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De la nécessité de penser en systèmes
Cyrille Tassart : Ce qui nous intéresse, ce sont les défis sociétaux complexes, au niveau local ou national. Ces défis sont composés d’une multitude de dimensions et sont difficiles à appréhender. L’approche systémique est un bon outil pour penser la complexité, mais ce n’est pas une finalité.
Léna Geitner : Un grand défi est de faire dialoguer les coopérations territoriales et les approches systémiques.
L’approche systémique, par nature, incite à coopérer, car il est impossible de penser en système sans coopération.
Les liens entre les deux sont très forts.
Cyrille Tassart : Nous ne sommes pas des professionnels de la coopération, mais des professionnels de l’approche systémique. En tant qu’acteurs de l’intérêt général, nous travaillons souvent sur des problèmes complexes en solo et en silo. Le risque est de se concentrer trop sur sa propre solution et de passer à côté de nombreuses dimensions du problème. Les problèmes sont complexes et multifactoriels, mais il est important de mettre de l’intention pour regarder le système territorial dans lequel nous agissons.
L’approche systémique pousse à se questionner sur son impact, le relais des actions et si nos actions se combinent bien avec celles des autres. Nous avons souvent des situations où les acteurs se concentrent sur leur propre solution, ce qui peut entraîner des effets indésirables.
Par exemple, dans le domaine humanitaire, des actions bien intentionnées peuvent avoir des conséquences négatives sur les acteurs locaux. Il est donc crucial de prendre en compte l’ensemble du système et de s’assurer que nos actions ne nuisent pas à d’autres parties prenantes.
Léna Geitner : Le temps long est un préalable pour monter la coopération, mais aussi pour construire des relations de confiance. Nous sommes tous sous l’eau, et la coopération prend du temps, mais elle en donne aussi à terme. Prendre soin des parties prenantes et de notre écosystème est essentiel.
Les mots dialogue et concertation sont importants : la coopération est intéressante parce qu’elle force au dialogue. Dans ces relations de confiance, cela permet en permanence de rappeler que nous travaillons au-delà de nos actions et de nos conseils d’administration. Nous travaillons à une œuvre bien plus grande que la nôtre.
Trouver sa juste place
Léna Geitner : Une multitude de parties prenantes construisent ensemble dans de nouveaux formats. L’altérité est clé pour comprendre les enjeux. L’entre-soi ne permet pas de comprendre l’altérité et l’inter- dépendance entre les acteurs. Dans l’approche systémique, on parle de murmuration comme celles des étourneaux soit la capacité à bouger ensemble.
Cela permet de trouver et de rester à sa juste place. Cela rappelle que nous avons des alliés insoupçonnés, mais aussi des adversaires accidentels. Ils ont le même objectif, c’est juste qu’ils prennent des moyens détournés. Reprendre sa juste part de responsa-bilité, c’est un soulagement, je ne suis pas seul.
Les territoires sont des systèmes, avec leurs propres cultures et parties prenantes, vocabulaire, interdépendance. La robustesse territoriale est systémique.
Cyrille Tassart : Parlons un peu des ambivalences dans la coopération. En tant qu’acteurs de l’intérêt général, nous devons faire attention à ne pas réduire notre compréhension des problèmes en nous concentrant uniquement sur nos propres solutions. Il est important de faire de la place à la nuance, au dissensus, et de ne pas tomber dans les pièges de la logique solutionniste.
Il faut également faire vivre tout ce qu’il y a en dehors de nous. Par exemple, dans le milieu de l’humanitaire, pendant très longtemps, quand il y avait des crises, on envoyait de la nourriture pour sauver les populations locales. Mais on s’est aperçu que cela mettait en faillite les agriculteurs locaux qui ne pouvaient pas faire face à des sacs de riz gratuits.
Cela montre que dans une coopération, il faut toujours se demander comment on fait vivre un peu l’écosystème plus large qui nous entoure.
Léna Geitner : À plusieurs, on est plus puissant face aux défis sociétaux, mais on peut aussi faire plus de dégâts. Il faut donc se confronter aux effets de bord, les impacts indirects de nos actions. Il est difficile d’associer toutes les parties prenantes nécessaires, mais il faut se demander qui on exclut de notre coopération à chaque fois.
La coopération peut aussi proposer une réponse normée au problème, ce qui peut être utile pour être plus efficace, mais il est aussi précieux d’avoir une diversité de pratiques et de réponses pour être plus résilients.
Il faut se poser les questions suivantes : est-ce qu’en essayant de résoudre un problème, j’en crée d’autres ? Est-ce que la solution collective qui émerge nourrit des comportements ou des croyances non souhaitables ? Ces questions doivent nous accompagner en permanence pour essayer de se reposer les questions de la coopération et de ses effets de bord involontaires.
