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Fabienne Orban : La question qui nous rassemble aujourd’hui est double. Tout d’abord, comment soutenir financièrement les coopérations ? Ensuite, quelles sont les pistes pour soutenir les coopérations à travers des moyens extrafinanciers ?
Bénédicte Fossard : Je vais répondre à la première partie de cette vaste question : à la Fondation de France, nous tentons de financer des coopé- rations utiles et qui ont un sens.
Pour moi, une coopération qui marche bien, c’est une équation : 1 + 1 = 3. Il faut que quelque chose se crée, que cela apporte aux parties prenantes présentes, mais aussi du changement, de l’amélioration.
Les conditions favorables sont le temps à financer. C’est une histoire à hauteur d’humains qu’il faut porter pour que la démarche soit dans la durée. Parfois la coopération est positive, parfois très négative, c’est comme une recette et il faut faire attention pendant sa préparation.
Comment le faisons-nous à la Fondation de France ? Déjà, ne pas ajouter de la contrainte à la contrainte, le monde associatif a déjà suffisamment à faire.
Pour permettre les conditions de l’émergence de la coopération, il faut de la méthodologie et de l’accompagnement, mais aussi une philanthropie de confiance. C’est un effort constant d’être attentif à toute la subtilité de la coopération.
Marc Alphandéry : Pour ma part, j’ai trois casquettes : pilote d’études au sein du Labo de l’ESS, notamment sur la coopération, financeur en tant que président du fonds de dotation QUE VOL’TERRE, et militant sur les questions d’agriculture et d’alimentation durable.
La coopération territoriale présente une grande diversité de finalité, d’acteurs, de modèles économiques et juridiques et de stades d’avancements. Quand on veut aider les coopérations et les soutenir, les problématiques sont très différentes suivant le type de coopération.
Il y a des coopérations émergentes qui demandent beaucoup de temps, de financements et d’accompagnement, et des coopérations qui sont en création et en consolidation et qui demandent d’autres formes de soutien. Nombre de ces dernières sont accompagnées par des réseaux qui ont besoin d’être reconnus et soutenus, c’est vital.
Les besoins des coopérations sont très différents. Pour un tiers lieu, vous avez besoin d’un lieu et donc de trouver les moyens de financer un patrimoine foncier et immobilier. Cela nécessite de mobiliser des fonds propres particuliers, dont des capitaux patients à intérêt modérés, 7 à 10 ans avec des intérêts minimes de 2 à 5 %.
Pour le rapport « Accompagner et financer les coopérations territoriales au service d’une transition écologique juste », j’ai identifié cinq pistes de financement :
- Agir au niveau d’un territoire pour créer un écosystème territorial, sur des thématiques par exemple.
- Financer l’accompagnement, financer le transfert de compétences pour en s’inspirant des expériences réussies qui existent ailleurs pour partager l’expérience.
- Créer des fonds territoriaux, par exemple : Mécènes Solidaires ou le Cluster’Jura qui a développé un fonds territorial.
- Impliquer les habitants, mutualiser les fonds, mobiliser le soutien financier des citoyens
- Développer l’économie non monétaire.
Yannick Blanc : Plus généralement, il nous faut prendre en considération le contexte budgétaire. Dans le rapport de la commission d’enquête sénatoriale « Transparence et évaluation des aides publiques aux entreprises », nous avons appris que les dépenses au profit des entreprises s’élevait à 150 milliards chaque année, mais surtout que Bercy est incapable de décrire l’ensemble des processus de financement. Jamais il n’a été question de mesurer l’impact de ces dépenses. Alors que depuis 20 ans, nous nous faisons des nœuds aux cerveaux sur la mesure d’impact, la pilule a du mal à passer.
Nous entrons dans un moment très difficile, qui nous oblige à démontrer que les démarches de coopération permettent de faire mieux et d’être plus efficace. Dans le débat tendu qui s’annonce sur la dépense des budgets, nous devons défendre ces démarches d’économie et d’efficacité. De fait, ce sont des démarches qui rapportent !
Le coût de la coopération n’est pas forcément un coût monétaire, mais plutôt un investissement.
