Prospective Enjeux sociétaux

Les évolutions sociétales

Tribune Fonda N°218 - Faire ensemble 2020 : comprendre le présent pour construire l'avenir - Juin 2013
Thierry Gaudin
Thierry Gaudin
Et Hugues De Jouvenel
Synthèse des interventions de Thierry Gaudin et d'Hugues de Jouvenel lors du séminaire de prospective organisé par la Fonda le 11 octobre 2012.
Les évolutions sociétales

Sollicités par la Fonda pour réagir aux quatre scénarios d'avenir des associations qu'elle avait proposé en 2011, Thierry Gaudin et Hugues de Jouvenel sont intervenus le 11 octobre 2012à Paris dans le cadre d'un cycle de quatre séminaires de prospective, organisés en partenariat avec la Macif. ​​​​​​

Thierry Gaudin s'est notamment exprimé sur « les mutations des sociétés » et Hugues de Jouvenel sur « les mutations socio-économiques ».

Trois discutants ont également participé au débat : Nadia Bellaoui (présidente de la CPCA, actuel Mouvement associatif), Philippe da Costa (conseiller du président du groupe Macif) et François Soulage (président du Secours catholique).

 

L’avenir ne se prévoit pas, il se construit


La production d’un « récit racontable du futur » est en soit fort utile. Car « un homme averti en vaut deux ». Mais l’exploration des futurs possibles n’a pas beaucoup d’intérêt si elle n’est pas accompagnée de prises de position (de la production d’un récit racontable du futur souhaité) et d’une stratégie pour l’atteindre. Autrement dit, « cela ne sert à rien d’avoir raison tout seul, et on n’est pas intelligent si on ne réussit pas à déclencher l’action ».

Vigie et gouvernail à la fois, la démarche prospective joue un rôle d’accoucheur : « il faut faire prendre conscience collectivement de la nécessité d’agir autre- ment. » « L’avenir ne se prévoit pas, il se construit. » C’est le sens de la démarche initiée par la Fonda : élaborer collectivement un récit racontable du futur souhaitable et mobiliser les acteurs, les associations en premier lieu, mais aussi leurs parties prenantes, pour construire ce futur. Quelle société voulons-nous partager, puis laisser à nos enfants ? C’est la question à laquelle la première université « Faire ensemble 2020 » des 22 et 23 novembre 2011 a cherché à répondre.

Le cadre institutionnel est contraignant pour faire de la prospective. Il n’offre pas la liberté de penser requise. Qui a intérêt au changement et à l’inverse, qui s’y oppose ? Dans une société en crise qui connaît un déficit politique majeur, les pouvoirs publics diffusent un discours rassurant, alors que chacun sait que la réa- lité est inquiétante.

Devant l’ampleur des mutations en cours et face à une certaine impuissance des pouvoirs publics – pris en tenaille par des contraintes de gestion et de communication – à dégager des visions d’avenir, il y a urgence à co-construire « des récits racontables et souhaitables du futur ». C’est une urgence et un devoir pour les associations. En ce domaine, elles font montre d’une appétence et de prédis- positions naturelles, le « projet » (du latin projeter, qui signifie jeter en avant) étant au cœur de la vie associative.

Les associations ont vocation à construire ensemble un récit collectif qui les dépasse.


L’éducation : un levier essentiel pour construire ce futur


Force est de constater que l’éducation nationale transmet des savoirs correspondant à une société qui n’existe plus. Le baccalauréat n’a statistiquement plus de sens et l’enseignement ne dispense rien de concret. « On ne peut imaginer une société libre et autonome si on ne forme que des gens qui ont les mains coupées. » Il faut réintroduire l’apprentissage de gestes concrets, comme la cuisine, la mécanique… et promouvoir l’appropriation des innovations technologiques et sociales.

L’enjeu pour les générations futures est d’être maître de leur propre destin et d’avoir la capacité à le piloter de façon autonome (ce qui ne signifie pas en autarcie). Qu’il s’agisse d’enfants ou d’adultes, d’éducation nationale ou d’éducation populaire, il faut que l’éducation apprenne à penser en autonomie, à renforcer l’esprit critique et à développer le discernement. À ce titre, Internet est à la fois « la plus belle encyclopédie du monde mais aussi la plus grande poubelle planétaire » : comment s’y retrouver sans esprit critique ?

L’essor des technologies de l’information et de la communication contribue à une désynchronisation des temps et des lieux de vie. En favorisant l’émergence d’une autre conception de la réalité, elles ont des conséquences sur le mental des sociétés. S’agit-il d’un « signal faible » précurseur d’une évolution structurante, à savoir « le remplacement d’une réalité oppressante par une virtualité libératrice » ?

La montée en puissance d’Internet pose également la question des relations sociales. Elle induit d’importantes ruptures dans la voie hiérarchique et dans la façon de travailler ensemble. Toutefois, la communication virtuelle ne suffit pas. Il est nécessaire de se frotter aux autres pour apprendre à gérer les déséquilibres et à instruire les controverses.

L’Homme étant « un support d’information », l’éducation doit enfin soutenir la diffusion de modèles alternatifs, « polliniser » les idées, valoriser la diversité des expressions et des manières de faire. À ce titre, les associations, creusets d’in- novations et porteuses de valeurs, ont une énorme carte à jouer. Elles disposent d’outils numériques puissants, à condition de savoir les apprivoiser. L’expérience ancienne des associations dans le domaine de l’éducation populaire peut trouver ici des objectifs adaptés à ces nouveaux enjeux : apprivoiser la technique, décrypter la réalité, redonner le sens du concret, développer l’autonomie de chacun, cultiver la relation ainsi que l’empathie.
 


