement en direction des personnes du grand âge. Depuis une vingtaine d’années, les recherches menées avec Simone Pennec, sociologue à l’Université de Bretagne occidentale (UBO), ont décrit l’importance, la diversité et aussi la fragilité et l’inégalité de l’entraide familiale.
Une forte activité de soutien est attendue, parfois sous contrainte de la loi (droit civil, droit de la protection sociale et de l’aide sociale), et se généralise du fait de la diversité des moments du parcours de vie durant lesquels chacun est ou sera affaibli, sa vie quotidienne dépendant alors des services d’autrui.
Par exemple, l’adaptation de l’habitat, les demandes d’Allocation personnalisée d’autonomie (Apa) pour accéder à des services à domicile ou encore les demandes de protection juridique (curatelle, tutelle) sont des décisions qui interviennent le plus souvent lorsque des événements créent des discontinuités dans les trajectoires des personnes et des situations de vulnérabilité, pour elles et pour leurs proches. Mes travaux portent sur les effets de ces mesures publiques sur la production de santé et sur la répartition des services entre proches et professionnels, et également sur la manière dont la préservation des capacités des personnes à décider pour elles-mêmes est diversement mise en œuvre.
Les modes d’habiter, l’accès aux environnements publics, constituent un autre axe de mes recherches. Les transformations de l’organisation des sociabilités et des soins via les usages des objets techniques et leurs effets sur la participation sociale et la citoyenneté des individus et de leur entourage ont fait l’objet de plusieurs recherches collectives.
Ma posture consiste à :
– examiner ce que ces échanges doivent aux liens qui se construisent (au plan relationnel et de l’entraide) et qui existent (au plan du droit) ainsi qu’au sein de familles pluri-générationnelles ;
– saisir les manières dont ils sont imbriqués, façonnés, par les dispositifs publics qui sont les relais des protections socialisées.
La complexité du travail familial peut être analysée, saisie à partir de deux angles d’analyse en sociologie.
L’un renvoie aux rapports sociaux de genre, de place dans les fratries, de positions sociales des enfants et des conjoints dans ces contextes.
Le second tient d’une norme attendue dans les échanges entre parents comme dans l’ensemble des liens sociaux : les personnes doivent être associées le plus possible aux décisions qui les concernent.
Le travail de préservation de l’identité des vieilles personnes mené par les conjoints et les enfants fait partie du travail sanitaire profane, il conduit à la recherche d’ajustements avec les différents professionnels qui interviennent. La visée de préservation des capacités des individus prend une forme plus complexe lorsqu’il s’agit de solliciter son consentement pour certains soins ou pour un changement de lieu de vie. Nous avons montré que la préservation des pouvoirs d’agir, c’est-à-dire du fait que l’individu garde une emprise sur sa situation, varie selon les « arts de faire » des membres de sa famille et ceux des professionnels du soin et de l’accompagnement à domicile.
La rédaction : L’entraide entre les générations est-elle en train d’évoluer face à l’accroissement du vieillissement de la population ?
F.LB-U : Nous sommes dans un moment historique inconnu jusqu’ici, où quatre, voire cinq générations familiales sont contemporaines, et ce, pendant de longues années. Concrètement, les grands-parents ont moins de petits-enfants et sont en relation avec eux pendant plusieurs décennies. Cette réduction du nombre de parents à chaque place générationnelle et cette temporalité transforment les normes et les occasions d’échange entre générations. Les parcours de vie des individus sont de plus en plus complexes car moins linéaires que par le passé lorsque, pour les hommes en particulier, trois phases se succédaient : un temps de formation, de travail professionnel puis de retraite. Aujourd’hui, nous assistons à l’émergence de nouvelles temporalités liées à la vie privée (relations conjugales, filiales et à l’égard des ascendants) mais aussi aux engagements professionnels et sociaux (fin de carrières moins prévisibles, etc.). Ces nouvelles temporalités font bouger l’entraide : par exemple, une interruption professionnelle, une maladie de longue durée sont des occasions de dépendre des services de ses proches.
