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Les associations au cœur de la création de valeur

Tribune Fonda N°229 - Les associations dans un monde en transition – Écologie et économie - Mars 2016
Patrick Viveret
Patrick Viveret
Les propos sont ceux de Patrick Viveret. Ils ont été recueillis lors d’un entretien réalisé le 4 mai 2015, par Jean Bastide, Francine Evrard, Jacqueline Mengin et Michel de Tapol, administrateurs de la Fonda.

Repenser la valeur et la richesse


La prospective des associations est étroitement dépendante de la façon dont nos sociétés caractérisent la richesse. Si on se situe du côté de ce qui reste aujourd’hui le modèle dominant, la richesse serait liée à la création de valeur, et seules les entreprises la produiraient. La plus grande partie des associations, qui ne sont pas des associations économiques, sont, du point de vue de la comptabilité nationale, des inactifs, donc du côté des charges. Au mieux, elles sont du côté des bonnes œuvres. Plus que d’une logique exclusivement économique, les associations sont directement victimes de ce que j’ai appelé, dans mon rapport sur l’état de la richesse, l’ « économisme ». C’est un système d’écoligion, un système de croyances, organisé avec des dogmes, des règles, etc.

Il faut considérer que la création de valeur correspond au sens premier du mot valeur, qui est de la force de vie (donc la valeur ajoutée). Or partout où il y a de la transmission, de la co-création, il y a de la force de vie supplémentaire. À ce moment-là, on voit bien que les associations se situent dans une perspective d’avenir.

Prenons par exemple le dernier livre de Jeremy Rifkin sur les communaux collaboratifs : il démontre de façon convaincante pourquoi le modèle capitaliste est en train de s’épuiser de l’intérieur. Son analyse n’est pas une analyse alternative, critique au sens classique du terme, mais une analyse qui part du cœur du capitalisme financier américain et qui montre à partir de ses grands acteurs que les tendances technologiques actuelles conduisent à une crise majeure de ce qu’à l’époque de Marx on aurait appelé le taux de profit.

Si on veut préserver une profitabilité importante, il faut casser la concurrence. Il met en évidence des textes extrêmement intéressants, y compris de grands architectes du capitalisme américain, qui disent que notre seule chance de garder des taux de profit importants c’est de casser la concurrence dans un certain nombre de secteurs. Ce phénomène s’observe déjà dans le capitalisme informationnel, avec les grands trusts comme Microsoft, Google, Apple, etc. Ces logiques de cartel sont similaires à ce qu’on avait vu à l’époque du capitalisme industriel avec les grands trusts.
 

Le système capitaliste dominant à la dérive


Rifkin explique que le modèle capitaliste dominant n’a pas véritablement d’avenir car les tendances lourdes liées aux mutations économiques actuelles ont comme caractéristique de développer des logiques collaboratives plutôt que des logiques de guerre économique. Ce qui suppose un haut degré d’accès à la connaissance et à l’information. Or, les logiques de privatisation, les logiques d’individualisme, les logiques de compétition ne correspondent pas à ces tendances lourdes.

Si on prend cette deuxième option, on a évidemment des scénarios qui sont très différents, parce qu’on est dans une situation où la forme dominante du capitalisme informationnel et financier atteint un certain nombre de limites, voire des risques d’effondrement majeurs dont le plus important, et le plus probable à court terme, est l’effondrement financier. Il faut se souvenir qu’en 2008, nous avons été à deux doigts d’un effondrement financier mondial si le grand assureur AIG n’avait pas été nationalisé en catastrophe dans la foulée de la disparition de Lehman Brothers. Les marchés financiers sont dans la crainte perpétuelle d’une crise financière comparable à celle de 2008, voire plus grave, et savent que les États n’ont cette fois pas les moyens de sauver le système. Je suis frappé par le fait que, lorsque l’on converse avec eux, les acteurs de la finance ont peu de vision du futur de leur propre point de vue.

Il m’est arrivé récemment d’être invité à un diner-débat avec des banquiers du Cac 40. Je leur dis : « Vous connaissez mes positions, j’imagine que vous m’invitez au titre de ce que j’ai fait à la Cour des comptes, mais ça m’intrigue, compte tenu de ce que vous savez de mes positions. » Ils me répondent : « C’est à propos du livre que vous avez écrit, La cause humaine, dont le sous-titre était Du bon usage de la fin d’un monde. De notre point de vue, nous voyons bien la fin d’un monde, mais pas le bon usage qu’il est possible d’en faire, et c’est ça qui nous intéresse. »

