Engagement Enjeux sociétaux

Le mouvement des gilets jaunes révèle un désir inédit d’association

Roger Sue
Roger Sue
Et Philippe Jahshan
L’erreur de diagnostic a été de croire à un individualisme forcené, à une société atomisée, analysent Philippe Jahshan et Roger Sue, spécialistes du monde associatif, dans une tribune au « Monde ».

Cet article est une reproduction de la tribune de Roger Sue et Philippe Jashsan parue dans le journal le journal Le Monde du 14 janvier 2019.

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Le mouvement des « gilets jaunes » marque un tournant politique dans le quinquennat, mais aussi, plus profondément, une volonté commune d’échanger et de vivre ensemble autrement. Un désir inédit d’association et de lien social se manifeste spontanément, soutenu dès l’origine par près de 80 % des Français. L’allusion à 1968 n’est pas fortuite ; on se parle sans retenue dans la rue entre inconnus. Sur les places, les ronds-points, on interpelle sur les salaires, les fins de mois, les retraites ; on mange ensemble, on partage l’ordinaire dans un moment extraordinaire où on se sent aussi pleinement citoyen en réinventant une démocratie à échelle humaine.

On ne comprendrait pas la résistance et la persistance des « gilets jaunes », jour et nuit, dans le froid et sous la pluie, en dépit du travail, des enfants, du quotidien, si ne se manifestait aussi le plaisir d’être associé ensemble, sous aucune autorité, commandement ou organisation centrale. Des milliers d’associations informelles à l’échelle des ronds-points se réunissent le temps d’une manifestation le plus souvent pacifique. On retrouve ce même désir sur les plateaux de télévision où, sans parler en leur nom, les « gilets jaunes » invités représentent avec sincérité, et parfois éclat, la place légitime du citoyen ordinaire, à égalité avec les responsables politiques et les professionnels de la communication.

Il n’est donc pas surprenant qu’au-delà des mesures financières annoncées par Emmanuel Macron sur le Smic et la CSG des retraités, notamment, la revendication phare du mouvement soit le référendum d’initiative citoyenne (RIC), manifestant qu’à l’avenir le peuple souhaite être associé à la vie politique du pays par de nouvelles formes de procédures démocratiques. En définitive, la forme associative de l’événement compte sans doute autant que le fond des revendications multiples, quoi qu’on en pense, parfois utopiques ou contradictoires.
 

Nouvelle « associativité »


L’erreur de diagnostic sociologique du nouveau quinquennat, comme des précédents, a été de croire à un individualisme forcené, enfermant les individus sur eux-mêmes dans une société atomisée, facile à manipuler, n’attendant que la figure du Commandeur pour l’unifier et la représenter. Sans voir que l’individualisation en question est de plus en plus « relationnelle », qu’elle ne s’accomplit réellement que dans la libre relation d’égalité à l’autre et aux autres. C’est cette nouvelle « associativité » des individus qui a créé les réseaux d’où est parti, sur Internet, le mouvement des « gilets jaunes », tout étonnés de se retrouver ensemble alors qu’ils se croyaient seuls.

Cette expérience ne s’effacera pas des mémoires ; elle ouvre une nouvelle modalité du lien social marqué par l’esprit d’association. Il suffit aussi de consulter les nombreuses enquêtes sur les valeurs des Français, qui démontrent qu’avec la famille l’association figure en tête, loin devant les autres institutions. On ne peut que regretter que le mouvement associatif ait été au départ si peu considéré, subissant une réduction de ses ressources, des emplois aidés et la fin les dons qui provenaient précisément de l’ISF, autre revendication des « gilets jaunes ». Le lien associatif fragilisé dans les territoires accentue les fractures qui les traversent.

Mais l’avenir est au grand débat annoncé par le premier ministre, avec un volet sur la participation démocratique. Dans un délai très court, on peut craindre que les réunions en mairie entraînent une moindre participation et paraissent pilotées par le haut. L’animation par des associations qui s’engagent au jour le jour auprès des populations dans les territoires, ou des « gilets jaunes » eux-mêmes, paraît aussi indispensable. Associations qui sont moins un corps intermédiaire que l’émanation directe du corps social qui les crée et les modèles à son image, comme possibilité toujours renouvelée d’articuler l’individuel au collectif.

N’est-ce pas Jean-Jacques Rousseau qui déclarait que, sans l’association préalable, le contrat social ne serait qu’un « contrat de dupes » ? A méditer aujourd’hui quand on évoque de toutes parts la nécessité de refonder le contrat social.
 

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