Oui, il faut former les personnes et capitaliser les expériences, mais ce coût n’est pas très élevé en soi-même. Il est par contre complexe et difficile à démontrer. Nous devons donc être collectivement attentifs à mesurer les bénéfices de la coopération. Pas seulement pour rendre compte aux financeurs, mais surtout pour pérenniser la coopération.
Pour que ça marche, il faut que les participants en tirent quelque chose. À Morlaix et Mulhouse, à la fin de chaque rencontre de la communauté d’action, les participants n’avaient pas perdu leur temps, ils avaient acquis une plus grande maîtrise de ce qu’on appelle vaguement le territoire. De tels bénéfices sont diffus, mais méritent d’être mesurés. C’est cette démarche qui va nous permettre d’entrer dans le débat.
Fabienne Orban : Vous avez mentionné l’aspect humain de la coopération, l’importance de l’interconnaissance et un besoin de transfert de moyens, de compétences et de méthodes. Comment tricoter ces trois éléments ?
Yannick Blanc : Là où il y a de la ressource relativement disponible à court terme, c’est du côté de la formation. Et la coopération est une démarche apprenante. Henri Jacot nous a présenté cet après-midi la coopération au sein de Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD).
Ce qui fait la réussite de cette expérimentation, ce n’est pas la mesure précise du nombre de chômeurs de longue durée qui sont retournés sur le marché du travail. C’est la façon dont les parties prenantes ont changé de vision, de posture, d’attitude, de pratique. Une posture d’apprentissage qui pourrait être valorisée par la formation.
Marc Alphandéry : Il faut faire monter en compétences les métiers acteurs de la coopération soit les accompagnateurs, animateurs, facilitateurs, développeurs de coopérations territoriales qui œuvrent au sein de cabinets d’études, de fondations, de la Fonda, etc.
Pourquoi ne pas faire reconnaître au Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP) les métiers de la coopération ? Ce n’est pas juste de la gestion de projet, mais bien des métiers qui nécessitent des compétences spécifiques et qui s’exercent aussi bien en externe qu’en interne.
Chaque territoire a besoin de catalyseurs territoriaux.
Ils peuvent être portés par une commune, la Mutualité sociale agricole (MSA), les Chambres régionales de l’économie sociale et solidaire (Cress), mais aussi des personnes à l’échelle infraterritoriale pour assurer l’interconnaissance, les liens entre les projets.
Bénédicte Fossard : Nous travaillons aussi en coopération quand nous réunissons les acteurs concernés pour réfléchir ensemble sur les besoins au niveau local. Nous avons neuf causes à la Fondation de France, dont une dédiée aux dynamiques territoriales. Nous choisissons des territoires qui ont souffert d’une catastrophe naturelle ou qui sont structurellement isolés. Par exemple, en Centre-Bretagne, nous avons travaillé sur l’habitat, la précarité énergétique, et des projets culturels.
Fabienne Orban : Dans tout ce qui vient d’être dit, l’aspect financier n’a pas été tant abordé. Le coût, ou plutôt l’investissement, de la coopération ne se limite pas à de la monnaie sonnante et trébuchante. Il y a aussi de l’intelligence collective et la volonté des personnes sur le territoire de faire avancer les choses.
Marc Alphandéry : Les coopérations non marchandes qui ne génèrent pas ou peu d’activités lucratives pas d’argent, ce sont des coopérations d’intérêt. Elles participent à l’intérêt général.
Quand on travaille notamment sur certains sujets comme la précarité, l’accès à l’alimentation de qualité ou à un logement, il est très difficile de générer de l’argent. C’est donc logique et nécessaire de faire appel au soutien financier des habitants, des collectivités locales, des organismes de mécénat, etc.
Lorsque l’on finance de l’innovation technologique ou une start-up, on accepte que cela prenne du temps. Bizarrement, l’intérêt général ou l’innovation sociale, c’est plus difficile à faire financer.
