Projets en coopération

« Le monde robuste qui vient appelle à plus de coopération. »

Tribune Fonda N°2025 - Coopérer : comprendre les obstacles pour agir - Septembre 2025
Olivier Hamant
Olivier Hamant
Et Charlotte Debray
Depuis plusieurs décennies, l’être humain a optimisé les écosystèmes pour son confort, jusqu’à devenir la principale force de changement sur Terre et faire advenir l’Anthropocène. Pour le biologiste spécialiste de la robustesse Olivier Hamant, nos sociétés dirigées par la performance n’en sont que plus fragiles. Il appelle donc à habiter ce Nouveau Monde en privilégiant le dialogue, les désaccords féconds et la coopération.
« Le monde robuste qui vient  appelle à plus de coopération. »
Parc national de Redwood aux États-Unis © Eelco Böhtlingk

Propos recueillis par Charlotte Debray.

Pas de doute, le XXIe siècle sera fluctuant. Quelles principales zones de turbulences nos sociétés vont-elles rencontrer ? 

Toutes les activités dépendantes de la technosphère sont susceptibles de subir des ruptures aussi brutales qu’inattendues. Nous avons construit un gigantesque château de cartes qui dépend principalement d’une fourniture massive d’énergie et d’information. 

Or, les pannes de courant comme celle de la péninsule ibérique en 20251 nous rappellent la fragilité de tous nos services, bien au-delà du seul éclairage : stocks alimentaires, accès sécurisés, évacuation des excréments, etc. L’électricité est devenue notre meilleur esclave, en clin d’œil à Jean-Marc Jancovici2

Les cyberattaques nous rappellent que la plupart de nos activités dépendent d’un réseau extrêmement facile à détourner. 

Notons d’ailleurs que quand une entreprise subit une cyberattaque, les pilotes informatiques de son outil de production sont aussi bloqués, s’ils sont sur le réseau. 

Mais les ruptures ne vont pas s’arrêter là, et c’est peut-être ici que le monde fluctuant nous dépasse. Nous avons aussi optimisé les écosystèmes pour notre confort, avec la monoculture par exemple, et en retour, cette immense simplification crée une perte massive de services écosystémiques. Le black-out se manifeste aussi dans l’effondrement du vivant qui nous mettra nettement plus en danger qu’une panne électrique. 

Vous avez signé chez Gallimard un tract intitulé « Antidote au culte de la performance. La robustesse du vivant »3. Pourquoi chercher un antidote du côté du vivant ? 

Parce qu’il nous offre le plus beau contrexemple à nos sociétés suroptimisées si fragiles. De la grande biodiversité de notre microbiome jusqu’à la diversité biologique de nos écosystèmes naturels, nous pouvons constater que la robustesse du vivant se construit d’abord sur la redondance, l’incohérence, l’hétérogénéité. Soit tout l’opposé de l’optimisation et de la performance. 

Il va nous falloir nous relier au vivant, non pas seulement parce qu’il produit nos ressources vitales, mais surtout parce qu’il est une école d’habitabilité sur Terre. Dans un monde qui devient de plus en plus fluctuant, il faudra être de plus en plus robuste. Le vivant en est un livre ouvert. 

Pourtant la logique de performance s’est invitée jusque dans le champ de l’intérêt général. L’action des associations, dans le sanitaire et social par exemple, est souvent évaluée comme un « service rendu » à des personnes exprimant des « besoins », la concurrence entre « opérateurs » est organisée par les bailleurs de fonds publics et privés. Quels effets peut-on attendre, si l’on reste dans cette voie du contrôle, de l’optimisation et de la performance ? 

À court terme, cela va donner des résultats, mais c’est un piège de la performance. Après la crise financière de 2008, la gestion des hôpitaux a été optimisée en réduisant le nombre de lits. La pandémie de 2020 a bien démontré le caractère mortifère de cette stratégie. 

Il va bien falloir dérailler du catéchisme performant. Nous sommes actuellement dans une forme de dérive sectaire, où la performance devient une fin en soi. N’étant plus questionnée, la performance devient le compas unique du progrès, y compris dans le milieu associatif, alors même que nous faisons l’expérience d’une épidémie de burnout chez les humains et d’un burnout planétaire. 

