Économie sociale et solidaire

Enjeux stratégiques

Tribune Fonda N°201 - Économie sociale et solidaire - Février 2010
La Fonda
Analyse du poids économique, dans l'écosystème français, de l'économie sociale et retours sur les difficultés de développement qu'elle peut connaitre.
Enjeux stratégiques

La crise rappelle à l’ordre, sèchement, les entreprises « capitalistes ». Les entreprises de l’économie sociale faisant partie intégrante de l’économie, sont assujetties aux mêmes règles tout en devant respecter des règles spécifiques sous peine de se trahir. Cette double contrainte les tient en alerte et stimule leur capacité à se saisir des opportunités sans perdre le cap.

Ainsi, elles se sont développées considérablement. Cependant ce développement a un prix. Dès leurs premiers pas au XIX° siècle, elles ont tissé des rapports privilégiés et ambigus avec la puissance publique. Pour elle, les entreprises de l’économie sociale ont pu remplir des fonctions différentes : avant-garde, développeur et/ou instrument privilégiés. Puis, sous l’influence d’une doxa libérale, elles se sont progressivement confrontées aux logiques de marché.

Ce mouvement a favorisé leur développement tout en suscitant des interrogations fortes sur les contradictions qu’il a fait naître en interne et au quotidien.

 

Un poids économique et une identité sociale à mieux valoriser

Aujourd’hui, les entreprises de l’économie sociale, en dépit de leur dispersion sur les territoires et de la diversité des secteurs couverts au service des personnes, s’affirment comme un vecteur économique reconnu.

A propos du poids économique des entreprises de l’économie sociale Le Ceges en a récemment rendu compte :

2,1 millions de salariés répartis dans 203 000 entreprises, générant 12 % du Pib ;

  • elles ont créé des pôles d’excellence que l’environnement concurrentiel n’est pas parvenu à fragiliser :
  • les mutuelles « santé » assurent 60 % des couvertures en complémentaire santé,
  • les banques coopératives détiennent 60 % des dépôts bancaires,
  • les mutuelles d’assurances couvrent 53 % des parts de marché d’assurance automobile,
  • les coopératives agricoles détiennent 30 % des parts de marché du secteur agroalimentaire,
  • certaines Scop, comme « Chèque déjeuner », sont leaders sur leur marché.
  • pour leur part, les associations prennent en charge la quasi-totalité de l’insertion sociale des personnes en difficultés ou de l’accueil des personnes handicapées ;
  • alors que le chômage est en hausse de 10 %, les entreprises de l’économie sociale recrutent régulièrement. Entre 2005 et 2006, elles ont fait progresser leur capacité d’embauche de 4,5 % quand celle des entreprises traditionnelles stagnait à 0,7 % pour la même période. Elles réunissent aujourd’hui 8,7 % des personnes actives détentrices d’un emploi.

En parallèle, nous devons noter qu’elles sont des employeurs attractifs pour les jeunes diplômés d’écoles supérieurs prestigieuses : Hec, Essec. Elles les attirent par de nouvelles façons d’entreprendre et ne sont pas exposées aux aléas boursiers.

Mais, une leçon à tirer de la crise est que l’impact réel des entreprises de l’économie sociale dans ce contexte difficile et incertain ne réside peut être pas dans le poids que ces entreprises ont acquis au fil de leur pratique mais dans la démonstration du pouvoir stratégique de leurs valeurs de références, de leur organisation démocratique et de leur rapport privilégié avec la société civile, source d’inspiration et de légitimité de leur projet institutionnel et de leurs missions.

L’identité politique des entreprises de l’économie sociale, sa dimension stratégique sont donc à valoriser d’autant plus que leurs avancées économiques leur confèrent une meilleure visibilité.

