Christophe Deltombe répond aux questions de Bastien Engelbach, coordonnateur des programmes de la Fonda, et de Gabriela Martin, administratrice de la Fonda.
La synthèse de l’entretien est assurée par Claire Rothiot, alors chargée de communication de la Fonda.
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Vous défendez trois principes essentiels : le devoir de secours, le devoir de solidarité et le devoir d’hospitalité. En quoi ces valeurs sont-elles structurantes pour la société ?
— Inscrit dans la loi, le devoir de secours se traduit par l’obligation de porter assistance aux personnes en danger. Aujourd’hui ce principe est bafoué. Il faut porter secours aux gens qui se noient en Méditerranée et pourtant les ONG qui le font sont stigmatisées et qualifiées par certains de « complices des passeurs ».
Les propos du leader d’extrême droite belge Theo Francken, qui a déclaré que sauver des gens en train de se noyer revenait à faire « un appel d’air », sont le reflet à peine outré de l’état d’esprit d’un certain nombre de responsables politiques qui semblent avoir perdu la boussole. En quelque sorte ils privilégient la mort plutôt que l’accueil ! c’est sidérant.
— Le devoir de solidarité quant à lui est indispensable au fonctionnement de toute société. Plusieurs articles du traité de l’Union européenne consacrent la solidarité comme principe majeur. En 2015, l’afflux important de migrants en Europe a remis cette question au centre des débats.
La Commission européenne a proposé, à juste titre, de faire jouer la solidarité entre les États de l’Union en répartissant la charge de l’accueil sur l’ensemble des pays européens. Les pays de l’Est ont donné la réponse que l’on sait, et la France, qui a accepté du bout des lèvres, n’a malheureusement pas rempli ses engagements.
— L’hospitalité enfin est un devoir fondamental. Une société qui n’a pas intégré des valeurs d’hospitalité est une société a minima, sans projet social. Cela concerne non seulement l’hébergement, mais aussi un certain nombre de principes qui découlent des droits fondamentaux et qui font de l’étranger un être de droit et non un ennemi.
Aujourd’hui en Europe nous sommes bien souvent en retrait quant au respect des droits fondamentaux tels qu’ils résultent des conventions internationales et même du droit interne. Au nom de la lutte contre ce prétendu appel d’air les gouvernements s’autorisent des violations de leurs propre législation de protection. La situation dans l’est de l’Europe est à cet égard inacceptable au regard des principes européens élémentaires.
Tout au long de votre parcours, vous avez milité pour la défense de ces valeurs. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos engagements ?
Pour commencer, je suis avocat, un métier qui vous place auprès de personnes en situation de vulnérabilité, comme les sans-abris, les sans-papiers, et cette posture a nourri mon engagement. En 1975, j’ai cofondé la Boutique du droit1 du 19ème arrondissement de Paris dans une démarche de « solidarité collective », en proposant des consultations juridiques gratuites et partagées. L’idée était d’éviter une relation de pouvoir entre « sachant » et « non-sachant assisté », en favorisant au contraire une relation d’altérité.
Mon expérience à Emmaüs France2 a été marquée par l’accueil communautaire de personnes en grande difficulté. La communauté favorise l’entraide, le groupe et le travail collectif permettent de s’en sortir, en retrouvant du sens, de la dignité, de la confiance en soi.
Enfin, j’anime le Club citoyen, créé en 1989, qui organise des débats sur des questions d’actualité : la déclaration universelle des droits de l’homme, l’Europe sous le prisme des valeurs et des dangers des nationalismes, l’Amérique de Trump, la montée des intégrismes…
En quoi l’action des associations est-elle un levier pour agir contre l’exclusion ?
Le monde associatif apporte des réponses alternatives pour assurer le devoir d’hospitalité. C’est à Emmaüs que j’en ai pris conscience. Pour faire face aux situations d’isolement et d’exclusion, l’association développe l’accueil en communauté. À la Cimade, la réponse est différente, car nous accompagnons des personnes qui arrivent en France dans des conditions terribles, avec des parcours migratoires abominables. La Cimade utilise le levier juridique. Elle tient environ cent-dix permanences en France et intervient dans neuf centres de rétention administrative. Nous aidons les personnes à connaître leurs droits, à faire des recours. Nous cherchons à nous inscrire dans une démarche d’insertion en proposant des cours de français langue étrangère.
L’une activités importante de la Cimade est le plaidoyer, et des actions de sensibilisation autour des questions migratoires. Il s’agit notamment de répondre aux contre-vérités sur l’immigration, en proposant un discours fondé sur des études scientifiques, cohérent, pédagogique et porteur de valeurs essentielles. Faire en sorte que cette question soit traitée avec sérieux est un enjeu majeur.
La ruée vers l’Europe, livre du journaliste Stephen Smith sorti en 2018, a connu un beau succès en librairie et a reçu un prix de l’Académie française. Smith, qui n’est pas démographe, y explique qu’en 2050 la population européenne sera composée à 25% d’Africains. François Héran, qui lui est démographe, et qui a dirigé l’Institut national des études démographiques, a montré que ces affirmations sont pures fantaisies. L’ONU et tous les groupes de scientifiques travaillant sur le sujet s’accordent pour dire qu’en 2050 l’Europe sera composée de 2,5% d’Africains. Or c’est Stephen Smith qu’on écoute et non les scientifiques.
Les responsables politiques doivent s’attacher à la scientificité des données. Quand Gérard Collomb dit que des régions font l’objet d’un envahissement, il alimente le discours de l’extrême-droite, alors que les chiffres montrent que le nombre de migrants accueillis en Europe décroît depuis 2015 : cette année-là, 1,2 million de personnes traversaient la Méditerranée, elles étaient 300 000 en 2016, 170 000 en 2017 et autour de 100 000 en 2018.
