Modèles socio-économiques

Lecture : Le Champignon de la fin du monde par Anna Lowenhaupt Tsing

Tribune Fonda N°240 - Mesure d'impact social et création de valeur - Décembre 2018
Jean-Pierre Jaslin
Jean-Pierre Jaslin
L’analyse de la chaîne de valeur du matsukake, champignon rare et très apprécié des Japonais, est l’occasion de montrer par une méthode collaborative impliquant experts et acteurs de terrain, l’extraordinaire complexité des liens d’interdépendance. Une réflexion qui pourra résonner avec l’expérience des acteurs associatifs.
Lecture : Le Champignon de la fin du monde par Anna Lowenhaupt Tsing

C’est un livre surprenant et passionnant à bien des égards. Œuvre d’une anthropologue, elle nous convie à un voyage à la suite d’un champignon très apprécié des Japonais : le matsutake. Mais ce n’est pas un livre sur une alternative économique.

Anna Tsing se sert de la grille des économistes pour suivre la chaîne de la valeur du matsutake, ce n’est qu’une des connaissances qu’elle mobilise. Outre l’anthropologie, elle agrège dans son approche plus réductionniste qu’holistique les savoirs des agronomes, des écologues, des biologistes, des sociologues et des historiens.

À la suite du matsutake, elle nous invite à la suivre dans les forêts dévastées de l’Orégon, au Japon, en Finlande, ou au Yuman. 

Son approche pluridisciplinaire nous permet de comprendre les imbrications d’histoires des cueilleurs, des acheteurs, des vendeurs ou des coopérations régulées de la cueillette ou du don d’un produit de luxe en bout de chaîne.

L’analyse englobe les histoires des forêts, des mycènes, des rhizomes des enchevêtrements qui sont au cœur des contributions, des contaminations, des différents « agencements polyphoniques » indispensables au matsutake. Elle fait apparaître que l’agilité de chaque espèce se perfectionne à travers les coordinations qui dépendent de conditions propres à chaque espèce. 

D’une écriture très agréable, ce livre nous fait découvrir simultanément les interrogations sur les méfaits de la captation de la valeur et du culte du progrès.

A contrario, de l’homogénéité de façade du capitalisme, elle rappelle que celle-ci nous fait oublier l’ambivalence des situations, l’impératif des coopérations, l’illusion de l'autosuffisance pour survivre et l’impact des perturbations internes, externes ou mutuelles du fait des contextes socio-économiques.

La vie n’est pas que le résultat d’une planification raisonnée. La science a aussi ses limites et, dans certains contextes, les rencontres involontaires avec les hommes, la relation entre espèces plantes ou organismes vivants, et la diversité omniprésente participent aussi à la constitution de notre monde.

Pour autant, elle ne met pas les deux logiques en opposition, mais suggère de maintenir humilité et acceptation que tout n’est pas que le fruit que de notre action. D’autres histoires se greffent qu’il faut savoir écouter, observer et restituer dans un récit pour optimiser des « latences de communs ».

Par touches successives, c’est à cette lecture « feuilletée » de cette réalité qu’Anna Tsing nous convie. 

Le chemin emprunté pour suivre le matsutake est un exercice parfois décapant et souvent enthousiasmant pour une personne engagée dans une association. Beaucoup d’éléments résonneront avec son expérience. Nous pourrions pointer de manière non exhaustive, le processus de « contamination » des activités lors du diagnostic et de la mobilisation qui nous surprend souvent, l’impossibilité de la scalabilité (dupliquer les expériences), le rythme lent des ajustements, la richesse des situations et leurs indéterminations, les développements involontaires, mais également la reconnaissance des effets différents et même parfois les impacts contraires à ce que l’on recherche.

Anna Tsing souligne aussi l’importance d’une dimension chère aux associations, celle de la somme des proximités, « les patchs », qui constituent un lieu où se lient à un moment donné des agencements multiples où l’homme n’est pas toujours le centre sans pour autant en être un intrus.

Le contexte, les cultures, les décisions d’autres niveaux peuvent avoir un rôle aussi déterminant, sinon plus, que la volonté d’un groupe. Ce qui renvoie à l’urgence d’observer l’existant, le « cela tient », pour en repérer les précarités, en comprendre la dynamique, les espaces disponibles et  pour en restituer un récit pour saisir les opportunités.

Elle nous invite par là à résister à la mutilation de notre imagination pour trouver de nouveaux espaces de rencontre pour innover. 
 


Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. Paru en août 2017, aux éditions La Découverte, 416 pages.

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