Une recension proposée par Paul Bucau.
Ce livre retrace la vie de deux grands hommes de l’histoire sociale et politique de France qui ont chacun bâti un édifice.
Marcel Paul, à qui on doit la nationalisation de l’électricité et du gaz en 1946, a réussi à réunir dans une grande entreprise publique la myriade de compagnies de production et de distribution présentes partout en France. En créant EDF, il garantit alors à chaque français l’accès à l’énergie et au confort qu’elle permet. Il déploya plus tard d’autres innovations en mettant sur pied les œuvres sociales au sein d’EDF, prémices des Comités d’entreprises (accès à la culture, l’éducation, aux départs en vacances des plus démunis…)
Ambroise Croizat est plus connu comme le bâtisseur de la sécurité sociale puisqu’il réussit à universaliser le principe des caisses de solidarité mises en place par les travailleurs des usines. Dans un pays ruiné par la guerre, en quelques mois, il construisit les bases de cette administration colossale, en mobilisant des militants ouvriers pour construire physiquement les caisses puis les administrer bénévolement, afin que les quarante millions de français puissent déposer leurs feuilles de remboursement et toucher l’indemnité de droit.
Michel Étiévent lie dans son récit le parcours de vie des deux hommes qui ont grandi dans la misère et l’insécurité de la condition prolétaire du début du XXème siècle. Le premier abandonné à la naissance grandit comme pupille de la nation, le second fils d’ouvrier syndicaliste fût jeune témoin des solidarités ouvrières et des vindictes patronales envers les ouvriers réclamant dignité comme le fit son père.
Très tôt, dans les usines, ils apprirent à militer au sein d’organisations syndicales et ouvrières. De manifestations en réunions militantes, de grèves en meetings syndicaux, auprès des travailleurs ou auprès des aidants, ils s’imprégnèrent des années durant des réalités sociales de toute une partie des français, en même temps qu’ils se forgèrent des idéaux de progrès social. Leurs responsabilités militantes leur permirent de concevoir ce que pourraient être de grandes avancées sociales. La guerre, leurs combats de résistants et les tortures qu’ils connurent, finirent par forger leurs caractères déterminés.
Suite au discrédit patronal d’après-guerre et au prestige acquis par les résistants pour leur rôle dans la libération, De Gaulle ne pouvait composer sans le soutien de communistes au gouvernement ; ils furent alors choisis pour leur fine connaissance des réalités sociales et économiques du pays et leur grande légitimité dans le milieu syndical ouvrier.
À travers ces chemins croisés, le livre nous montre comment les plus grandes innovations sociales, celles universalisées par des lois ou des dispositifs d’état, relèvent d’idéaux fermentés par des militants, et de détermination d’hommes au pouvoir portés par une large assise populaire.
Relire ce travail de Michel Etiévent dans une période d’épidémie, de confinement, de guerre comme l’a nommée le président de la république ce 16 mars 2020, est instructif pour apprécier la grandeur de la tâche pour tous ceux qui espèrent que le jour d’après sera porteur de grands changements. C’est ce lien entre la base et le haut de la pyramide que Nicolas Hulot pointait du doigt lors de sa démission du gouvernement puisqu’il expliquait une part de son impuissance par le fait qu’il n’avait pas de soutien dans la société civile.
C’est à cette condition qu’aboutiront les plus grandes innovations sociales dont nous avons besoin aujourd’hui pour faire face aux mutations urgentes de notre époque.
Michel Étiévent, Marcel Paul, Ambroise Croizat. Chemins croisés d’innovations sociales, paru aux éditions GAP en 2008, 200 pages.