Numérique et médias

Le mythe de l’entrepreneur

Tribune Fonda N°263 - Jeunes aidants : engagés de fait ? - Septembre 2024
Alain Grozelier
Alain Grozelier
Régulièrement, l’actualité économique glorifie des entrepreneurs « héroïques » de la Silicon Valley comme Elon Musk et, avant lui, Steve Jobs, partis de rien, mais capables de changer le monde à eux seuls. Avec Le mythe de l’entrepreneur, Anthony Galluzzo, professeur en sciences de gestion à l’université de Saint-Étienne, déconstruit cette image de génies démiurges. L’auteur propose un contre-récit qui démontre, point par point, le caractère collectif de leur réussite, mais aussi la nécessité de ce récit mythique pour légitimer un ordre social profondément individualiste et inégalitaire.
Le mythe de l’entrepreneur
Un jeune ouzbèke lit la biographie de Steve Jobs, écrite à sa demande par Walter Isaacson. © Gulom Nazarov/Unsplash

DES VERSIONS ALTERNATIVES AU STORYTELLING 

Après avoir publié en 2020 La fabrique du consommateur, Anthony Galluzzo a choisi d’analyser méthodiquement le storytelling de Steve Jobs, en ce qu’il incarne bien le mythe de l’entrepreneur « sorti du néant ». 

Dans ce récit, avec son ami ingénieur Steve Wozniak, ils auraient créé, à eux seuls et à partir de presque rien, le premier ordinateur personnel dans un garage familial en 1976. Rapidement les commandes se seraient multipliées puis Steve Jobs aurait fondé quelques années plus tard Apple grâce à sa seule audace, son génie et sa créativité. 

Selon Anthony Galluzzo, ce storytelling a été fabriqué par Steve Jobs, ses biographes et les médias. À l’inverse, une littérature scientifique plus sérieuse présente la création d’Apple comme le produit d’une réalité beaucoup plus collective. 

Un premier récit met en avant Steve Wozniak, qui, alors ingénieur chez Hewlett-Packard, aurait profité des ressources à sa disposition pour concevoir le prototype de l’Apple I. Apple serait donc plutôt une excroissance de Hewlett-Packard. 

Selon une autre version, le garage aurait bien existé, mais pour abriter une réunion de quelques dizaines de membres d’un collectif de passionnés voulant démocratiser l’informatique. Ce groupe aurait donné à Steve Jobs l’idée de leur vendre l’Apple I. D’autres versions plus réalistes existent encore. 

Dans toutes ces versions alternatives, Apple est présenté comme une entreprise devant tout à l’écosystème dans lequel elle est née. Le rôle démiurgique et visionnaire de Jobs est fortement relativisé. 

L’IMPORTANCE DES FACTEURS COLLECTIFS DANS LA RÉUSSITE ENTREPRENEURIALE 

Une analyse plus rigoureuse de la trajectoire de Steve Jobs montre l’environnement qui l’a produit. Ainsi il a grandi dans l’un des comtés de Californie qui a vu se concentrer les investissements publics de la Défense américaine profitant à un grand nombre d’entreprises de la tech

Il a donc reçu très tôt une éducation, formelle et informelle, le mettant en contact avec les meilleures écoles et les meilleurs ingénieurs. Ainsi, au moment de fonder Apple, il avait un niveau de compétence particulièrement élevé. 

Le tout, en évoluant au sein d’un écosystème qui portait déjà beaucoup des idées qui sont, à tort, attribuées à son seul génie. 

Anthony Galluzzo conclut en rappelant que ces fictions d’entrepreneurs héroïques sont nécessaires à la légitimation d’un ordre social individualiste. La valeur ne serait produite que par un seul homme et non un collectif, ce qui permet de justifier la concentration d’une richesse exceptionnelle aux mains de quelques individus. 

Ce storytelling légitime un ordre social profondément individualiste et inégalitaire.

On peut se demander si ce genre de récit ne nourrit pas la désagrégation sociale et les extrêmes politiques qui vont avec. Alors que « faire société » signifierait, à l’inverse, mettre en avant l’interdépendance entre les individus et l’action collective. Mais cela est-il compatible avec le narcissisme de nos contemporains ?

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