Construit sur des relations d’échange entre les individus, l'engagement bouleverse la façon de faire société et est confronté à de nouvelles exigences.
La montée de l’individualisme n’est pas synonyme de repli sur soi ou d’égoïsme des individus mais au contraire d’une reconfiguration de leurs relations à autrui et de leur rapport au collectif. Cette reconfiguration impacte la gouvernance et la conception même de l’organisation et de l’activité des associations.
La question de l’engagement s’est depuis élargie à la sphère publique et à celle de l’entreprise et le moment est venu de s’interroger sur ce que ce phénomène nous dit de la transformation de la société elle-même.
Réalisation de soi et reconnaissance, nouveaux enjeux de l'engagement
Nous inspirant des travaux de Marc-Henry Soulet, nous observions en 2011 que se nouait « un nouveau rapport entre l’individu et la société, dans lequel le collectif ne serait plus instauré de haut en bas mais librement construit sur la base de vies individuelles mises en commun grâce à un processus transactionnel. Nous n’assisterions donc pas tant à un retrait sur la sphère privée ou à une invasion de la sphère publique par la sphère privée, qu’à un décloisonnement de ces deux sphères. Le public deviendrait l’élaboration du commun à partir de biographies individuellement 1
. »
L’individu reconfiguré est à la fois plus riche de potentiel, porteur de davantage de capacités créatives et relationnelles mais aussi plus fragile lorsque ce potentiel est convoqué par les exigences de la productivité, de l’adaptation ou est confronté à la précarité. L’association se distingue des autres institutions parce qu’elle ne demande aux individus ni d’être performants ni d’être conformes. Elle est donc, par construction, plus proche des attentes des individus que ne le sont aujourd’hui les entreprises et les organisations publiques. Si les associations ont un projet commun à élaborer, c’est bien celui d’une éthique des individus et d’une constitution de la « société véritable 2 ».
Dans l’étude menée par Jean-Michel Peter et Roger Sue en 2013 sur les représentations de l’engagement bénévole, le principe d’association et les pratiques de loisir sont plébiscités pour créer du lien social. À la question « selon vous, aujourd’hui en France, qu’est-ce qui contribue le plus à créer du lien social ?», 81,2 % répondent massivement l’engagement associatif, suivi par les pratiques de loisir (62,4 %). Les espaces traditionnels de socialisation sont beaucoup moins cités, comme l’école (43,3 %), voire peu cités, comme le travail (27,8 %) ou la famille (25,9 %), ce qui est plus surprenant.
Le premier volet de l’étude avait montré comment du devoir, voire de la mission sous couvert d’altruisme, l’engagement bénévole est passé à une forme privilégiée de réalisation de soi, avec l’avènement d’un « individu relationnel » pour qui les notions de plaisir et d’acquisition de compétences deviennent dominantes. « Se connaître », « se produire », « se réaliser », tels sont les termes qui reviennent le plus souvent dans le discours des bénévoles sur leur parcours.
L’importance du rapport à l’acquisition ou au développement des compétences se vérifie et se confirme à un niveau très élevé. Si 81 % des bénévoles estiment que leurs compétences sont mises en valeur par l’association, ils sont encore plus nombreux (93,6 %) à juger que l’exercice d’une activité associative leur a apporté des compétences ou des connaissances nouvelles. La valorisation et le développement des compétences, encore plus forts chez les jeunes et les étudiants, font donc désormais partie des facteurs déterminants de l’engagement bénévole dans les associations aujourd’hui. On observe ainsi un glissement d’un engagement militant à une logique d’épanouissement personnel et de « retour sur investissement », c’est-à-dire de reconnaissance3 .
L’élargissement de la problématique de l’engagement à la sphère publique et à celle du travail n’a pas modifié la nature de ce double lien : construction du collectif dans le respect des singularités de l’individu et reconnaissance des compétences sociales exprimées dans l’engagement. Le succès du Service civique s’explique en grande partie parce qu’il repose sur cette dialectique : le jeune volontaire est accueilli sans aucun prérequis et le bénéfice de la mission est essentiellement l’expérience acquise ouvrant vers l’intégration au monde du travail.
A contrario, le management réduisant l’individu à la performance chiffrable est la cause majeure de la souffrance au travail. Quant au lien social, il se diffracte sous l’effet de la multiplication infinie des singularités : le moteur de « l’expérience client » comme de la sociabilité numérique est l’expression et la mise en représentation du ressenti de chaque individu. C’est l’avènement de ce que Nicolas Colin et Henri Verdier ont, après Toni Negri, justement appelé l’ « âge de la multitude ».4
Les quatre exigences d'une société de l'engagement
La question que suscite cette mutation de l’engagement dans l’ensemble de la société est désormais celle-ci : comment construire et faire vivre des collectifs, des entreprises et des institutions durables sur la base d’une relation d’engagement purement transactionnelle avec les individus ?