 

A propos de l’identité sociale et politique des entreprises de l’économie sociale

L’indépendance que les entreprises de l’économie sociale a toujours préservé peu ou prou. Leur qualité d’entité politique sociale les conduit à chercher à conserver une distance avec les donneurs d’ordre et les aléas de leur priorité. En même temps, elles ont su se différencier des autres acteurs économiques et éviter ainsi la perte de confiance qui les affecte aujourd’hui. Un récent sondage (Cpca, 2008) indique qu’à l’échelle européenne, 40 % des personnes interrogées pensent que les associations sont les mieux placées pour répondre aux attentes sociales, particulièrement dans le cadre des services à la personne (36 % pensent que la solution de la crise viendra de la société civile). Les entreprises de l’économie sociale sont à ce titre des organisations privilégiées, car en capacité de concevoir et mettre en œuvre une démocratie économique. En dépit de ces scores significatifs, les entreprises de l’économie sociale souffrent d’un manque de visibilité du fait de leur dispersion et de leur segmentation. Leur identification institutionnelle est aussi incertaine.

La crise ne les épargne pas vraiment et les soumet à des attentes exacerbées. Cependant elle met aussi en évidence les caractéristiques qui légitiment leur posture originale vis-à-vis de la puissance publique et des marchés. Cela suggère que le modèle d’organisation qu’elles ont rodé depuis leur création est riche d’enseignements utiles pour l’ensemble des façons d’entreprendre.

Permettre une meilleure reconnaissance des qualités de ce modèle servirait à une meilleure affirmation du « principe d’économie plurielle ». Cependant cette hypothèse renvoie à la construction d’outils spécifiques de gestion, de régulation et d’évaluation, faisant une plus large place au qualitatif et au temps consacré à l’instauration de liens sociaux. Cette démarche assurerait aux entreprises de l’économie sociale un rôle et une originalité mieux reconnus.

Il ne faut donc pas confondre pratiques et finalités. Si leur efficacité a permis de révéler des marchés au fil des actions développées, ce ne fut pas le but. C’est ainsi qu’Henry Noguès nous invite à distinguer, non pas les entreprises de l’économie sociale entre elles mais plutôt leurs étapes de maturation. à ce propos, il distingue la phase pionnière, portée par ceux qui risquent, car ils n’auraient rien à perdre, de la phase gestionnaire des héritiers qui, ayant plus à perdre, opteraient pour la prudence, ayant en charge la préservation et le développement d’un patrimoine social. La distinction entre les phases de création et de maturation met en évidence, que ces entreprises ont tout d’abord des motivations politiques et opérationnelles en réponse à des urgences sociales. La phase gestionnaire survient ensuite, en cas de succès, et vise la pérennité du service. Si cette deuxième phase est celle de l’élimination des risques, elle n’en est pas moins périlleuse pour l’identité de l’entreprise de l’économie sociale. En effet, les finalités de non profit et de solidarité risquent de s’effacer au profit de la solidité de l’appareil. L’enchaînement des phases ne permet pas de dire si, dès l’origine, l’une porte l’autre en germe. En revanche nous pouvons constater qu’au fil du temps les entreprises de l’économe sociale se forgent une double identité politique et gestionnaire.

Toutefois les mêmes enjeux sociaux et débats politiques ayant inspirés les pionniers de l’économie sociale, motivent toujours l’engagement, même si les formes en sont différentes. C’est la preuve que l’économie sociale nourrit des échanges continus avec son environnement socio-politique et économique. à ce titre elle s’est parfois trouvée en butte aux priorités des pouvoirs publics. Pour leur part, les collectivités territoriales se sont emboîtées dans les pratiques de l’État en y ajoutant des emprunts aux pratiques des marchés pour preuve de modernisme et d’efficacité. Les entreprises de l’économie sociale se sont ainsi vues exposées à une double dépendance :

  • dépendance politique vis-à-vis des donneurs d’ordre ;
  • dépendance gestionnaire via des outils relevant de la logique capitalistique concurrente ainsi de l’appel d’offre.

Ces dépendances menacent le noyau identitaire politique et gestionnaire des entreprises de l’économie sociale.

Pourtant la vitalité de l’économie sociale est manifeste. De nouvelles pousses pionnières se manifestent chaque jour dénonçant les atteintes à la justice sociale dans les domaines de l’éducation, de l’intégration, du droit au logement, de l’immigration, de la parité et revendiquent un meilleur partage des fruits du travail et du capital. Les entreprises installées font preuve d’une immense capacité de résistance.

