Sous les angles économique, socio-technique, culturel et démocratique, nous examinerons les transformations de la société induites par le numérique, avant d’envisager des évolutions prospectives et des actions possibles, voire nécessaires pour le monde associatif comme pour l’individu. Vivons-nous une période de « Far West numérique », assortie de sa pensée magique ? Que faire de cette abondance de données ? Quelles limites poser entre la sphère privée et l’espace public ? Quelle régulation imaginer ?
Un essai de définition
Parler de transformation numérique de la société consiste à examiner les TIC et leurs impacts sur l’ensemble de la société. La numérisation désigne littéralement la transformation de l’information (texte, image, son, vidéo, informations diverses, pratiques professionnelles…) en données immatérielles. Par cette action, on ouvre la possibilité de les enregistrer en continu, de les dupliquer, de les agréger et de les comparer avec d’autres données. Leur diffusion peut être presque instantanée. Nous abordons actuellement une phase d’accélération, plus visible par la société, du fait des impacts sur le temps et l’espace.
Les imbrications de données convoquées par les NBIC (Nanotechnologie, biologie, informatique et sciences cognitives) nous laissent entrevoir l’étendue des changements qui vont avoir lieu dans de nombreux domaines de l’activité humaine. Si les conséquences sont essentielles à cerner, les changements qu’affrontent actuellement notre société trouvent leurs sources dans la complexité du monde, l’éducation, l’autorité, les confrontations culturelles, l’économique, les modalités de gouvernance avec leurs conséquences sociales et anthropologiques. Le développement du Web, d’Internet et des plateformes entraîne l’industrie dans une dématérialisation d’une dimension de masse encore jamais atteinte. Le marketing invasif (spam, data minding, …) en est une des manifestations les plus gênantes, mais il faut admettre que les GPS ou la réservation en ligne sont des progrès. Ces changements jouent un rôle d’amplificateur des autres transitions en cours, nous invitant à une appréhension transversale des conséquences à différents niveaux des écosystèmes, celui des sociabilités concrète et virtuelle, ou même de l’anthropologie.
Ces transformations sont loin d’être closes. Elles nous invitent à examiner les opportunités qu’elles offrent, comme les risques et les incertitudes qu’elles portent. Il nous faut cependant admettre le faible recul sur un phénomène massif, la relative inadaptation des cadres juridiques et sociaux (fiscalité, droit du travail et de la propriété) et les difficultés à articuler des travaux transdisciplinaires, aussi bien micro que macro.
Au-delà de la dimension économique, sociale et culturelle, la transformation numérique est un enjeu stratégique en terme de sécurité (contrôle large des citoyens et des groupes par les États, sécurité et cyber guerre, …) Aussi doit-elle être examinée en interaction avec les autres tendances traversant la société, l’environnement et le politique.
Les enjeux
La situation exigerait un suivi et des évaluations qui favorisent le débat et la définition d’orientations politiques claires. Cela doit nous inviter à un regard critique et à un dialogue de manière à rester acteurs des choix possibles. Nous examinerons les différents enjeux dans trois domaines imbriqués : économique, socio-technique et culturel, et démocratique.
Les enjeux économiques et la nécessité de choix prioritaires
Sans nier de belles réussites entrepreneuriales, les études macros développées (OFCE Gérard Cornilleau et Jacques Le Cacheux, Robert Gordon, Daniel Cohen) indiquent que les nouvelles technologies n’ont pas apporté des gains de compétitivité et peuvent s’avérer préjudiciables à l’emploi, contrairement au développement de l’industrie de la période précédente, car le coût des facteurs augmente plus que la productivité. Il faut en effet tenir compte du coût des équipements et de leur entretien, de la sous-estimation des temps d’apprentissage, de la difficulté à repenser les organisations et le management, du renouvellement du matériel (de 18 mois à deux ans) ou des pannes (109 heures par an). Ces phénomènes marquent les relations sociales, entravent l’acceptation sociale de nouveaux changements et modifient le comportement des acteurs. Aussi, pour l’instant, les entreprises françaises se mobilisent pour repérer les nouveaux modèles économiques émergents et évaluer les risques d’ubérisation de leur secteur. Elles attendent également des clarifications sur la territorialité du droit (travail et propriété) et de la fiscalité.
