Le terme non-dit désigne ce qui n’est pas explicitement dit, ce qui est caché ou implicite. Nous avons voulu dévoiler ces non-dits – qui sont parfois des chuchotements – pour éclairer notre vision de la gouvernance en général et celle que nous pratiquons en particulier.
Pour cela, nous avons croisé les regards de :
– Jacqueline Mengin, administratrice de la Fonda, dont le riche parcours associatif lui confère de nombreuses expertises ;
– Silvère Mercier, co-fondateur du collectif SavoirsCom1, a pour projet de mettre la connaissance au service du plus grand nombre dans une totale liberté d’accès ;
– Frédéric Amiel, du syndicat Asso qui regroupe les salariés du monde associatif pour les défendre.
Réunis par la Fonda pour une table ronde, ils offrent aux lecteurs de La tribune, la richesse de leur débat sans langue de bois.
Gouvernance et associations : le chaud et le froid
Silvère : La gouvernance est importante car à SavoirsCom1, les communs de la connaissance proviennent toujours de la rencontre entre une ressource, une communauté et une gouvernance. Or, nous avons rapidement constaté que le monde associatif tel que nous l’avions expérimenté était structuré d’une manière extrêmement pyramidale. Nous avons voulu nous construire sur un modèle très différent et très en lien avec la culture web.
Frédéric : La gouvernance est une situation de fait avec laquelle il faut composer puisque nous sommes un syndicat. Asso s’est constitué non pas sur une branche métier comme la plupart des syndicats mais sur un modèle d’entreprise : l’association. Or en tant que syndicat, le droit du travail étant fondé sur le lien hiérarchique qui est un lien de subordination, la façon de gérer une association a une grande importance sur nos conditions de travail et sur notre situation de salariés.
Jacqueline : Les associations devraient expérimenter des modes de gouvernance qui donnent des idées aux entreprises car elles aussi cherchent des voies nouvelles. Or, les changements viennent toujours par les marges. Mais tant que les buts inavoués de quelques associations sont d’apparaître, notamment dans la recherche de fonds, comme incontournables dans une dynamique de compétition entre associations, elles n’auront jamais la capacité d’imagination et le courage de l’innovation pour trouver de nouveaux modes de gouvernance associative.
Dichotomie entre action et décision
Silvère : Nous avons fait le choix radical que notre discours sur les communs soit en cohérence avec notre mode d’organisation. De fait ceux qui agissent sont ceux qui décident : donc la décision est extrêmement proche de l’action.
Frédéric : La participation des salariés ou des bénévoles à la décision est une des grosses sources de malaise au travail car ceux qui agissent ont l’impression que ne sont pas prises en compte leur expérience, leur expertise, leur connaissance du terrain quand il y a décision. Un principe syndical qu’il faut continuer à défendre est de ne pas obliger un salarié à être un militant de l’association dans laquelle il travaille.
Silvère : Je ne suis pas convaincu que les salariés des associations soient des travailleurs comme les autres. Et je ne suis pas certain non plus que de revendiquer cette position soit une bonne chose. Je crois en fait que les liens de subordination que sont les liens des salariés avec leur employeur ne doivent pas être calqués sur le privé ; or la plupart des associations fonctionnent sur ce modèle. Heureusement on observe des tentatives d’organisation très différentes et qui s’écartent même de ce modèle dans le milieu de l’Ess où la gouvernance est pensée autrement. Car sont mêlés étroitement le projet associatif et une certaine forme de productivité/lucrativité.
Les faux-semblants de la représentation
Jacqueline : On fait comme si… Par exemple, des présidents, des directeurs, bénévoles et salariés mettent beaucoup d’énergie pour faire croire que le président et son CA dirigent. Ceci se passe à des degrés divers selon les associations mais durant ma longue vie militante j’ai vu parfois des situations ubuesques. Je me souviens même d’une association acculée à la dissolution qui ne se rappelait plus du nom de ses administrateurs... Cette problématique de la décision et donc du pouvoir est un des principaux non-dits de la gouvernance associative. Et ce non-dit est la chose la mieux partagée dans le milieu associatif ; il concerne autant de très grandes associations que des petites et quel que soit le secteur concerné.