Cette résistance et cette vitalité portent la marque d’une aspiration diffuse de la société civile à agir directement et concrètement afin d’améliorer son sort sans attendre l’initiative des autorités en charge de l’intérêt général. Sans que cette notion ne soit remise en cause, la société civile constate au quotidien la diversité des intérêts qui la traverse et la rapidité des évolutions qui la transforme.

Le schéma qui émerge alors peu à peu suggère que chacun se considère comme mieux placé que quiconque pour concevoir et agir au mieux de ses attentes, au sein d’organisations collectives et de proximité. Les autorités tutélaires sont, pour leur part, de plus en plus investies en tant qu’instances régulatrices, de coordination, d’évaluation et de prospective.

La société civile s’instaure comme la matrice de projets de société que les entreprises de l’économie sociale s’emploient à traduire en réponses opérationnelles. Les finalités non lucratives et de solidarité sont reconnues comme permettant mieux de concrétiser ces attentes tant au plan politique qu’opérationnel. L’identité des entreprises de l’économie sociale se trouve ainsi en pleine concordance avec les aspirations de la société civile et son comportement. Elles continuent ainsi de dérouler le lien qui les unit depuis l’origine.

Cependant le scénario s’est transformé au fil du temps. Quand Jean Jaurès saluait l’économie sociale comme la preuve de la fécondité des principes républicains de l’État au service du peuple, elle est aujourd’hui interpellée directement par la société civile selon un mouvement non plus descendant mais en revanche ascendant de la base vers les pouvoirs politiques et économiques, vers les institutions et les organisations. En réponse à ces injonctions, elles sont priées de « se retrousser les manches » et de jouer leur partie en toute démocratie sous le contrôle de la société civile mise en alerte par les médias.

Cette évolution offre de réelles opportunités aux entreprises de l’économie sociale. Pourtant cette proximité et immersion au cœur de la société semble encore faiblement investie. Cette lenteur peut être une erreur stratégique. Les concurrents des entreprises de l’économie sociale sont également sensibles aux attentes sociales et savent se conformer aux attentes de la société civile en termes de réponses solidaires et écologiques. Dès lors, les entreprises de l’économie sociale s’avèrent être, au fil du temps, moins une alternative économique qu’un observatoire et des laboratoires capables de développer des projets de politique sociale dans le cadre d’un modèle éprouvé de démocratie économique. On peut regretter que l’impact de cette démonstration soit émoussé par la dispersion et la myopie des entreprises de l’économie sociale.

 

Développer et valoriser la culture de projet social

Il est attendu que les entreprises de l’économie sociale témoignent en direct, preuve à l’appui, de l’efficacité du projet démocratique et de solidarité qui les fonde et les anime dans le double domaine politique et opérationnel. Toute défaillance en ce domaine est perçue non comme un manquement mais comme une trahison. C’est dire que la société civile a parfaitement intégré la double identité de l’économie sociale, politique et gestionnaire ainsi que le démontre les travaux de Jean-Louis Laville.

La question est alors de savoir si elles en ont une conscience aussi vive. Soumises à une intense série de contraintes réglementaires et législatives dans la foulée de l’édiction des directives européennes, confrontées à une concurrence exacerbée, elles ont su faire face en mobilisant, en priorité, toute leur énergie et leur savoir- faire sur le registre gestionnaire. Les observateurs peuvent alors constater un déséquilibre entre les versants, politique et gestionnaire de leur identité. La balle est dans le camp des entreprises de l’économie sociale. à elles de rééquilibrer les pôles identitaires, politique et gestionnaire et de resserrer encore plus les liens de réciprocité en interne et avec la société civile, selon les recommandations de Nadine Richez-Battesti. De fait les concurrents ont peut être rendu aux entreprises de l’économie sociale le grand service de leur souffler leur orientation stratégique par la dénonciation des dérives de certaines entreprises.

