Longtemps, cette société informelle de la sollicitude et du soin à l’autre s’est réalisée dans l’indifférence, l’anonymat, le déni. Les mots les plus courants pour décrire cette population étaient – et sont encore bien souvent – « aidants naturels » ou « aidants familiaux ». Mal nommer les choses, c’est ajouter de la misère au monde disait ce cher Camus. Les mots ne sont jamais neutres. Les aidants ne sont pas naturels ou familiaux, ils sont des êtres humains qui font face, qui tentent de garder la tête haute et claire afin d’agir au mieux pour la personne, pour l’autre, pour le proche.
De la cure au care
On compte entre 8 et 10 millions de personnes aidant directement un proche en perte d’autonomie (handicap physique ou mental, grand âge, cancer et autres maladies chroniques graves …). Plus de 68 % des Français sont, ou se sont déjà occupés, d’un proche en perte d’autonomie1 . La société française est pour une bonne part une société d’aidants et de personnes gravement malades, en déficit ou en perte d’autonomie… Plus de la moitié de la population est directement concernée. Tout d’abord les 8,3 millions d’aidants et les 5,5 millions de personnes vivant à domicile et régulièrement aidés par un proche, mais aussi les 9,5 millions de personnes en Ald (affection longue durée), ou encore les 2 millions de personnes à mobilité réduite et les 4,2 millions de personnes atteintes de déficience auditive… En fait, plus de la moitié de la population française est concernée. Et les autres sont loin d’être assurés de ne jamais l’être… La hausse continue des maladies chroniques, associée à l’augmentation de l’espérance de vie des personnes touchées par le handicap, la maladie chronique ou le vieillissement fragilisé va encore renforcer cette réalité, et jouer sur le nombre d’aidants d’un proche.
Devant la chronicisation de la maladie, ne peut-on pas repenser la notion de bonne santé ? Des millions de personnes vivent en étant soignées, sont-elles malades ou en bonne santé ? Des millions de vieux vivent en pleine forme, sont-ils en bonne santé ? Une grande part de ces personnes est autonome dès lors qu’elles bénéficient du bon traitement, des bonnes adaptations. Une des ruptures majeures reste celle de l’apparition des trithérapies pour contrecarrer les effets du sida : les malades qui avant devaient être hospitalisés sont suivis et accompagnés mais peuvent vivre d’une manière très proche du « normal ».
Finalement, devant la chronicisation de la maladie, la médecine est plus proche du care que de la cure… Elle a pour métier non pas de soigner définitivement, mais de composer, de trouver des compensations, d’accompagner et expliquer, de favoriser de nouveaux comportements... Le soignant est pédagogue et accompagnant. Il est largement soutenu par l’aidant du patient dont il devrait aussi prendre soin, accompagner et écouter. D’autant que 48 % des aidants subissent eux-mêmes une maladie chronique. Aussi l’attention, la valorisation et le soutien de celles et ceux qui pratiquent le soin et l’accompagnement des plus fragiles, participent des métiers du soin d’aujourd’hui.
À cette tendance majeure s’ajoute une transformation structurelle de l’économie de la santé : le développement irrésistible de l’ambulatoire. L’hospitalisation à domicile prend une place croissante. En clair, l’hôpital tend à externaliser le soin chez la personne. L’entourage, quand il existe, s’en trouve encore plus sollicité, encore plus aidant. On le sait, les modes de vie se transforment et une part croissante de la population vit seule, définitivement ou par intermittence.