Penser la fin des coopérations
Cyrille Tassart : Bien que ce ne soit pas le sujet le plus gai, on voulait parler de la mort de nos coopérations. Est-ce qu’on pense suffisamment la fin de nos coopérations, à la fois au moment où on les lance, puis tout au long de la vie de ces coopérations ?
Est-ce qu’elles ont vocation à perdurer dans le temps, à devenir des outils de dialogue territorial, ou est-ce qu’elles ne sont nécessaires qu’à un instant T, pour lancer un projet, renforcer les membres ou un écosystème ? Et puis, peut-être se transmettre à un autre acteur ou fermer purement et simplement parce que tous les acteurs ne peuvent pas passer leur temps et leur vie dans des coopérations ?
On passe peu de temps à penser à la mort de nos organisations. Pourtant, on nous répète souvent qu’une innovation sociale, elle a réussi quand elle ferme, soit parce que quelqu’un d’autre s’en empare, que ce soit un autre acteur associatif, que ce soit l’acteur public ou encore mieux parce que le problème n’existe plus.
Évaluer ou ne pas évaluer ?
Léna Geitner : Une deuxième question qui est née de vos échanges est : qu’est-ce qu’on fait de l’évaluation ? Faut-il ou pas évaluer les coopérations ? Est-ce que ça nous sert ? Est-ce que ça nous dessert ?
Évaluer peut aider à prouver que les coopérations sont utiles. Cela peut aussi servir à valoriser les actions, à justifier leur financement, l’énergie qu’elles prennent, etc. Et en même temps, peut-être qu’on se rajoute des contraintes qui vont encore plus nous compliquer la vie.
Dans l’approche systémique, l’évaluation est souvent à double tranchant. Est-ce que l’évaluation a pour but de sanctionner la réussite d’un projet ou d’une coopération ? Ou est-ce qu’elle a pour but de soutenir l’apprentissage qu’on a dans cette coopération ?
Dans le premier cas, évaluer « juste » pour voir si ça marche n’est pas sans difficultés. Objectiver n’est pas si imple d’une part. D’autre part, l’évaluation peut renforcer des angles morts. On va se concentrer sur le nombre d’indicateurs, est-ce que le projet émerge, est-ce qu’il sert, etc. C’est là où l’évaluation peut être enfermante.
Évaluer c’est avant tout se demander si on atteint notre objectif. Mais qui se demande si l’objectif est le bon ? Qui se demande à nouveau, et vous voyez ma rengaine revenir, si on a bien compris le problème ?
Si l’évaluation c’est collecter des données et les faire parler pour mieux comprendre ce qu’il se passe, là ça peut être vraiment quelque chose qui va soutenir la coopération parce qu’en avançant on comprend un peu mieux ce qu’il se passe et du coup on espère que l’on agit un peu mieux.
Différents niveaux de coopérations
Cyrille Tassart : On l’a bien vu tout au long de la journée, ce n’est pas facile de coopérer. Les « obstacles à la coopération », comme le rappelle le thème des Rencontres, il y en a.
Mais nous voulions un des leviers possibles, ou juste une de nos intuitions : il y a probablement 50 nuances d’interdépendance, 50 nuances de manière de coopérer peut-être.
L’acception commune du mot coopérer, faire œuvre ensemble, c’est quand même construire un projet ensemble. Ne pourrions nous pas élargir un peu la notion ? Iil y a peut-être des nuances entre l’absence totale de coopération, une structre seule dans sa ligne de nage, et la coopération telle qu’on l’a explorée aujourd’hui qui souvent se cristallise autour d’un projet territorial : une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA), des Quartiers à impact collectif (QIC), etc.
Il y a peut-être un certain nombre de nuances. La première c’est se demander : est-ce que je fais partie d’un écosystème ? Qui est-ce que je gêne ? À qui est-ce que je nuis? Qui est-ce que je déresponsabilise ? Qui est-ce que je pousse à faire ce que je n’aimerais pas qu’il fasse ?
Puis comment je peux essayer de ne pas gêner ? C’est un peu le « do no harm » dans l’humanitaire. Et finalement, c’est peut-être un premier petit pas dans la coopération que de se penser comme membre d’un système.
Léna Geitner : Le niveau 2, c’est de se dire : je peux soutenir la réussite des autres, même si ce n’est pas dans mon périmètre, même si ce n’est pas dans mes objectifs. Si je pense que c’est utile à la réussite collective, il vaut mieux que mon projet se plante, mais que toutes les autres parties prenantes dédiées à la résolution de mon problème réussissent plutôt que l’inverse.