Pour relever ce défi, la société devra commencer par répondre à quatre exigences : être éthique, être inclusive, être apprenante, être « valuable ».
Dans une société de l’engagement, la force des collectifs et des institutions ne repose pas sur la fusion ou la subordination des individus mais sur leur épanouissement personnel. La question des comportements individuels devient alors centrale pour la constitution et le maintien du sens de l’action collective. Plus que la règle abstraite ou la superstructure réglementaire, c’est donc l’énoncé et l’observance de la règle éthique qui condense le sens de l’action collective. La place prise par les questions de comportement personnel dans les lieux de pouvoir (probité des hommes politiques, harcèlement dans le monde des médias, pédophilie dans l’Église…) est l’expression symptomatique de cette exigence.
Symétriquement, c’est sur le respect et la dignité de la personne que se concentre la vitalité d’une société de l’engagement. C’est sur ce terrain que se déroulent actuellement les affrontements de notre société avec les fanatismes religieux. Le djihadisme nous défie par son indifférence absolue au sort des personnes, qu’elles soient auteurs ou victimes du terrorisme. Les mouvements « pro-vie » ou homophobes entendent subordonner le sort des personnes au maintien de l’ordre symbolique. A contrario, une société de l’engagement est nécessairement une société inclusive, c’est-à-dire où les règles du collectif ne sont légitimes, ne prennent de sens que si elles permettent en toute circonstance l’effectivité des droits et de la dignité des personnes5
.
Si la relation entre l’individu et le collectif peut être qualifiée de transactionnelle, elle ne relève pas pour autant du contrat. La transaction porte essentiellement sur l’acquisition, l’expression et la reconnaissance des compétences. Dans une société de l’engagement, chaque individu est simultanément contributeur et bénéficiaire de la circulation des compétences: c’est en sens qu’il s’agit d’une société apprenante (Roger Sue dit joliment que l’essentiel de l’activité est d’y « faire connaissance6 ») dans laquelle les dynamiques collectives sont nourries en permanence par la production et le partage de connaissances, suscitées et validées par l’expérience7 .
La quatrième exigence est la plus difficile à exprimer et n’est ici qu’esquissée. En parlant de société « valuable », je me réfère à la théorie de la valuation de John Dewey8 selon laquelle les valeurs n’existent que dans un contexte et une situation donnés, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont purement relatives mais que leur objectivité doit être établie par l’enquête9 . Dans une société de l’engagement, la valeur des choses, mais surtout des personnes et de leurs actes, dès lors que l’on postule le respect de leur singularité, ne peut être établie sur la base d’un référentiel unique a priori mais résulte d’un processus d’élaboration collective dont la part transactionnelle n’est pas ignorée. Les valeurs que l’on évoque ici sont aussi bien économiques, éthiques que sociales.
La société de l’engagement est à la fois une réalité émergente et un projet de société, pour peu que ces quatre exigences éclairent l’action collective en formant la colonne vertébrale de l’aspiration à la collaboration, à la coopération et au partage qui est la manifestation contemporaine de l’idée de progrès.
- 1 Marc-Henry Soulet, Agir en société, engagement et mobilisation aujourd’hui, Fribourg Academic Press, 2004. C’est moi qui souligne.
- 2La Tribune Fonda n°211 – octobre 2011. L’expression « société véritable » est empruntée à un discours de Pierre Leroux de 1848.
- 3La Tribune Fonda n°221, avril 2014.
- 4Nicolas Colin et Henri Verdier, L’âge de la multitude, Paris, Ed. Armand Colin, 2012.
- 5Le Chapitre prospectif du Conseil de la CNSA adopté en juillet 2018 peut désormais être considéré comme le texte de référence sur la société inclusive. www.cnsa.fr/documentation/chapitre_prospectif
- 6Roger Sue, La contre-société, Paris, Ed. LLL, 2016.
- 7Cf. Catherine Berchetti-Bizot, Guillaume Houzel et François Taddei, Vers une société apprenante, rapport sur la recherche et le développement de l’éducation tout au long de la vie. www.education.gouv.fr.
- 8« La valeur qu’une personne attache à une fin don- née ne se mesure pas à ce qu’elle dit de sa préciosité mais au soin qu’elle met à obtenir et à utiliser les moyens sans lesquels cette fin ne peut être atteinte. », John Dewey, La formation des valeurs (recueil de textes traduits en français), Paris, éditions La Découverte, 2011, p.108
- 9Cf. la note de lecture d’Irène Pereira sur iresmo. jmdo.com