Deux tiers d’aidantes
Pour évoquer les aidants, rappelons qu’il s’agit d’abord d’aidantes, pour les deux tiers, en particulier dans la sphère familiale. Mais les spécificités biologiques et la dimension anthropologique jouent aussi dans l’implication majoritaire des femmes 2 . Ce n’est pas la puissance d’un ressort moral typiquement féminin qui expliquerait le phénomène des aidantes, mais la longue tradition du soin mutuel porté par les femmes entre elles dès l’accompagnement de la naissance. Il s’agit d’abord pour les parents de réagir à un contexte, à une situation donnée en fonction de normes sociales, d’une morale propre, et en mobilisant des valeurs de bienveillance mais aussi de pragmatisme. Pour autant, le soin est bien une relation vitale, tant moralement que socialement. C’est un soin maternel qui n’est pas l’apanage des femmes et qui peut être refusé par ces dernières3 .
Pour paraphraser Simone de Beauvoir, on ne naît pas aidant, on le devient par la force des choses. C’est la situation, la demande du proche qui conduit à cette évolution.
Sur les 8,3 millions d’aidants, plus si on comptait les enfants et jeunes, environ la moitié sont des seniors, et 33 % des retraités. Le panel BVA centré sur les seniors aidants4
montre que l’âge moyen de l’aidant est en 2010 de 64 ans et celui de l’aidé de 77 ans. Pour l’ensemble des aidants, l’âge moyen est de 52 ans.
Quelle que soit l’origine du fait d’être aidant, il est difficile de saisir combien cette action reste complexe et répond à des sentiments paradoxaux. Les aidants, nommés parfois aidants bénévoles, aidants familiaux, aidants familiers, ou encore aidants informels, proches de malade, voire « entourants », sont souvent à la fois des acteurs de l’aide et des médiateurs représentant l’aidé. Mais ces aidants également ont aussi besoin d’aide, d’attention, d’écoute… Ils ont d’abord besoin d’être connus et reconnus. Et la société dans sa globalité, et d’abord les pouvoirs publics et l’institution de santé, se doivent de les connaître et de les reconnaître.
Alors que la société est réputée individualiste, il y a comme la naissance d’une génération de proches, une génération d’aidants qui fait face à une situation difficile et imprévue. Mais l’identité de ces aidants ne peut se résumer à ce rôle : ils restent des citoyens et des personnes avec leurs attentes, leurs envies, leurs paradoxes.
L’action des aidants contribue à soulager la vie des plus fragiles mais répond aussi à une réalité économique. Sans les aidants bénévoles, il faut le dire, le système de soins serait en bien plus forte difficulté. Il est bien sûr impossible et non souhaitable de réduire l’action de l’aidant à sa dimension pécuniaire mais il importe de ne pas la méconnaître. Contrairement à la formule consacrée, « quand on aime on compte ». Il importe de donner la mesure de ce que représente pour la collectivité la mobilisation des aidants. Les aidants vivent majoritairement dans l’isolement et ne se pensent guère comme un collectif. D’où l’importance de montrer qu’ils représentent plus de 8 millions de personnes, que leur engagement correspond à 164 milliards d’euros économisés chaque année par la collectivité et qu’une politique de soutien est nécessaire.
Au-delà de la relation à l’aidé ou de la maladie du proche, l’activité professionnelle, ou non, de l’aidant est aussi un sujet. La moitié des aidants sont en activité professionnelle. Les entreprises seront de plus en plus confrontées à ces réalités, d’autant plus que l’âge de départ à la retraite devrait continuer de s’élever. Aujourd’hui, environ 15 % des effectifs sont concernés. Impossible pour l’entreprise d’ignorer cette situation car cela affecte nécessairement le comportement du salarié aidant, en termes de disponibilité horaire, d’implication dans l’activité, de fatigue et de stress. Cet inconfort se traduit en termes de surcoûts pour l’entreprise, d’absentéisme, et touche le collectif de travail.