Les évolutions liées au numérique montrent l’importance que prend l’information. Le Web et la TV ont restructuré la relation clientèle, en s’instituant comme tiers entre le client et le fournisseur de produits ou de services. Or, le client sait de mieux en mieux se renseigner, ce qui dans un contexte de désintermédiation, pose des problèmes difficiles d’organisation et de management. Car si la diffusion de l’information favorise la proximité et la réactivité, sa gestion constitue une difficulté pour les organisations peu habituées au dialogue interne et à l’octroi de responsabilité.
Par ailleurs, le développement numérique nécessite une forte intensité capitalistique, certains projets demandant des investissements de plusieurs dizaines de milliards avant toute exploitation. La nécessité de faire des choix s’impose donc pour les acteurs économiques, ainsi que pour les acteurs politiques. Elle exige aussi des méthodes nouvelles et l’acceptation d’un partage des efforts et des risques. Ce défi invite à créer de nouvelles formes de relations et de régulations.
Le choix de priorités doit également poursuivre le développement d’une stratégie numérique au service d’intérêts généraux, de l’emploi, de la réduction des inégalités et de la transition énergétique, et éviter les développements plus sensibles aux résultats financiers à court terme, nés de la concentration rapide des entreprises du numérique et des télécoms. Dans ce cadre, les gouvernements devront affirmer rapidement des règles précises pour assurer leur rôle de régulation.
Des enjeux sociotechniques
De l’avis d’experts, l’implication sociale et les expériences collaboratives restent marginales et si l’économie de partage ou de la fonctionnalité se sont développées, elles peinent à caractériser leur modèle économique, car les plateformes sont souvent des entreprises capitalistes classiques qui accaparent la valeur et les données, sans octroyer aucun pouvoir sur la gouvernance ou les résultats économiques. Certaines plateformes refusent d’endosser le rôle d’employeur, tout en tissant un lien de subordination, et ne participent ni à l’effort collectif en matière de protection sociale, ni au respect de certaines normes de sécurité, comme c’est le cas dans l’hôtellerie collaborative.
Il faut également tenir compte d’un temps incompressible pour diffuser de nouvelles pratiques professionnelles ou citoyennes et ce-dernier dépend beaucoup des apprentissages sociaux dans les micros systèmes à transformer (P.Giorgini). De plus, après WikiLeaks, les révélations de Snowden, les pratiques de la NSA ou de Prism, ou les interrogations sur l’utilisation mercantile des données personnelles, l’exigence de la sécurité et de la protection de ses données personnelles devient un enjeu important.
Le traitement des données de l’open data privilégie la recherche de corrélations plutôt que celle de causalités, ce qui conduit à la construction d’importantes et coûteuses – y compris pour l’environnement, banques de données, que l’on ne sait pas encore vraiment traiter. Dans le même temps, les data mining et les profilages restent encore rarement capables de prédire les comportements et indisposent les internautes, bombardés de publicité ou de questionnaires. Par ailleurs, les quelques informations disponibles font apparaître que les derniers développements ont tendance à renforcer les inégalités et à mobiliser surtout les citadins de centre-ville et les jeunes hommes bien formés. Or, l’économie du secteur, pour produire de la valeur, suppose l’augmentation rapide des usages d’un grand nombre d’utilisateurs.
Des enjeux culturels et démocratiques
Culturellement, l’adoption de masse des outils numériques bouscule de nombreux repères et valeurs : le lien social, le vivre ensemble, l’adhésion à une universalité, la reconnaissance de l’autre, la fidélité, la famille, la filiation, l’amitié, la démocratie, l’intérêt général, le rôle de l’État, la liberté, le respect de la vie personnelle, le sens du travail, de l’impôt…
Les comportements tels que les pratiques de hackers nuisibles (800 000 escroqueries bancaires en trois an) ou le cyber-harcèlement (un cinquième des collégiens français concernés) obligent les acteurs du numérique à prendre des mesures parfois lourdes pour en limiter l’impact. Malgré cela, la culture numérique s’installe dans ce paysage. On observe par exemple la multiplication de mouvements d’alerte, de pétitions en ligne… qui peuvent être fédérateurs et mobilisateurs et efficaces. On peut cependant s’interroger sur la capacité de ces mouvements, sans leaders actifs et reconnus, à produire des foules agissantes plutôt que des « nuées » (Byung-Chul Han).