Inventer un nouveau paradigme de développement


L’espèce humaine a dépassé la capacité d’approvisionnement de la planète depuis les années 1980. La transition vers la société cognitive des XXIe et XXIIe siècles repose sur un déséquilibre écologique de la relation de l’humain avec le vivant. Si chacun continue à produire et à consommer comme aujourd’hui, il faudra une deuxième planète terre en 2035. Et que fera-t-on des réfugiés climatiques de demain ? C’est dire l’urgence de repenser notre relation à la nature.

Ce déséquilibre est notamment lié à la dérive financière de « l’économie- monde ». L’humain est dominé par l’impératif de croissance et par des phénomènes tels que le neuro-marketing (qui vise à capter les préférences des individus pour leur proposer des produits de consommation en conséquence). Le déni de la réalité et la difficulté à transmettre le passé accentuent ce constat. « La production de chiffres finit par nous tenir lieu de pensée. »

Un « impératif de sobriété » s’impose à l’humain. Il nous faut développer une économie moins consommatrice de matières premières et moins agressive vis-à- vis des écosystèmes. L’humain doit retrouver une capacité d’empathie vis-à-vis du végétal et de l’animal. La nature est en danger. Prendre soin de la nature et la maintenir en vie est un rôle fondamental de l’espèce humaine. Si elle n’assume pas ce rôle, elle ne survivra pas. L’humain doit redevenir le « gardien » de la nature (selon l’étymologie du mot « jardin ») plutôt que son ennemi.

Le nouveau paradigme de développement devra également reposer sur des innovations socio-organisationnelles et technologiques. Sur le plan organisationnel, le management d’autorité (pyramidal) disparaît au profit d’un management transversal : le manager devient le chef d’orchestre d’une « organisation polycellulaire d’intelligence répartie ».

Sur le plan économique, il s’agit d’opérer une mutation majeure vers l’économie de la fonctionnalité, à savoir une économie de services basée sur l’économie de la connaissance. Aujourd’hui, on observe une tertiarisation des secteurs agricole et industriel, tandis que le tertiaire s’industrialise. Le prix des produits dépend de plus en plus de l’immatériel incorporé.

La diversification et la précarisation de l’emploi, liées à la tertiarisation et à l’apparition de nouvelles formes d’emplois atypiques, comportent des risques importants de délitement du lien social. Des villes entières s’effondrent, à l’image des « shrinking cities » (Detroit, Glasgow, Leipzig…).

Or, de nombreuses innovations sociales, supports de liens et vecteurs d’inclusion sociale, sont portées par de petites associations : il existe une multitude d’expériences locales inouïes. Les associations et les structures de l’économie sociale et solidaire ont un rôle fondamental à jouer dans la construction d’un autre modèle de développement, dans la production de richesses et dans un processus de changement !

L’exemple des monnaies complémentaires est à ce titre particulièrement intéressant. En réaction au modèle dominant de l’économie financiarisée, elles per- mettent de revitaliser les circuits d’approvisionnement locaux et de développer de nouvelles relations sociales. Elles s’inscrivent dans une économie du don et de la gratuité.

 

Reconstruire le collectif et réinventer le lien social


En France, l’entraide est du ressort de l’État-protecteur (à ne pas confondre avec l’État-providence). Notre système de protection sociale était jusqu’à présent basé sur la conscience d’appartenir à un destin commun et l’acceptation de prendre des risques collectivement (ce qu’on appelle le « voile d’ignorance »). Le choix avait été fait de financer la protection sociale par des prélèvements sur les salaires. Dans un contexte de sous-emploi, conjugué à un allongement de l’espérance de vie, l’explosion du système est proche. Quelles marges de manœuvre reste-t-il ? Réduire les remboursements ? Augmenter les cotisations ? Individualiser les cotisations ? Ou encore taxer le capital ?

Il n’a jamais été aussi urgent de transformer nos systèmes de solidarité, en tenant compte des individualités. L’individuation croissante ne signifie pas une renonciation au collectif. Elle situe l’individu au cœur du collectif et lui permet de contribuer à la défense de l’intérêt collectif. En cela encore, les associations et les mutuelles ont un rôle décisif à jouer. Elles doivent contribuer activement à la réinvention du lien social et du bien commun.

Le défi est collectif, la contribution des associations peut notamment porter sur l’observation et la remontée des « signaux faibles » qui ne sont pas pris en compte par la société : il s’agit d’aider à faire le tri entre ce qui est anecdotique et ce qui est avant-coureur de changements en profondeur. Par ailleurs, dans un contexte de déficit politique et de frilosité des pouvoirs publics, il est nécessaire pour les associations de dépasser le rôle d’économie de réparation auquel elles sont par- fois réduites pour prendre des risques, innover et être avant-gardistes dans un monde qui doit être réinventé.

Les associations doivent retrouver l’intérêt du projet associatif. Elles doivent dépasser la logique de l’appel d’offres, qui est dominante dans une économie concurrentielle, pour revenir à une logique d’appel à projets. Face à la crise des corps intermédiaires et à la perte du sens commun, il s’agit pour les associations de définir comment retisser du tissu social et comment re-fabriquer du collectif. Pour surmonter la crise actuelle, qui est la « transition entre un monde qui n’en finit pas de mourir et un monde qui reste à inventer », les associations doivent « réinventer un langage politique » et être les « artisans des évolutions à construire ».

 

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