Ce qui définit un aidant, c’est aussi son action auprès du proche aidé. Le sondage cité plus haut de l’Ifop montre bien qu’être un aidant c’est d’abord, pour 98 % des personnes, « accorder une écoute » et « assurer une présence ». Juste après cette fonction, être aidant se définit par deux éléments plus pratiques : « apporter un soutien administratif » et s’impliquer dans « une aide à la vie quotidienne ». Enfin l’aidant d’un proche malade, est pour 58_% des personnes celui ou celle qui va « apporter un soutien financier », et pour 46 %, « accomplir des soins médicaux ». L’aidant est donc d’abord celui qui assure et assume le primat du lien. Pour définir ce qui unit la personne gravement malade et son proche, les mots qui viennent en premier sont l’amour (68 %), la solidarité (45 %), l’entraide (43 %) et l’amitié (35 %). Ce sont bien des termes qui définissent le faire société, le vivre ensemble, la fraternité laïque ou religieuse, le care…
Pour beaucoup, la question centrale tient à la capacité de « faire face à la situation ». Dans le panel BVA , la réponse est oui à 89,9 % contre 9,6 % de non. Ce sentiment positif explique que les aidants ont un regard nuancé sur leur situation. Ainsi, « le fait de s’occuper d’une personne malade ou dépendante » a des effets positifs dans les relations avec la personne aidée (84,8 %). Mais cette situation est lourde, engendre de fortes contraintes et nécessite une disponibilité parfois pesante. Aussi pratiquement 70 % des personnes interrogées affirment que leur situation d’aidant a des effets négatifs ou très négatifs sur leur vie de tous les jours. Le manque de temps pour soi, l’importance de l’engagement, la difficulté à prendre de la distance ou à trouver des lieux de répit, mais aussi parfois l’impossibilité de lâcher prise sans se sentir « coupable » sont les conséquences négatives mises le plus souvent en avant. Différentes études montrent qu’être aidant a des effets négatifs sur la santé, les ressources financières, l’emploi, la fatigue...
Il y a à la fois une souffrance de l’aidant devant la situation de l’aidé mais aussi une forme de relation qui donne du sens aux notions d’échange et de solidarité, à la notion de faire société. La reconnaissance du rôle essentiel des aidants est un marqueur puissant de l’évolution de la relation entre la société et le monde médical. Elle oblige les médecins et l’ensemble des soignants à mesurer que le soin n’est pas qu’une affaire de technique et de normes, mais impose aussi les usages, les représentations, l’échange et la relation avec la personne malade ou en déficit d’autonomie et son entourage. Le soin n’est rien sans sollicitude, écoute et empathie.
Les initiatives (rencontres, échanges, sites…) initiées par des mutuelles, des assurances, des associations, des collectivités, des individus directement concernés, expriment la recherche de nouvelles solidarités, de sources d’information indépendantes, d’échanges entre personnes vivant une situation équivalente. À côté des institutions, et à côté de ceux dont le métier – ou le statut – est de savoir, se forme une République de pairs qui symbolise l’an II de la solidarité, une solidarité plus horizontale, plus directe, plus visible, plus concrète ; une solidarité réalisée par les acteurs et qui ne passe pas par les circuits désincarnés des institutions publiques .
De la question de l’aidant à l’éthique de la sollicitude
Reste que cette reconnaissance, cette politique effective de la sollicitude et de l’accompagnement social peuvent aussi apparaître comme une manière d’organiser ce qui semble inéluctable : une restriction du rôle de l’État. Les aidants de proches apparaissent alors comme des supplétifs de la solidarité et de la santé publique qui, finalement, permettent au système de soins de se maintenir sans se remettre au question. Les politiques publiques et les soignants reproduisent à l’identique un modèle qui pourtant paraît chaque jour plus éloigné des attentes et plus coûteux.