Donc j’ai commencé à les faire parler : « Pourquoi voyez-vous la fin d’un monde ? » J’ai joué les candides : « On nous dit qu’avec les mesures de régulation, le pacte, etc. une crise financière n’est plus réellement possible. Est-ce que vous la pensez possible, voire probable ou très probable ? » Ils me répondent qu’elle est très probable, et pas en 2100, mais dans les cinq à dix ans qui viennent. À ce moment-là je leur demande : « Pensez-vous que les États qui ont été capables de sauver le système en 2008 vont en être capables à nouveau ? » Ils me répondent que nous allons vers une nouvelle crise financière plus grave que 2008 ; deuxièmement, que les États, exsangues, ne pourront pas sauver le système. Quel est donc le plan B ? « Eh bien, me disent-ils, à notre connaissance il n’y a aucun plan de prévu dans cette situation et c’est bien pour ça que nous voyons la fin d’un monde mais que nous n’en voyons pas le bon usage, parce que ça va être le chaos, la guerre civile, etc. »

Il y a une grande différence avec la « mondialisation heureuse » défendue il y a une dizaine d’années par Alain Minc et tous les thuriféraires français de ce modèle, pour qui, si l’on ne peut certes faire d’omelettes sans casser des œufs, le sens de l’histoire était certain. Aujourd’hui, d’un point de vue interne, les financiers ne voient plus le sens de l’histoire et la fameuse phrase de l’ex-patron de Lehman Brothers est celle qui résume le mieux leur posture : « Nous dansons au bord du gouffre mais tant que la musique continue de jouer, on continue à danser. »


Catastrophe et résilience


L’hyper dominance et l’hyper brutalité du système actuel sont plutôt à enregistrer comme un signe de fin de cycle que comme un signe de renforcement. C’est difficile à percevoir lorsqu’on a le nez sur le guidon ou quand on est victime de cette accélération de la dominance purement économique et financière. C’est le cas des associations, qui sont directement victimes par exemple des coupes claires des subventions.

Mais quand on regarde les grands cycles historiques, on voit bien que l’une des caractéristiques de leur achèvement, c’est qu’ils se manifestent par les caractères les plus brutaux et les plus caricaturaux de ce qu’a été leur dominance, sans les souplesses et les aménagements qui sont les leurs en situation de maturité. Le colonialisme en offre un bon exemple : pour la France l’année 1962 a été d’une grande brutalité, qui était le signe de la fin d’un cycle. En fin de course, les cycles deviennent leur propre caricature. Oxfam a récemment publié un rapport soulignant que la fortune de soixante-sept personnes est égale au revenu de 3,5 milliards d’êtres humains.

Nous allons à terme vers une situation binaire entre une infime oligarchie mondiale et une montée croissante de la pauvreté et de la précarité. C’est insoutenable pour un système dominant, qui ne peut même plus laisser croire, par exemple, que l’aspiration à la prospérité purement matérielle est suffisante ! Que l’on prenne l’entrée matérielle ou l’entrée spirituelle, au sens laïc du terme, il n’y a plus de véritable espérance, d’où le no future dans le capitalisme financier actuel malgré une surpuissance financière, médiatique et politique de celui-ci. Ce système a les moyens de payer les campagnes électorales, de corrompre, d’influencer, d’avoir tous les leviers du monde à sa disposition. Mais quand on l’observe sur la durée, on aboutit aux perspectives qu’évoque Rifkin dans son dernier livre.

C’est pourquoi, il faut intégrer dans toute prospective, des situations majeures de rupture qui ne sont pas forcément spectaculaires. Une vraie rupture de tendance, qui peut se traduire pour partie par des effets chaotiques, et l’inquiétude des banquiers dont je parlais auparavant, est hélas justifiée. Cela oblige d’autant plus à penser les alternatives à cette situation, et elles ne peuvent être, comme dans toutes les situations catastrophiques que connaît l’histoire de l’humanité, que du côté de la solidarité et de la capacité à retrouver une espérance.

Deux types de situation catastrophique sont à distinguer. Elles ont un facteur commun, la ruine matérielle, que les sociétés humaines savent le mieux surmonter. Le vrai effet dramatique d’une catastrophe, c’est quand elle produit de la méfiance, voire de la haine, et de l’absence de confiance dans l’avenir. Les éléments d’alternatives positives à la catastrophe se trouvent alors dans une double confiance : la confiance aux autres dans la difficulté par la solidarité permet de retrouver de l’espérance, de la confiance dans l’avenir. Prenons par exemple les personnes inondées dans le sud de la France qui avaient bénéficié de l’aide des personnes inondées quelques mois auparavant dans la Somme : elles disaient certes avoir tout perdu matériellement ; mais grâce à l’aide reçue la confiance et l’espérance ont été retrouvées.
 

Les associations, garantes du développement d’une volonté bénéfique ?


La question de l’évolution des associations doit par conséquent être pensée à partir des forces qui sont sur le terrain, à partir de la création de valeurs comme forces de vie. Plus on est confronté à des situations de résilience, plus la question de la valeur comme force de vie compte. La question essentielle étant : qu’est ce qui compte dans nos vies ? Le modèle économique doit retrouver lui-même un sens structuré, non seulement par le fait que valeur veut dire force de vie, mais aussi par le fait que bénéfice doit reprendre son sens d’activité bénéfique et source de bienfaits. Le bénévolat ne se définit alors pas par l’absence de rémunération mais désigne une orientation bénéfique de la volonté, est source de création de valeur. Le contraire du bénévolat n’est pas le salariat : c’est le malévolat ou le lucravolat.