On peut trouver ainsi des présidents forts heureux d’être invités chez le préfet ou tout autre représentant qui compte à leurs yeux et pendant ce temps-là, une équipe de dirigeants les laisse à ce contentement pour s’occuper des affaires sérieuses. J’ai même vu des choix de président sur ce seul critère : va-t-il nous gêner ou pas ? Parfois, il y a erreur dans le cooptage/casting alors là, c’est la crise, qui aboutit toujours à l’élimination d’une des parties ; ce qui peut se faire d’une manière particulièrement inhumaine et violente au plan psychologique.
J’ai connu un temps où les présidents étaient majoritairement issus du réseau des militants donc politiquement très sûrs. Avec la technicisation et la professionnalisation des associations, on a vu apparaître une nouvelle génération de dirigeants recrutés d’abord sur la base de leurs compétences techniques et de gestion ; la dimension militante ne venant qu’en second dans les critères d’engagement. Soit la cohésion et la complémentarité ont bien fonctionné, soit l’écart s’est installé et là s’est creusé le terreau des non-dits de la gouvernance.
Des bénévoles employeurs
Frédéric : à notre niveau nous observons que lorsque des salariés sont dans une gouvernance associative avec des dirigeants qui sont des techniciens, des professionnels, il y a quantitativement moins de problèmes que pour les salariés qui sont dans des structures associatives ne pouvant, ou ne voulant pas investir pour recruter des professionnels. Dans ces associations petites ou moyennes, nous observons que l’essentiel du défaut de leur gouvernance provient de l’incapacité des dirigeants bénévoles à accepter leur fonction d’employeur. Ainsi, quand le dialogue doit intégrer le droit du travail, on voit apparaître des postures de braquage qui empêchent une gouvernance harmonieuse. Pourtant il faut savoir que les salariés ne rejoignent pas les associations par dépit ou par défaut mais parce qu’ils trouvent un véritable intérêt au projet associatif.
Silvère : Un fonctionnement où la direction est composée par les salariés et le conseil d’administration uniquement de bénévoles est en complète contradiction avec l’esprit associatif. Je pense que ceci est très négatif pour la démocratie car la gouvernance interroge en premier lieu le modèle démocratique qui est sous-jacent. C’est pourquoi d’ailleurs on voit fleurir dans la gouvernance associative des nouvelles instances de type « conseil scientifique » ou « groupe d’expertise » qui viennent apporter un regard différent au conseil d’administration mais sans lien de subordination. C’est là le cœur du problème d’autant qu’on se situe à présent dans un monde où le numérique fait exploser ces structures hiérarchiques. La gouvernance et la démocratie bougent de manière extrêmement forte actuellement.
Frédéric : Il se trouve que je travaille aussi dans une association comme salarié sur le modèle décrit tout à l’heure avec un conseil d’administration exclusivement composé de bénévoles et les dirigeants de l’association étant des salariés. Je sais que cette association est efficace car elle rend un service réel et en plus j’y trouve un intérêt proche de mes valeurs. Mais en même temps cette association n’est pas l’idéal que je me fais du lieu et du lien associatif. On souhaiterait que les employeurs associatifs explorent de nouveaux modes d’organisation du travail, avec des pistes à étudier du côté des coopératives, des scops, etc. ; les associations doivent inventer, imaginer de nouvelles formes d’organisation du travail.