Il existe pourtant des territoires qui impulsent des initiatives innovantes. Je citerai « J’adopte un projet » à Poitiers, un financement d’initiatives participatif au service des projets d’économie sociale et solidaire. Pour 1 € financé par les citoyens, 1 € est abondé par les entreprises et 1 € par les collectivités territoriales. Les citoyens sont prêts à participer financièrement à des initiatives qui font sens pour eux dans leur territoire. C’est le maillage entre ce soutien financier et la participation citoyenne qui est intéressante. C’est comment mailler ces initiatives avec différents acteurs sur les territoires.
Bénédicte Fossard : À la Fondation de France, nous finançons la coopération. Nous avons un principe de non- subsidiarité, chacun son périmètre et agissons en complémentarité. Nous soutenons la philanthropie de confiance, qui se base sur le temps long pour permettre la transformation, une bonne connaissance de l’écosystème des parties prenantes et une volonté de changer notre posture de financeur.
Nous essayons d’agir pour influencer les autres philanthropes dans la nécessité de soutenir des projets en confiance et de financer l’ingénierie. Cela veut aussi dire être là en accompagnement si besoin. Nous défendons par exemple la notion de fondation territorialisée, soit créer des véhicules qui permettent de financer et de favoriser les liens avec une logique très territorialisée.
Marc Alphandéry : Pour rebondir, nous avons travaillé hier sur cette problématique au Centre français des fonds et des fondations (CFF). Il y a un véritable changement de regard.
Les associations ont besoin d’un soutien structurel pluriannuel, pas seulement de projets. Les appels à projets sont ciblés sur des choses qui ne correspondent pas toujours à l’activité de l’association. Il faut alors se tortiller pour rentrer dans le moule. Aujourd’hui, ce sont les associations qui doivent s’adapter aux appels à projets. Au contraire, ils ont besoin d’un soutien structurel, sur le projet global de l’association et non pas une case précise.
Fabienne Orban : Pour soutenir les coopérations, encore faut-il être convaincu de leur utilité pour donner envie aux acteurs. Qu’est-ce que cette approche vient changer ?
Bénédicte Fossard : J’ai participé cet après-midi à l’atelier sur l’évaluation. On se posait justement la question de comment on évalue la coopération et comment on y convie à la fois les personnes qui portent la coopération, mais aussi celles et ceux qui les soutiennent et les financent. Finalement, on est vite arrivé au récit et au fait que, au-delà des indicateurs quantitatifs, il faut une certaine sobriété et des indicateurs qui sont vraiment utiles au projet.
Cela pose une autre question : comment raconter le sensible, puisque la coopération c’est du sensible ? Prenons l’exemple des Acteurs clés de changement (ACDC). Nous avons produit des récits, nous avons raconté ce qu’il s’était passé pour chaque association. C’est le récit du « comment » de la coopération qui peut donner envie d’agir et faciliter le partage.
Yannick Blanc : Je pense qu’il faut aussi faire preuve d’un certain opportunisme, au meilleur sens du terme. L’esprit de coopération prospère là où l’organisation habituelle de l’action collective ou des politiques publiques est en situation d’échec.
C’était le cas du chômage de longue durée ! Il y avait un consensus politique pour dire : « ça ne coûte rien d’expérimenter quelque chose », puisque comme disait Mitterrand il y a déjà très longtemps, « on a tout essayé ».
De tels consensus existent dans de nombreux secteurs, dont ceux qui intéressent beaucoup d’entre nous, comme le champs du social. Aujourd’hui, il y a énormément de dispositifs dans la protection de l’enfance ou l’accompagnement des personnes en perte d’autonomie qui ne sortiront pas de leur situation d’échec avec les outils et les modes d’action actuellement existants. Et donc les personnes qui les portent sont disponibles pour la coopération.
Un exemple très peu connu, mais qui est une réussite assez étonnante, c’est celui des Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). Cette politique a été lancée en 2017 et a d’abord été expérimentée par un très petit nombre de territoires. De quoi s’agit-il ? De proposer à l’ensemble des soignants d’un territoire de s’organiser en communauté, de coopérer, de se répartir les tâches, de travailler ensemble.