L’enjeu sans cesse renouvelé auquel se confronte l’économie sociale est donc de rester en phase avec les questions sociales de son temps et de savoir y apporter des réponses économiques et sociales accessibles au plus grand nombre en servant ainsi un idéal de justice sociale. La société contemporaine est confrontée à des inégalités sociales aggravées en même temps qu’elle doute de l’efficacité de ses institutions pour y faire face. Elle semble prête à puiser en elle-même les forces nécessaires par un élan d’implication et de participation que sous la réserve de pouvoir constater concrètement l’efficacité de cet investissement.

La fédération de ces forces est de nature à stimuler les capacités des entreprises de l’économie sociale à développer des projets sociaux et doit leur permettre d’en démultiplier les effets en instaurant des coopérations entre les différentes familles. Ces dernières doivent avoir pour thème des enjeux communs intéressant chaque génération et ancrés dans des territoires partagés d’action.

Ces perspectives impliquent la nécessaire ouverture de nouveaux chantiers permettant de dépasser les cloisonnements statutaires tant des personnes que des organisations.

 

Améliorer la connaissance réciproque des différentes familles du secteur

La méconnaissance interne du rôle des différents groupes d’acteurs se double d’une méconnaissance externe des familles entre elles. Les composantes de l’économie sociale ne semblent pas se connaître entre elles comme en témoignent la faiblesse des actions en complémentarités (par ex., au bénéfice du logement, de projet de territoires, pour une protection sociale plus accessible, contre la montée des précarités...). L’économie sociale a la charge d’un chantier à ouvrir. Elle aura du mal à se faire reconnaître si elle continue à se « connaître si mal ». La structuration par famille ne suffit plus. L’amélioration de sa lisibilité passe par sa structuration en tant qu’ensemble unique et l’appropriation de sa double identité politique et opérationnelle.

La nouveauté serait alors de considérer que la reconnaissance ne serait pas à rechercher, en premier lieu, auprès des autorités instituées, mais d’abord auprès de la société civile source première de sa légitimité. L’expression d’une identité commune se couple avec une vigoureuse politique de communication dont les mutuelles d’assurance, le Crédit coopératif et certaines coopératives agricoles ont ouvert la voie avec succès, misant sur un message plus social et politique que commercial. Cette nouvelle forme de communication visant le grand public illustre la nouvelle posture d’entreprises de l’économie sociale de façon exemplaire : alerter sur des choix de société mettant en concurrence consommation et solidarité. Serait-ce une façon d’écrire un nouveau chapitre de l’éducation populaire, par flash pour personne mobile et pressée ?

 

Faire reconnaître les spécificités des entreprises de l’économie sociale à tous les échelons territoriaux de leurs interventions

Les entreprises de l’économie sociale sont soumises à des pressions poussant à l’alignement sur les lois du marché et à se fondre dans l’étalage des offres soumises au principe du meilleur rapport qualité/prix. Ces pressions justifient la revendication de ceux qui s’emploient à l’obtention de reconnaissance distinctive d’ordre statutaire à l’échelle européenne. Leur but est de pouvoir relever de règlements et de traitements administratifs et fiscaux différents au nom de la différence de nature des entreprises de l’économie sociale.

L’obtention d’un tel traitement dépend bien évidemment une fois encore de la capacité des entreprises du secteur à s’approprier et démontrer la double face de leur identité. Il convient qu’elles poursuivent la démonstration de leur pouvoir opérationnel auprès de la société civile. Seule l’adhésion du plus grand nombre à cette approche peut constituer le point d’appui qui permettra d’obtenir la reconnaissance tant attendue par les autorités nationales et européennes.

La longue histoire de l’économie sociale au flanc de l’État explique peut-être une attitude d’attente empreinte de dépit et de nostalgie. Cependant les autorités sont aussi bruxelloises et territoriales. Elles ne peuvent être occultées sauf à restreindre d’autant les projets et les champs d’action de l’économie sociale. Si les démarches patientes s’enlisent, c’est sans doute qu’il faut passer à un registre plus offensif qui suppose que les entreprises de l’économie sociale se dotent d’une force de lobby. L’économie sociale manque de leaders.

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