L’enjeu aujourd’hui réside dans la fabrique de nouvelles protections qui permettent de faire face aux événements du parcours de vie alors que nos protections socialisées restent principalement basées sur le statut de travailleur, de retraité ou d’ayant-droit de quelqu’un qui est en emploi. Au moment du grand-âge, il faut distinguer les individus qui disposent d’un vivier de parents de ceux qui sont sans descendants et sans fratrie, et qui dépendent principalement de la solidarité publique et de liens de proximité (voisins, amis).
Je dirais donc que plutôt que les soutiens entre parents se développent, les formes de l’entraide se transforment, car les opportunités de s’entraider sont plus fréquentes et de durée plus longue. Cependant, les potentialités d’échange sont inégalitaires entre les lignées, selon les manières dont les membres de la parenté sont équipés ou privés de ressources liées à la protection sociale qu’ils peuvent faire circuler entre eux. Les « coups de mains », les services circulent des générations intermédiaires vers les aînés et vers les jeunes adultes, tandis qu’aujourd’hui, les générations aînées qui le peuvent soutiennent les plus jeunes par des transferts financiers. Les conditions de l’entrée dans la vie adulte comme les modes de vie à la vieillesse dépendent de plus en plus des conditions de ressources des générations les plus âgées, voire des générations intermédiaires, ce qui peut conduire à des formes d’interdépendance « sous contraintes » entre parents.
La protection sociale qui a été pensée dans le milieu du XXe siècle n’est plus tout à fait adaptée à ces évolutions individuelles et familiales dans un contexte de vieillissement de la population. Avec Muriel Rebourg, juriste à l’Ubo, nous avons fait paraître en 2011 un ouvrage collectif consacré à cette question de la répartition des responsabilités et des soutiens dans un contexte de défi nouveaux pour les solidarités collectives1
, montrant la place des contextes culturels et des politiques nationales sur les familles, les manières dont les solidarités publiques sont subsidiaires ou se combinent avec les soutiens familiaux et la permanence d’un processus de responsabilisation au sein des parentés.
La rédaction : L’entraide familiale permet-elle de faire face à la dépendance ?
F.LB-U : Toutes nos études montrent que les soutiens des parents sont les plus rapidement mobilisés et les plus actifs, polyvalents. Parmi les personnes de soixante ans et plus qui ont besoin de services pour leur vie à domicile, huit sur dix bénéficient de l’aide d’un ou de plusieurs de leurs proches ; seules deux vieilles personnes sur dix dépendent exclusivement du soutien de professionnels. Le travail domestique et de santé est majoritairement assuré par des proches. Depuis les années 2000, des mesures publiques, particulièrement la généralisation de l’Apa, les plans Alzheimer, ont contribué à introduire des allocations publiques visant à soutenir le travail des proches.
Parmi les personnes dont le niveau de dépendance – au sens de la grille Autonomie gérontologie groupes iso-ressources (AGGIR) – est le plus élevé et qui vivent à domicile, huit sur dix bénéficient à la fois des soutiens de parents et de professionnels. Aux activités des proches qui réalisent un travail familial de soin, s’ajoutent les interventions de professionnels : infirmiers, aides-soignants, auxiliaires de vie, assistants de soins en gérontologie, kinésithérapeutes, etc. Les domiciles sont devenus des centres de production de santé à partir duquel s’organisent des soins ambulatoires, des recours à l’accueil de jour, des temps ponctuels de soins hospitaliers, dans les situations de polypathologies.
De ce fait, l’entraide familiale a pris des formes plus complexes parce que plus diverses. Parmi les enfants, certains réalisent des activités qui les placent en « première ligne » dans le soin au sens où ils cumulent le travail domestique, les soins au corps, le soutien moral, l’organisation de la sociabilité ainsi que le travail de « papiers » supplémentaire requis. D’autres, en place d’« organisateurs », vont faire une partie du travail par eux-mêmes et vont externaliser certaines tâches, les soins au corps et/ou l’entretien domestique. D’autres encore vont intervenir en tant que « gestionnaires » auprès de leur ascendant, assurant principalement des activités administratives, financières, visant l’optimisation des ressources du parent et/ou pour différer le recours à l’obligation alimentaire. Enfin certains enfants exercent des fonctions de « relais », répondant ponctuellement aux besoins de répit d’un autre parent, une sœur, parfois un frère réalisant habituellement le travail de soin.