Donc sur le papier au moins, je devrais consacrer beaucoup de temps et d’énergie à aider les autres à réussir plutôt qu’à essayer d’atteindre mes propres objectifs. Cela peut évidemment paraître un peu idéaliste. On n’a pas tous le luxe de pouvoir aider nos alliés plutôt que de s’occuper de la gestion courante de nos organisations.
Mais au moins nous pouvons nous rappeler que nous partageons des enjeux qui sont bien plus grands que les nôtres et que du coup, nous pouvons avoir intérêt à faire du soutien aux autres parties prenantes de notre écosystème une priorité.
Si chacun à sa juste place commence à se dire comment je peux soutenir les autres parties prenantes qui participent à la résolution de mon problème , on arrive tous ensemble à avancer sur ce sujet petit à petit.
Cyrille Tassart : Le niveau 3, c’est justement de se poser, prendre le temps et d’analyser les problèmes ensemble et donc de se partager nos apprentissages et nos connaissances.
Se dire que tout ce qu’on apprend sur notre problème, ce n’est pas des avantages concurrentiels, bien au contraire, c’est bien une pièce qu’on met à l’édifice pour mieux comprendre tous ensemble les besoins auxquels on s’attaque.
Et le niveau 4, c’est la définition première du mot coopérer, c’est bien faire œuvre commune, coconstruire un projet avec toute la grammaire de la coopération, tout ce dont on a parlé aujourd’hui.
Léna Geitner : Et ce n’est pas le dernier niveau puisqu’il y a un niveau ninja. La coopération, c’est faire un collectif qui dépasse les collectifs de nos organisations, mais il y a des collectifs plus grands et des écosystèmes plus grands aussi.
Et ce niveau ninja, ça peut être de coopérer à nouveau sans forcément qu’il y ait un projet. La question qui nous taraude, c’est qui est-ce qui prend soin de l’écosystème ? Nous parlons de l’écosystème territorial, l’écosystème sectoriel, la constellation d’acteurs qui travaillent autour d’un problème donné. Avec Cyrille, nous croyons qu’on n’est pas obligé d’être en train de porter un projet ensemble pour prendre soin de cet écosystème.
Nous travaillons un peu à cette notion au sein de l’Exploration systémique, nous les appelons les thérapeutes du système. Je ne sais pas si c’est le bon mot, mais cela désigne les personnes qui sont là pour prendre soin des relations, pour s’assurer qu’on va à peu près tous dans la même direction, qu’on évite d’être trop adversaires accidentels, de trop se tirer dans les pattes malgré nous. Comment fait-on en sorte que l’ensemble aille à peu près dans la bonne direction ?
Cyrille Tassart : Pour conclure, ce qu’on espérait en partageant avec vous ces 50 nuances de coopération et ces 5 niveaux, c’est de rappeler qu’il n’y a pas la coopération ou rien et que ce n’est pas forcément un chemin super difficile. Nous pouvons penser la coopération comme un chemin de progression, avec différentes étapes.
La genèse des coopérations
Cyrille Tassart : La dernière question qui nous a préoccupés, c’est : d’où démarrent les coopérations ? Comment démarrent-elles ? Parfois, cela peut venir « d’en haut », il y a un Appel à manifestation d’intérêt (AMI), un financement, qui est l’occasion de se mettre autour de la table et de coopérer.
Mais, peut-être que ça peut venir aussi du bas, de l’initiative citoyenne. Des personnes rencontrent un besoin, ont envie de se mettre autour de la table et puis elles élargissent les cercles progressivement.
Peut-être que cela peut aussi venir d’acteurs d’un territoire, d’un secteur, qui gagnent en maturité coopérative. Nous pouvons être les saumons qui remontent la rivière. Nous pouvons commencer par arrêter de gêner d’autres acteur et par nous soutenir dans nos réussites respectives. Et puis peut-être qu’à un moment nous partagerons un peu de communs de connaissances, nous apprendrons à nous connaître et que cela fera émerger des coopérations autour de projets, avant que devenions tous thérapeutes de nos systèmes.
Ressource pour aller plus loin : Léna Geitner et Cyrille Tassart, « Coopération = approche systémique ? Pas si simple ! », Supplément Tribune Fonda « Coopérer : comprendre les obstacles pour agir », septembre 2025.
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Ce compte-rendu a été rédigé par Quentin Vaissaire de la Fonda. Il est mis à disposition sous la Licence Creative Commons CC BY-NC-SA 3.0 FR.