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Lecture : « La colère et la joie » de Patrick Viveret

Paul Bucau
Paul Bucau
Et Patrick Viveret
Dans ce nouvel ouvrage paru en juin 2021 aux éditions Utopia, Patrick Viveret s’efforce de donner sens à l’association de deux émotions a priori incompatibles qui irriguent les mouvements citoyens, certains se réclamant même des deux à la fois lorsqu’ils signent leurs écrits de la formule suivante : « Avec Rage et Amour. »
Lecture : « La colère et la joie » de Patrick Viveret
La colère et la joie de Patrick Viveret

Il situe sa réflexion dans le contexte sociétal actuel habité par ce qu’il nomme une pandémie émotionnelle, alimentée tant par les débats clivants autour de la gestion sanitaire que par le sujet sécuritaire aux multiples amalgames stigmatisant certaines populations. Dans ce climat d’angoisse accompagné d’un fort sentiment d’impuissance du citoyen, le basculement vers l’intolérance et la haine s’opère et peut, comme l’histoire l’a souvent montré, dépasser un certain seuil, au-delà duquel une épidémie psychique rend possible l’avènement de régimes totalitaires.

L’enjeu est alors posé en ces termes repris à Marcel Mauss : « Comment s’opposer sans se massacrer ? »

Fidèle à son habitude, l’auteur puise dans l’histoire, la philosophie, l’anthropologie et même la médecine pour éclairer sa réflexion et poser une pensée qu’il qualifie d’« anthropolitique », dans laquelle il propose la transformation des révoltes désespérées en énergies créatrices. Son raisonnement mobilise le fonctionnement du cerveau humain, constitué de trois couches, cerveau reptilien, limbique et néocortex, respectivement en charge des trois fonctions que sont l’instinct, l’émotion et la raison. Cette dernière étant en capacité d’œuvrer au discernement et à la délibération, il devient alors possible de construire une intelligence sensible capable de se nourrir de l’énergie de la révolte, elle-même alternative au désespoir, pour construire des désaccords.

Dans une société en tension, passer d’une logique d’ennemi à éradiquer à une logique de conflit entre adversaires apparaît comme salvateur puisque ce passage nous ramène dans le domaine de la démocratie.

Mais Viveret nous emmène un peu plus loin, et c’est là toute la force de ce livre, jusqu’à la Joie et l’Amour. À l’inverse du plaisir de l’excitation (pouvoir, argent…) qui est couplé à la frustration et à la dépression, la Joie qu’il nomme se situe dans le plaisir de l’altérité. Cette idée transversale à de nombreuses traditions spirituelles existe depuis longtemps ; elle est renforcée par la récente découverte des neurosciences selon laquelle le cerveau émet de l’endorphine — l’hormone du plaisir — lorsqu’il entre en coopération.

L’auteur, qui cite différentes pratiques au sein des sciences sociales, nous convainc de la capacité qu’a la société de sortir d’une logique de malentendus, qui génèrent des procès d’intentions et du mépris, vers une logique d’écoute et d’empathie ; il en appelle à un saut qualitatif de la société. La lecture de ce livre réhabilite sans le nommer directement, et c’est peut-être le seul reproche qu’on pourrait lui faire, le précieux travail opéré par de nombreuses associations dans les interstices conflictuels de notre société.

Quant à ceux qui qualifient, pour les discréditer, de « bisounours » les porteurs d’un tel programme — et ce sont souvent les défenseurs de l’ordre — Viveret leur répond : « Préférez-vous suivre les “brutaclaques” et leurs logiques mortifères ? » « Non ! »

Alors la discussion peut commencer !

Fiche de lecture