Ces situations montrent la complexité des configurations de soutien auprès des vieilles personnes, la place que prennent les événements de santé qui concernent la personne mais aussi les événements qui affectent les parcours de vie de chacun de ses parents et qui modifient leur mobilisation. Ces contextes donnent à voir l’importance du travail de négociations requis entre parents, au sein des fratries/sororeries et avec le ou les ascendants.
Ils nous ont conduites à explorer les limites des négociations qui se mettent en place aux moments des décisions qui portent sur le soin, entre les professionnels, la personne et ses proches2
, lesquelles ont des conséquences sur les modes de vie et l’organisation des soins à domicile.
La rédaction : L’allongement des études et le chômage des jeunes sont-ils des freins ou des accélérateurs de l’entraide familiale ?
F.LB-U : Une partie de mes travaux portant sur l’évolution de l’activité des grands-parents, j’observe que l’allongement des études ou les difficultés de stabilisation d’entrée dans la vie active des jeunes entrainent le soutien – souvent des parents et parfois des grands-parents – si les familles sont pourvues des moyens suffisants. C’est donc en effet un nouveau contexte d’entraide familiale devant lequel nous nous trouvons, lorsque des petits-enfants, jeunes adultes, bénéficient par exemple, des objets techniques de leurs grands-parents (réfrigérateurs, gazinières, etc.) lors de leur première installation en couple. Beaucoup de travaux montrent que les capacités des jeunes à se maintenir dans des positionnements de vie stable, sans vulnérabilité ou précarité, dépendent beaucoup des offres de soutien de leurs ascendants, avec en premier besoin, l’accès au logement. Je pense en particulier aux travaux d’Adrien Papuchon qui montrent très bien – en France et en Europe – la reproduction des inégalités présente dans le soutien des parents vis-à-vis des enfants adultes. Variables selon les systèmes de protection sociale des différents parents et les milieux sociaux, les soutiens prennent la forme de cohabitation résidentielle prolongée de « jeunes actifs sous perfusion parentale » ou de transferts financiers, y compris auprès de jeunes actifs de 18 à 30 ans (2014)3
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La rédaction : Quels sont les liens entre l’entraide familiale et les politiques publiques de protection sociale dans le champ de la vieillesse ?
F.LB-U : Les politiques publiques façonnent les formes d’entraide familiale et orientent les modes d’imbrication entre les familles et l’État. Certaines mesures favorisent la coopération entre acteurs publics et acteurs privés, par exemple les mesures récentes de « soutiens aux aidants » ou l’Apa. D’autres dispositifs, particulièrement à l’égard de vieilles personnes s’appuient sur un modèle de substitution État/famille ; l’État n’intervenant qu’en compensation d’une absence de soutien entre parents. Il s’agit des mesures d’aide sociale, de l’obligation alimentaire. Cette logique publique tend à promouvoir une norme : les vieilles personnes devront prévoir elles-mêmes leurs protections, ce qui n’est absolument pas demandé à d’autres catégories de personnes dites « vulnérables ».
Pour conclure, deux types d’acteurs familiaux peuvent être distingués. Ceux qui essaient d’infléchir les politiques publiques ou de les façonner à leur tour en ayant des stratégies qui consistent à recourir à plusieurs dispositifs, à négocier leurs usages de différents dispositifs sanitaires, médico-sociaux et d’accès à la cité ; ce sont les personnes les mieux informées de l’ensemble des droits et des dispositifs de protection sociale. Et ceux qui n’ont pas recours à ces stratégies car ils sont dépourvus en termes d’information ; ils n’accèdent pas aux guichets uniques d’information, de coordination, d’intégration des soins et des services et se trouvent plus souvent en situation de relégation, de distance aux dispositifs sociaux et de médiations.
- 1Le Borgne-Uguen F., Rebourg M. (dir.), 2011, L'entraide familiale : régulations juridiques et sociales, Rennes, PUR, 326p.
- 2Pennec S., Le Borgne-Uguen F. (dir.), 2014, Les négociations du soin. Les professionnels, les malades et leurs proches, Rennes, Pur, coll. Le sens social, 283 p.
- 3Papuchon A., "Les transferts familiaux vers les jeunes adultes en temps de crise : le charme discret de l'injustice distributive", Revue française des affaires sociales, 1 (n°1-2), 2014, p.120-143.