En 2017, il y a eu 262 000 titres de séjour accordés en France, sachant que 200 000 à 220 000 titres de séjours sont accordés tous les ans depuis plus de 30 ans. Sur ces 262 000, 91 000 personnes ont bénéficié d’un droit au séjour en raison de leurs liens familiaux, 23 000 personnes ont été autorisées à venir en France pour travailler, 88 000 étudiants ont été autorisés à suivre leurs études en France, et sur les 100 000 demandeurs d’asile, seulement 40 000 ont obtenu satisfaction.
La France n’a pas montré beaucoup de solidarité à l’égard de l’Italie lorsque celle-ci appelait à un partage de l’effort. Si elle a fait face en 2018 à un nombre de demandeurs d’asile plus important qu’en 2017 (passage de 100 000 à 120 000 demandes), il s’est agi de personnes « dublinées »3 qui ayant échoué dans d’autres pays comme l’Allemagne viennent en France tenter une deuxième chance.
Il y a par ailleurs un jeu parfaitement stérile autour des dublinés que la France renvoie en Italie et que l’Italie, qui n’en veut pas, renvoie en France. Un « ping-pong » très onéreux.
N’y a-t-il pas derrière ce constat une crise des valeurs de l’Europe et comment les associations peuvent-elles renverser la tendance ?
Beaucoup d’analyses mettent en lumière les effets pervers d’une mondialisation qui conduit des États au repli nationaliste, très marqué dans l’Est de l’Europe. Ce phénomène est contagieux. Les discours xénophobes fleurissent. Viktor Orbán, Premier ministre hongrois, stigmatise l’étranger pour asseoir son pouvoir et un régime politique qui est tout sauf démocratique. Il s’agit de logiques électoralistes. Des équations sont établies : « étranger = insécurité », « étranger = mon emploi ». Ces idées populistes ont une forte résonance dans les discours. Il a été démontré scientifiquement que ces équations étaient fausses, et pourtant elles sont affirmées comme des évidences.
Les associations peuvent agir grâce au plaidoyer et lutter contre tout ce qui marginalise et exclut, en travaillant lorsque cela est possible en coopération avec les villes et en n’hésitant pas à recourir à la justice.
À Nantes, un campement de plus de 650 migrants était installé dans le centre-ville, ce qui était évidemment problématique. La préfecture était sollicitée depuis plusieurs mois pour prendre en charge les personnes en les relogeant dans des conditions dignes. Comme elle ne remplissait pas ses obligations, la Cimade avec d’autres a déposé, en accord avec la municipalité, un référé en justice. La décision du tribunal a acté le relogement des personnes et a rappelé l’État à ses responsabilités. La ville de Nantes a néanmoins pris d’elle-même la décision de mettre à l’abri les personnes face à l’inaction de la préfecture. Et lorsque la ville a envoyé la facture à l’État, celui-ci lui a répondu que c’était elle qui avait pris l’initiative de reloger et qu’il ne paierait pas.
Heureusement que le monde associatif est présent, avec ses bénévoles, pour remplir le devoir de solidarité. À Grande-Synthe, l’action associative a permis d’organiser le campement et de proposer un accompagnement des personnes, par l’apprentissage du français ou la mise en œuvre d’activités diverses. Par ailleurs, de multiples initiatives citoyennes se développent en France depuis deux ou trois ans pour aider et accueillir les réfugiés.
Nous avons fait condamner le préfet du Nord-Pas-de-Calais six fois, celui des Alpes-Maritimes trois fois, parce que tous deux ne respectaient pas leurs obligations en matière d’accueil inconditionnel des enfants mineurs, parce qu’à la frontière italienne les étrangers sont refoulés au mépris de la loi, parce qu’à Calais, il refusait de faire installer des douches et des latrines. Si la loi de la République n’est pas respectée par les préfets, la solution qui reste aux associations est de saisir les tribunaux.
Le Conseil constitutionnel, en consacrant le principe de fraternité en juillet dernier, a mis un coup d’arrêt très fort au délit de solidarité, en validant l’idée que lorsqu’on agit pour une cause humanitaire sans contrepartie, on ne peut pas être incriminé. Mais le combat n’est pas terminé, car certains juges jouent sur le sens de « cause humanitaire » et de « contreparties ». Il faut lire à cet égard le remarquable rapport du Défenseur des droits4 , qui en donne des illustrations.
Une société n’est vivante que si elle est ouverte et accueillante, si elle reconnaît l’altérité et offre les conditions d’un véritable échange culturel. L’Europe s’est constituée sur ce principe. La solidarité doit être encouragée au sein des pays et entre pays, dans une dynamique de reconnaissance de la différence et de la diversité. C’est une des conditions pour éloigner les conflits et les guerres.
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- 1Christophe Deltombe a cofondé et animé la Boutique du droit dans le 19e arrondissement parisien de 1975 à 1980, premier espace de consultations juridiques gratuites pour les personnes en difficulté.
- 2Christophe Deltombe a été président d’Emmaüs France de 2007 à 2013
- 3Un « dubliné » est un migrant faisant l’objet d’une procédure de transfert ou de réadmission vers un autre pays européen. Le pays dans lequel ses empreintes ont été enregistrées pour la première fois devient le pays compétent pour traiter la demande d’asile. L’expression vient du « règlement Dublin », texte européen de référence pour l’accueil des réfugiés datant de 2013.
- 4Voir le rapport du Défenseur des droits « Exilés et droits fondamentaux, trois ans après le rapport Calais » publié en décembre 2018