Projets en coopération

Les habitants dans la vallée de la Roya, agir en coopération « par la force des choses »- « Coopérer : comprendre les obstacles pour agir »

Charles Claudo
Charles Claudo
Et Emanuela Dalmasso, Cécile Malo, Fondation de France, La Fonda, Réseau national des Maisons des associations (RNMA)
Lors des Rencontres « Coopérer : comprendre les obstacles pour agir » le 2 juillet 2025 à Villeurbanne, Charles Claudo et Emanuela Dalmasso, respectivement délégué du CA et chargée de mission de Remontons la Roya sont venus présenter l’histoire de cette coopération née de circonstances tragiques. Une table-ronde animée par Cécile Malo, responsable Grande cause Territoires à la Fondation de France.

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Cécile Malo : Je suis ravie d’animer cette table ronde, car les personnes à mes côtés sont devenues des amis. Nous nous sommes rencontrés dans une vallée de montagne à faible densité, frontalière de l’Italie : la Roya. La Fondation de France y est présente en «compagnonnage » depuis 2022. En ta qualité d'historien, pourrais-tu nous raconter Charles l'histoire de cette vallée en matière de solidarité et de coopération ?

Charles Claudo : Les précédentes tables rondes ont abordé le fait que la coopération n’est pas innée. Pour la Roya, c’est à moitié faux. C’est un territoire aux contraintes physiques difficiles, avec un relief accidenté, des catastrophes naturelles à répétition et des guerres. Vivre isolé sans l’appui des autres y est de fait impossible. 

Cependant, je distingue la solidarité de la coopération. La solidarité est ponctuelle, elle s’exprime dans les crises pour « tenir le coup ». La coopération, elle, est une posture institutionnalisée, un réflexe culturel. 

Très tôt, la solidarité dans la Roya s’est transformée en coopération pour gérer les ressources vitales : forêt, eau, pâturages. Il fallait éviter la surexploitation. Cela a donné naissance à des documents écrits, les « statuts et bancs champêtres ». C’était une sorte de mode d’emploi des communs : comment les utiliser sans provoquer d’érosion ou de surpâturage ? 

Ces structures de coopération complexes préexistaient à la tempête et sont restées dans l’esprit des habitants : on ne coupe pas trop d’arbres, on limite le nombre de moutons pour préserver la ressource. 

Emanuela Dalmasso : Chaque territoire a ses spécificités. Ici, on a développé ce que j’appellerais un « clientélisme vertueux » : les gens trouvent toujours quelqu’un pour les aider, les liens sont forts pour se rendre service et éviter la polarisation. 

Dans la nuit du 1er au 2 octobre 2020, la tempête Alex a frappé. Le bilan est terrible : dix morts, huit disparus, 13 000 sinistrés, plus d’un milliard d’euros de dégâts. 70 communes sont classées en catastrophe naturelle et une soixantaine de kilomètres de routes ainsi qu’une soixantaine d’ouvrages d’art emportés immédiatement. Charles, comment une solidarité d’urgence s’est-elle manifestée alors ? 

Charles Claudo : L’exemple du village de La Brigue est frappant. Au lendemain de la tempête, les habitants se sont retrouvés hébétés sur la place du village, envahie par la boue et les carcasses de voitures, sans eau ni électricité. 

Spontanément, ils sont revenus avec des pelles, des pics, des engins mécaniques. En quelques heures, ils ont déblayé la place. En travaillant ensemble, ils ont ressenti une forme d’euphorie. Mais une fois le travail fini, ils se sont dit : « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? On ne peut pas travailler, les enfants ne peuvent pas aller à l’école, on ne peut pas quitter le village... On ne va pas rentrer à la maison s’ennuyer à attendre qu’on vienne nous aider ». 

Alors, outils à la main, ils ont regardé les terrasses viticoles face au village, abandonnées depuis 60 ans. Ils ont décidé de les débroussailler et de reconstruire les murs. Ce projet spontané est devenu aujourd’hui le conservatoire des cépages, un vrai projet de redynamisation viticole qui a fait des petits dans d’autres communes de la vallée. Voilà comment la solidarité devient coopération. 

Comment l’association Remontons la Roya s’est-elle articulée avec les pouvoir publics, qui souhaitaient aussi lancer une concertation ? 

Charles Claudo : Nous avons créé Remontons la Roya pour impulser une telle concertation. La vallée était devenue une espèce de table rase où il fallait tout reconstruire et les décisions qui allaient être prises nous engageraient pour des années. Nous voulions créer des espaces de discussion pour que les habitants participent aux décisions de reconstruction. 