Jacqueline : On observe aujourd’hui des réseaux associatifs qui essaient de s’organiser à l’horizontale autour d’un projet élaboré collectivement. Je me pose la question de la durée : est-ce qu’on peut vraiment inventer des choses qui se tiennent dans la durée avec uniquement des instances de coordination ? Pour moi c’est la question centrale du lien entre responsabilité, militance et professionnalisme dans la gouvernance. Est-ce qu’on ne cherche pas le mouton à cinq pattes, d’où la difficulté aujourd’hui de trouver et donc de renouveler les responsables associatifs ?
Silvère : Pourquoi, à un moment donné, décide-t-on d’engager un salarié ? Cela me paraît être une question centrale pour les associations. L’embauche du premier salarié est souvent le franchissement d’une étape qui est la réalisation du projet associatif dans un temps imparti et en répartissant des rôles entre plusieurs personnes. Ça ne s’improvise pas ! Pour notre collectif, si nous décidions d’intégrer un salarié ça mettrait en question tout notre modèle de fonctionnement ; ça briserait l’équilibre de notre coordination. Je connais des associations qui ont décidé de revenir à un modèle associatif sans salarié pour retrouver le cœur de leur projet associatif.
La course à l’argent
Silvère : L’influence des subventions est un des problèmes les plus importants de la gouvernance. Car les impératifs économiques vont pousser les associations dans une action effrénée avec une somme de projets à présenter. La recherche de financements passe parfois avant les orientations et les critères de choix des partenaires.
Frédéric : La course à l’argent pour une association qui a des salariés n’entraîne pas seulement des problèmes de gouvernance mais aussi des problèmes de transformation du projet politique de l’association.
Responsabilité et pouvoir des ego
Frédéric : Pour ma part, un des non-dits de la gouvernance associative est la lutte des « egos » : chacun recherche, qui de la reconnaissance, qui du pouvoir. Or, c’est une question centrale dans la gouvernance souvent peu ou pas discutée. Le monde associatif en général ne réfléchit pas aux moyens à mettre en place pour répondre à ce problème profond et délicat.
Jacqueline : Combien d’associations, ai-je vu qui ne pouvaient, ou ne savaient dire, à leur président fondateur ou non, qu’il était temps pour lui de sortir de la gouvernance de l’association. Et le système des mandats n’est pas suffisant pour résoudre ce problème.
Silvère : Je vois les choses de manière complètement inverse car la motivation par pur altruisme n’existe pas. Par exemple, le projet « wikipedia » : la motivation est complètement personnelle, celle de franchir des étapes, construire son profil et gagner des droits tout cela en étant bénévole. Pour ma part, je trouve heureux que tout engagement se fasse sur la base d’un besoin de reconnaissance quel qu’il soit. Après bien entendu, cela peut mal tourner, cependant il ne faut pas poser le problème de façon négative mais au contraire se servir du besoin de reconnaissance comme d’un levier pour le projet associatif. C’est en effet quand on centralise qu’on écrase car on donne une reconnaissance et un maximum de pouvoirs à une personne ou un petit groupe de personnes alors que ce devrait être réparti, le plus largement possible.
La légitimité est le grand non-dit de la gouvernance associative
Frédéric : Je pense qu’un des non-dits de la gouvernance est la question de la légitimité : qui détient la légitimité ? Qui porte la légitimité du projet associatif ?
Silvère : En effet, c’est un problème central. Combien de fois j’ai vu de fausses élections dans une association : élections sans campagne, sans profession de foi avec un copinage qui est aussi un non-dit réel. En fait, on reprend la légitimité démocratique de la représentation mais en la détournant complètement, puisqu’on ne prend pas les moyens de cette démocratie et en reproduisant sans cesse des modèles pyramidaux qui n’ont aucune légitimité fondée. Alors évidemment dire à des salariés qui sont dans l’action, qui se « coltinent » des problèmes et cherchent des solutions, leur dire qu’ils ne sont pas légitimes face à un conseil d’administration, c’est en effet très violent car la légitimité des membres d’un conseil administration c’est la plupart du temps de la relation sociale, des cercles concentriques.