Marquée par l’approche « libertarienne » de leurs fondateurs dans les années 1970, la culture numérique de la Silicon Valley a laissé place à un libéralisme et à une position en faveur du « transhumanisme » (Jean-Michel Besnier). Or, si l’on considère que la régulation principale d’Internet s’organise autour de quelques personnes dotées de puissants algorithmes en dehors des internautes (A.Taylor), le web devient un outil très hiérarchique, voire discriminant. En France, ce modèle s’est greffé sur la culture anti-hiérarchique et le souhait d’un libéralisme social. Culture qui sert de terreau à la mobilisation contre toutes velléités de réglementation dans ce domaine. Une situation qui est source de tension lorsqu’il est nécessaire de mettre en place une régulation pour éviter les risques juridiques.
Les pratiques du numérique sont aussi un enjeu important. L’écologie de l’attention (Y. Citton) nous alerte sur les dangers cognitifs d’une utilisation inadaptée et sur l’invasion de nos temps et nos espaces privés. Il en est de même pour la conciliation vie professionnelle, vie privée qui reste difficile pour 37 % des personnes (Anact, Qualité de vie), car le numérique favorise le débordement du travail (26 %), alors même que ces personnes manquent de temps pour s’occuper de leurs enfants (55 %) ou partager avec leur conjoint (49 %). Le droit la déconnection et à l’oubli devient ainsi une revendication.
Une période spécifique du développement numérique
Le constat réalisé pointe les principaux enjeux et fait ressortir les difficultés du numérique, qui est désormais rentré dans la vie de chacun. La période est délicate, car il est impossible de raisonner avec assurance lors d’une métamorphose aussi importante que celle qui se joue, dont le numérique n’est, rappelons-le, qu’un des éléments. La réalité sociale, culturelle et économique devra permettre un pilotage des évolutions et favoriser des ajustements rapides. De nouvelles avancées feront découvrir des risques nouveaux ainsi que des opportunités nouvelles, sans que cela fédère spontanément les acteurs. Ce ne peut être que l’œuvre d’actions volontaires d’un grand nombre de personnes et d’institutions, à la condition d’être capables de vivre, de se confronter et de décider dans un avenir incertain. Un défi de taille.
Un défi de mobilisation pour les associations
À travers différentes expériences du monde associatif, cinq dimensions devraient mobiliser les énergies dans les prochaines années, et que le numérique pourrait amplifier. Tout d’abord, une mobilisation autour d’une revitalisation des valeurs communes qui redonnerait sens à des concepts qui constituent le cœur de notre culture, de notre vivre et faire ensemble. La deuxième concernerait le renforcement des compétences par des apprentissages sociaux variés et diversifiés : un enjeu important pour faciliter la diffusion de pratiques nouvelles et renforcer la confiance. La troisième viserait la construction d’une littératie, d’une culture qui octroie une réelle place aux savoirs empiriques dégagés par les expériences et facilite la confrontation avec la théorie et l’expertise. La quatrième promouvrait le développement d’une intelligence collective capable de mobiliser les énergies et les expériences d’un grand nombre de personnes, de favoriser la confrontation et de participer à la diffusion et à l’élaboration de stratégies efficientes. La cinquième aurait trait à l’organisation du contrôle citoyen et d’experts autour de l’évaluation des choix technologiques, de la pertinence des informations, de leurs ajustements rapides, et de la bonne compréhension des alternatives possibles. Ce contrôle devrait également garantir la sécurisation des informations personnelles.
Mars 2016
Bibliographie Crédoc : Note de synthèse N°14 octobre 2014, Régis Bigot et Sandra Hoibian. L’homme augmenté : l’opinion oscille entre désir et peur. Rapport N°317, novembre 2014, La diffusion des technologies de l’information et de la communication dans la société française en 2014. Peugeot Valérie, Citoyens d’une société numérique Accès, littératie, médiations, pouvoir d’agir : Pour une nouvelle politique d’inclusion, 26 novembre 2013. Casilli Antonio, Les Liaisons numériques, vers une nouvelle sociabilité ?, Seuil, 2010. Cardon Dominique, La Démocratie Internet, promesses et limites, Seuil, 2010. Lemoine Philippe, La Nouvelle Grammaire du succès. La transformation numérique de l’économie française, novembre 2014. Giorgini Pierre, La Transformation fulgurante, vers un bouleversement systémique du monde ?, Bayard, 2014. Citton Yves, Pour une écologie de l’attention, Seuil, 2014. Byung-Chul Han, Dans la nuée, réflexions sur le numérique, Actes Sud, 2015.