Xavier Pelletier avait été nommé préfet délégué à la reconstruction des vallées des Alpes-Maritimes après la tempête Alex. Il lançait en parallèle « Avenir des vallées », une concertation portée par la Direction interministérielle de la transformation publique. 

Le préfet nous a demandé de décaler ou d’annuler nos ateliers pour ne pas semer le trouble. Nous avons joué le jeu : nous avons appuyé la démarche du préfet en incitant les habitants à y participer, car la méthode était innovante. 

Emanuela, tu parles dans ce cas de l’intelligence de l’association. De quoi s'agit-il ? 

Emanuela Dalmasso : C’est de l’intelligence de situation : ce n’est pas un compromis, c’est « jouer ensemble ». Si l’État met les moyens, pourquoi ne pas y participer ? 

Néanmoins Remontons la Roya ne s’est pas laissée absorber. Juste après, l’association a continué avec son propre élan, ses focus groups, ses enquêtes. L’important n’était pas de demander aux gens « qu’en pensez-vous ? », ce qui peut créer des clivages. Mais « qu’est-ce qu’on peut faire ensemble ? ». 

À Remontons la Roya, vous vous définissez comme les « nouveaux muletiers » de la vallée. Charles, que signifie cette référence historique ? 

Charles Claudo : Historiquement, le village de Tende vivait du passage du col. Il existait une corporation de muletiers, la Confrérie de la Saint-Éloi. Au-delà de la logistique, il s'agissait d'une sécurité sociale avant l’heure : si un muletier était blessé ou perdait ses bêtes, la corporation aidait sa famille. Cette confrérie existe d'ailleurs toujours. Même si on ne transporte plus rien à dos de mulet, la fête des mulets à Tende reste un moment fort de solidarité. 

Cette fête des mules cohabite avec d’autres rencontres culturelles dans la vallée comme le festival Passeurs d’humanité. On sent le besoin de rapprochement entre différentes façons de voir le monde. Aujourd’hui, l’association compte trois salariés et est labélisée Guid’Asso. Comment accompagnez vous d'autres associations, notamment avec votre « boîte à outils de la coopération» ? 

Charles Claudo : Nous faisons du « cousu main ». Par exemple, un collectif voulait créer un lieu d’accueil intergénérationnel. Ils avaient obtenu des financements de l’AGIRC-ARRCO et d’AG2R Prévoyance pour le loyer et l’animation. Néanmoins, leur association était trop jeune aux yeux d'autres financeurs. Remontons la Roya a donc accepté de porter le projet administrativement, le temps d’accompagner ce collectif vers son autonomie. La coopération, c’est aussi cette agilité administrative. 

La coopération n’est donc pas seulement un outil, mais un commun culturel dont on doit prendre soin au même titre que des personnes. Pensez-vous que la tempête a réveillé l’esprit de coopération en confrontant les habitants à leur vulnérabilité ? 

Emanuela Dalmasso : J’étais alors chercheuse, spécialisée sur les techniques d’entretien en milieu post-traumatique. Après Alex, je m’attendais à accueillir de la détresse pure. 

À part une personne qui avait besoin d’évacuer sa souffrance, tous les autres m’ont dit : « c’est une opportunité, on va faire mieux qu’avant ». Cette épreuve a réveillé une envie incroyable de reconstruire la vallée. 

Remontons la Roya s’appuie sur cet élan avec un principe clé : « savoir, c’est pouvoir ». Nous misons sur la montée en compétence collective pour que les habitants maîtrisent leur destin. 

Pour conclure, quelle image a-t-on de vous aujourd’hui sur le territoire ? 

Charles Claudo : Globalement positive, même s'il y a forcément des personnes parmi les 6 000 habitants de la Roya qui ne comprennent pas notre action. Il faut toujours expliquer et convaincre. Heureusement, nous avons des relais comme le journal Nice Matin. Nous avons plus de 100 adhérents dans une vallée rurale isolée, c’est un signal fort  ! 

Et vous jouez un rôle indispensable de médiation, d’écoute et de lien  ! Cette table ronde nous confirme que les habitants ne sont pas seulement des bénéficiaires, mais des acteurs incontournables de la coopération.

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Ce compte-rendu a été rédigé par Quentin Vaissaire de la Fonda et relu par Céclie Malo. Il est mis à disposition sous la Licence Creative Commons CC BY-NC-SA 3.0 FR.


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