Dans de nombreux territoires, les parcours de soins sont chaotiques, les spécialistes manquent, les généralistes sont débordés, etc. Sous l’égide de la tradition intouchable de la médecine libérale, chaque soignant est incité à rester dans sa ligne de nage. Au contraire, les CPTS les encouragent à travailler ensemble.
Cela a commencé très modestement, parce que ce n’était pas dans la culture professionnelle du monde médical. Et puis, il y a eu un changement de génération chez les soignants, et notamment chez les médecins, et la crise sanitaire est passée par là. Pendant la crise liée au COVID-19, tous les professionnels de santé ont mesuré l’état de vulnérabilité dans lequel ils se trouvaient face aux besoins.
À partir de 2022, on a vu le nombre de CPTS se multiplier. Il y en a plus de 800 aujourd’hui en France. Et au sein de chacune de ces communautés, il se passe ce dont nous avons parlé ce matin à partir d’autres expériences : à partir du moment où les gens rentrent dans un dispositif de coopération dont ils se rendent compte qu’il leur apporte quelque chose, leurs pratiques changent, leurs comportements changent, leurs postures changent.
Il en va ainsi de l’attitude des médecins par rapport aux Infirmières en pratique avancée (IPA). Ce sont des infirmières formées pour effectuer un certain nombre d’actes habituellement effectués par le médecin généraliste comme des vaccinations ou des renouvellements de traitement.
Quand ce concept a été inventé, il y a quelques années, les syndicats de médecins ont hurlé à l’atteinte à la médecine. Pourtant, dans les CPTS, les médecins demandent des infirmières en pratique avancée ! À partir du moment où on est dans un dispositif coopératif, répartir autrement les compétences et le travail semble plus logique.
Je vous raconte cette histoire parce qu’elle est peu connue, qu’elle est en train de se produire, et qu’aucun ministre de la Santé n’a jamais fait de cette politique un marqueur de son identité politique. Pourtant, tous l’ont accompagnée.
C’est aussi une preuve que la coopération ne coûte pas grand-chose. Chaque CPTS a un budget de l’Agence régionale de santé (ARS) pour payer sa fonction de soutien soit le secrétariat et la gestion d’agenda. Par rapport à l’économie globale de la production de soins, des coûts sociaux et des coûts pour les finances publiques, les CPTS rapportent plus qu’ils ne coûtent. La démonstration est faite.
Donc, intéressons-nous à ces secteurs de fragilité des politiques publiques. Et là, on aura une certaine possibilité de rentrer un coin et de faire évoluer les pratiques, et d’avoir des oreilles plus attentives, notamment dans les collectivités territoriales.
Marc Alphandéry : Le maillage des acteurs sur un territoire est absolument essentiel, que ce soit sur des thématiques particulières ou de façon globale par rapport à la réflexion sur la transition.
Je vous donne un dernier exemple : la précarité alimentaire et de l’accès à l’alimentation de qualité. Les acteurs de l’aide alimentaire ne se coordonnent pas à l’échelle des territoires.Il y a des jardins solidaires, des jardins de production, des cuisines collectives, des initiatives de Sécurité sociale de l’alimentation (SSA), des paniers solidaires, etc. Les expérimentations se multiplient, mais ne se coordonnent pas. Donc la première chose, c’est se mailler entre les acteurs publics, privés, associations, la société civile, etc.
Deuxième chose, s’interroger sur ce qu’est-ce qui fait richesse dans un territoire. Il faut partir de diagnostics territoriaux dans lesquels, effectivement, toutes les parties prenantes identifient les richesses du territoire et ses besoins. Ces derniers varient grandement d’un territoire à l’autre. Comment voir ce qu’on peut faire en commun sans diagnostic partagé?
Fabienne Orban : Merci beaucoup pour cet exemple qui conclue cette table ronde et pour vos partages sur le sujet du soutien et du financement de la coopération. Nous n’avons bien sûr pas exploré l’ensemble de cette thématique, c’est à vous de faire le travail maintenant !
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Ce compte-rendu a été rédigé par Quentin Vaissaire de la Fonda et relu par Marc Alphandéry et Yannick Blanc. Il est mis à disposition sous la Licence Creative Commons CC BY-NC-SA 3.0 FR.