Le bénévolat est l’orientation de la volonté, source de création de valeurs, dans cette perspective que Rifkin appelle les communaux collaboratifs. Le fait associatif dans son socle de valeurs humaines doit garantir la bonne volonté, mais ce n’est pas l’organisation associative qui garantit ces valeurs. Une association de malfaiteurs est un bon exemple de malévolat. La structuration d’une association pour mettre en œuvre une volonté bénéfique doit se traduire par le fait qu’elle est source de bienfaits pour des groupes humains et pour la nature.

Les tendances du système dominant appellent les associations à être plus imaginatives et créatrices, car si elles restent dans un statut plaintif elles n’ont pas la capacité d’anticiper. Là se situe l’enjeu du rapport à la richesse et à la valeur.


Les associations pour répondre au besoin de sens


La croissance de la demande spirituelle est un des grands défis. Le fait qu’elle passe de moins en moins par les faits religieux traditionnels pose la question de la place que l’on accorde au principe de laïcité en France. Si on définit la laïcité a minima comme le renvoi dans l’espace privé de toutes les questions du sens, on fait paradoxalement cadeau aux religions d’une sorte de monopole du sens, avec tous les effets pervers que cela engendre. Le fait religieux est lui-même ambivalent, avec sa face lumineuse qui est de porter le sens dans l’histoire humaine, et sa face sombre qui est liée à la peur et au sacrifice. Or, le fait religieux n’a pas la capacité à travailler sur lui-même pour faire émerger sa part spirituelle lumineuse plutôt que sa part sombre liée à la soumission.

Un espace public laïque se caractérise par l’ouverture à la question du sens – mais une ouverture exigeante où nul n’a le droit d’empêcher autrui de proposer une autre façon de penser le sens. À ce moment-là, cet espace public laïque devient un espace d’interpellations, y compris vis-à-vis des faits religieux eux-mêmes, en analysant le lien entre éthique et spirituel. Les religions se sentent exemptées de cette analyse parce qu’elles sont devenues une espèce de monopole de la spiritualité qui les empêche aussi de travailler sur elles-mêmes. Une laïcité ouverte est donc une laïcité plus exigeante. Une laïcité à la Jaurès qui apostrophait l’église catholique en lui disant qu’elle se trompait de combat en visant la République ; un Jaurès à l’inverse du « père Combes » qui défendait une laïcité fermée.

Toutes les religions rencontrent le risque du fondamentalisme. Or, le monde associatif devrait, et pourrait, être anticipateur de ce sens. Mais le secteur associatif continue malheureusement d’être organisé par les sédimentations ancestrales.


L’avenir au défi du transhumanisme


Une autre des tendances lourdes de l’avenir qui aura des conséquences pour les associations, concerne tous les courants du transhumanisme et de la post-humanité. Des entreprises comme Google qui ne payent pas d’impôts, ou si peu, en transférant leur siège social dans des paradis fiscaux, misent des sommes considérables sur les perspectives du transhumanisme. Ce n’est pas de la science-fiction : la mutation technologique est systémique et d’une ampleur telle que la mutation du fait humain est possible, y compris sur des questions aussi radicales que les conditions de la naissance et de la prolongation de la vie. Soit nous allons vers une post-humanité avec deux types d’humains : les connectés et les autres ; soit nous nous orientons vers une pleine humanité, où chacun a le droit de vivre pleinement son humanité, donc évidemment de ne pas être condamné à la survie.

Ainsi par exemple, le combat des associatifs pour le droit à mourir dans la dignité, mais aussi en pleine humanité, montre une évolution des associations permettant à la société de sortir de la civilisation du labeur pour aller, comme le disait Hannah Arendt, vers une civilisation de l’œuvre, avec les mutations considérables en terme d’emplois et de travail. Nous devons cesser de penser le travail en termes d’employabilité, où seules les entreprises créent du travail.

Plus le travail humain sera remplacé par le travail machine, plus le taux de chômage ira croissant, si on reste dans la logique actuelle. Il faut donc changer totalement notre posture et repartir de l’étymologie du mot métier (mystère et ministère). Les métiers sont des ministères mystérieux : avec les métiers manuels, nous sommes du côté de la transformation de la matière et donc de la nature, tandis que les métiers relationnels renvoient au mystère de la relation à autrui.

*Tout être humain est porteur de métier, et pour chacun d’entre nous il faut être le chef de projet de sa propre vie. Cela rend nécessaire une éducation adaptatrice, qui devrait permettre à des êtres humains de découvrir leur projet de vie, et donc une nouvelle exploration de la question des métiers dans cette perspective. La volonté bénéfique du monde associatif serait essentielle dans cette nouvelle prospective des métiers.

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