Le care, l’éthique de sollicitude comme politique globale du soin et de l’accompagnement, peut conduire à justifier et favoriser le recul de l’État en mettant le curseur sur la morale individuelle, sur la responsabilité d’un individu qui serait autonome par rapport à son environnement. C’est un peu la démarche de conservatisme compassionnel développé en particulier par une partie des conservateurs Britanniques. Il y a une autre lecture du care, qui se relie au solidarisme, doctrine sociale initié par Léon Bourgois et d’autres à la fin du XIXe siècle. Il s’agit là d’inscrire la solidarité dans le concret, en partant de la société civile plutôt que de directives venues d’en haut. L’objectif des solidaristes était déjà de permettre à chacun de faire son chemin. Une société n’est pas l’agrégat de volontés autonomes mais se définit par le sentiment d’interdépendance entre les personnes. Dans ce cadre, le soin mutuel prend son sens. Il faut donc que l’État soit présent pour construire des filières valorisées autour des métiers du soin. Cela implique des efforts de formation et de possibilité de carrière et de renforcer le nombre d’intervenants professionnels. Il faut aussi mettre des moyens pour accompagner les professionnels comme les aidants informels, pour réaliser des plates-formes de soin, centres de la santé où les professionnels du soin travaillent ensemble et de manière transversale en privilégiant l’accompagnement et le suivi, hôpitaux, lieux d’accueil et de soutien à la petite enfance, aux très âgés, aux handicapés, aux fragiles…, pour construire et valoriser les filières autour des services à la personne. Un des enjeux majeurs est de sortir d’une logique de financement à l’acte pour aller vers une rémunération du suivi sur la durée, c’est-à-dire d’intégrer l’accompagnement médical qui inclut l’écoute et le conseil, l’éducation thérapeutique…
Il importe donc de mettre en place une véritable stratégie de santé publique accompagnant les aidants. Si la loi d’adaptation de la société au vieillissement porte pour la première fois des avancées et surtout une prise de conscience, elle n’est pas à la hauteur des enjeux. De fait, elle reconnaît le rôle des aidants et ouvre des droits spécifiques. En particulier, elle permet, mais de manière bien trop limitée, d’instaurer un droit au répit pour les aidants. Le soutien aux aidants passe par la possibilité pour ces derniers d’avoir du temps pour soi, pour respirer, pour penser… Le projet de Maison du répit à Lyon, porté par la Fondation France Répit, les initiatives prises par certaines collectivités comme le Conseil départemental du Nord-Pas-de-Calais, montrent que la solidarité de proximité prend largement le relais de l’État. Ces initiatives proviennent de collectivités territoriales mais aussi et surtout d’associations, d’entreprises ou encore de collectifs informels. Cette société civile produit de la solidarité concrète, s’organise, s’autonomise par rapport à un État trop gras, trop peu efficient, trop loin…
C’est une loi d’adaptation de la santé à la longévité qu’il faudrait inventer… Une loi qui mettrait en avant que le recul de l’État comme acteur du soin ne doit pas être synonyme d’un abandon de la solidarité et de l’accompagnement social, mais bien au contraire signifier la vivacité du lien social et la force des solidarités de proximité.
La traduction politique du soutien à l’aidant, et plus globalement du concept de care ou d’une éthique concrète de la sollicitude passe par une redéfinition de l’Etat et de ses solidarités institutionnelles.
Rappelons que l’État providence, en contribuant à généraliser la protection sociale, a donné les outils pour l’accès à la dignité et à l’autonomie sociale des personnes. Mais il importe que l’État change son approche : il ne s’agit plus de faire pour et à la place des personnes mais de faire avec. À chacun de choisir son chemin, de construire son projet, d’être auteur de sa vie, mais en étant soutenu par d’autres. Il importe sans doute que l’État se recentre plus sur des domaines d’actions spécifiques dont le soin et l’accompagnement, mais aussi la formation, l’école, la santé…. Il importe surtout que l’État passe d’une culture de l’amende, de la coercition et de la réparation pour passer à une culture de la prévention et de l’accompagnement. En outre cette approche peut se révéler rentable et efficiente en termes économiques.
Une éthique de la sollicitude doit favoriser une culture de la responsabilité produite par des citoyens engagés et responsables, et la valorisation des actions concrètes et solidaires.