Les écosystèmes sont essorés par notre performance ! 

C’est presque une bonne nouvelle : le monde fluctuant que ces injonctions à l’optimisation crée va balayer les plus performants. Ils sont tout simplement trop fragiles ! 

Une meilleure question à se poser est donc : comment basculer de façon proactive dans le monde de la robustesse, alors que toute la société est encore intoxiquée par le culte de la performance ? 

Au lieu de prescrire une réponse clé en main, bien trop performante, j’inviterais plutôt les lecteurs à créer leur communauté apprenante sur la robustesse dans leur territoire, leur entreprise, leur association ou leur collectif. Le site larobustesse.org offre de nombreuses ressources libres d’accès pour se lancer. 

Préférer l’adaptabilité à l’agilité, la lenteur à l’accélération, la robustesse à la performance : autant de voies que l’Économie sociale et solidaire (ESS) explore dès à présent. Pourtant dans cette bataille culturelle à mener contre la performance, les acteurs de l’ESS ne sont pas toujours unanimes. Ces contradictions sont-elles un obstacle à vos yeux ? 

C’est un problème à court terme, mais c’est aussi normal. Nous sommes en train d’enfin sortir du Néolithique, quand les humains pensaient pouvoir contrôler la nature. 

Nous avons perdu le contrôle et il va bien falloir vivre avec ce jeu. 

Le monde robuste qui vient appelle à plus de coopération et plus de dialogue. Nous avons été biberonnés à la compétition, y compris dans le champ social, où la lutte est d’abord une injonction viriliste à utiliser la force. 

Or, des penseurs, comme Saul Alinsky4, démontrent bien que la meilleure arme pour détourner des décisions non viables est le ridicule. La danse des cinq femmes iraniennes en 2023 sur Calm Down, devenue virale, illustre aussi comment de nouvelles formes de lutte peuvent avoir un écho bien plus profond. Nous allons devoir toutes et tous apprendre à habiter ce nouveau monde. 

Et une autre bonne nouvelle arrive : dans le monde robuste, les dissensus ne sont pas des ruptures, ce sont d’abords des « désaccords féconds », pour citer Patrick Viveret5

Il ne s’agit pas de postuler la cohérence comme une injonction de départ, ce serait le meilleur chemin vers la dérive sectaire. Nous devons plutôt soigner et travailler les incohérences au départ pour produire de la cohésion sociale. Un dialogue est réussi quand on en sort transformé. La robustesse nous invite à cette démarche initiatique. 

Un dernier conseil à celles et ceux qui voudraient se lancer dans cette démarche initiatique ? 

À tous les jeunes et moins jeunes engagés et éco-anxieux, la robustesse ouvre un espoir infini. Nous allons enfin désobéir à ce monde fou, et en le faisant, nous allons nous relier, et créer des mondes désirables. 

C’est pour moi la meilleure réponse aux projets de mort des ultra-performants, de Trump à Erdogan, en passant par Poutine et Netanyahou. Le monde de la performance se ringardise de plus en plus vite. C’est une occasion de tracer de nouveaux chemins, enfin libérés de ce carcan infantilisant. La robustesse nous invite à l’émancipation.

  • 1

    Le 28 avril 2025, plusieurs pays et régions de cette région du sud-ouest de l’Europe sont touchés par une panne de courant massive. L’ensemble des activités, privées soudainement d’électricité, s’interrompent vers 12 h 30 : les aéroports, le trafic ferroviaire, les lignes de métro, les feux de circulation routiers, etc. La coupure  a duré 12 à 18 heures selon les régions. 

  • 2

    Lire à ce sujet Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici, Le monde sans fin, Dargaud, 2021.

  • 3

    Olivier Hamant, « Antidote au culte de la performance. La robustesse du vivant », Tracts n°50, août 2023.

  • 4

    Saul Alinsky, Rules for radicals : a pragmatic primer for realistic radicals, Random House, 1971. 

  • 5

    La construction des désaccords féconds est une méthode d’éducation populaire prototypée par Patrick Viveret et animée avec Céline Poret sur de nombreuses controverses dans les années 2010.

Entretien