Modèles socio-économiques

Vers la fin du travail ?

Tribune Fonda N°235 - Revenu universel : cartographie d'une controverse - Septembre 2017
Jean-Pierre Jaslin
Jean-Pierre Jaslin
Et Pierre Vanlerenberghe
Les idées de « fin du travail », de disparition à terme du salariat, sont-elles fondées ? Quelles autres propositions avancer ?
Vers la fin du travail ?


Peut-on espérer le retour au plein emploi ?


Trois catégories d’arguments sont avancées par les tenants du revenu universel (RU). La première relève d’un pessimisme sur la capacité pour les pays occidentaux à assurer le retour au plein emploi. Les pays de l’OCDE seraient désormais incapables de résoudre la question du chômage de masse et plus encore celle de la précarisation des emplois. Les politiques économiques proposées depuis trente ans n’ont pas réussi à inverser la situation malgré les promesses.

Cette conception est développée depuis les années 1990 par exemple par un économiste et sociologue allemand Claus Offe, proche d’André Gorz et néanmoins reconnu par les experts de l’OCDE. Pour lui comme pour d’autres, il faudrait permettre à chacun de se retirer du marché du travail en lui assurant un minimum pour vivre. Adepte dans un premier temps du RU, il constate cependant en 1996, dans une contribution aux travaux de l’OCDE, l’impossibilité pratique et idéologique d’avancer vers le RU et fait des propositions d’attribution de capital temps à mobiliser pour la prise de congés sabbatiques.

À ces analyses pessimistes, on peut facilement objecter que, malgré la crise de 2008, certains pays, même avec des politiques économiques classiques, ont obtenu des résultats et sont revenus à des niveaux de chômage bas.


L’inquiétude suscitée par le numérique


La seconde série d’arguments avancés porte sur les effets du numérique1 . À partir de 2013-2014, des rapports alarmants, sur-médiatisés, ont contribué à développer de fortes inquiétudes alors même que d’autres travaux, par exemple ceux menés par le Conseil d’analyse stratégique en France, relativisaient de tels effets.

Ces récits, destinés à alerter et surtout à faire peur pour fragiliser le rapport salarial, masquent les transformations de fond qui, à une période de fort renouvellement générationnel,  ajoute une très grande transformation actuellement à l’oeuvre du parc productif (22 % des emplois sont créés ou détruits chaque année, ce qui concerne sur cinq ans 1,5  million d’établissements). Le RU en remplacement de la protection sociale existante devient alors un levier majeur pour réduire le coût du travail et réduire le travail à un coût.


Vers la disparition du salariat ?


La troisième série d’arguments porte sur la disparition programmée du salariat et la montée du travail indépendant, sans resituer les évolutions récentes dans le cadre de l’examen de séries longues, qui permet alors de tenir compte des effets de cycle perceptibles. Or, les données existantes et leur examen sur longue période montrent une tout autre réalité du travail et de l’emploi.

La France crée toujours des emplois, plus de deux millions ces quinze dernières années avec un net ralentissement depuis la crise de 2008, puis une relance de fond depuis 2015 (178 700 emplois privés sur un an), ce qui permet de compenser les pertes d’emploi dans l’industrie ou dans la construction. Mais cette croissance s’est faite à un rythme moins important que l’évolution de la population active (arrivée sur le marché du travail de plus de jeunes et forte augmentation du taux de participation des femmes).

Par ailleurs, nous sommes entrés dans une période de fort renouvellement avec le départ à la retraite des générations du baby-boom ; c’est un flux de 735 à 830 000 postes à pourvoir par an jusqu’en 2022 dont 80 % en renouvellement et 20 % en création. Un flux double de la période précédente. C’est une situation qui devrait favoriser le « déversement » des emplois dans les nouveaux métiers.

Ceux-ci se créent dans le tiers secteur, les métiers du « care » ou les services aux personnes (professions culturelles, éducateurs sportifs, paramédicales, restauration) ou chez les cadres, modifiant progressivement le paysage de l’emploi. L’Insee estime que des métiers culturels, sportifs, sécurité et surveillance, hôtellerie, restauration, informatique, technicien de télécommunications, paramédicaux, massage kinésithérapie ou vendeurs seront ouverts entre 14 et 17 % pour les jeunes pour une moyenne de 9 % pour les autres métiers.


La transformation des emplois


La « tertiarisation » de l’économie continue du fait d’une extériorisation des emplois tertiaires de l’industrie2  mais son « industrialisation » et sa digitalisation s’accentuent.

L’impact du numérique sur les métiers aux savoirs banalisés ou répétitifs conduit certains à avancer que le volume global d’emploi se tarirait. Or, le Conseil d’orientation pour l’emploi (CEO) vient de tordre le cou à cette idée reçue en analysant plus finement les métiers et les tâches impactés par le numérique. Il avance, certes avec  prudence, que moins de 10 % des emplois (soit 1,5 million là où l’OCDE dit 2,6) seraient susceptibles de disparaître à l’horizon 2022, ce qui est peu, tout en alertant sur des effets positifs mais peu quantifiables du numérique sur la création d’emplois. Cependant il alerte sur le fait que 50 % des emplois existants subiront des modifications plus ou moins importantes du fait des nouvelles technologies, et c’est ce qui est essentiel. Mais on peut penser que les emplois seront de moins en moins automatisables.

En quelques décennies, le travail s’est transformé par l’effet de la complexité des produits et services. Deux modifications majeures impactent aujourd’hui le travail réel.

L’une consiste dans la capacité individuelle et collective à gérer des événements (pannes, demandes spécifiques, changement de règles…) de plus en plus nombreux, qui demandent des capacités à organiser des réponses pertinentes.

L’autre dimension s’impose avec l’évolution des activités, les exigences nouvelles des clients (serviciel),  les règles environnementales, ou les réactions des parties prenantes…, et demande une capacité à faire évoluer les processus, son propre rôle et celui de l’équipe. 

Aussi, contrairement au discours ambiant, les technologies ne facilitent pas l’interchangeabilité des individus et l’automatisation des activités.

Ainsi la question centrale devient celle de l’anticipation des transformations par chacun et la gestion des transitions au sein de chaque emploi. Sans que l’on puisse dire quand, la transition technologique et les besoins de services augmenteront la mobilité actuelle et les demandes de reconversion entre des métiers potentiellement  éloignés, d’où la nécessité d’innover en matière de transitions professionnelles et d’assurer la continuité des parcours individualisés via la sécurisation de parcours professionnels ou le compte personnel d’activité.

Mais pour ne pas être anxiogènes, ces évolutions doivent être anticipées, s’appuyer sur une concertation collective dans l’entreprise et un développement de la formation.


Le travail indépendant


Certains voient dans la montée récente du travail indépendant, l’annonce de la disparition du CDI, voire du salariat. Or, après un léger pic de progression dans la phase aigüe de la crise entre 2008 et 2013 suite à des évolutions réglementaires, le nombre des indépendants est resté stable (2,3 millions) en dessous des 10 % depuis plus de dix ans. Phénomène que l’on retrouve généralement dans tous les pays occidentaux, renforcé par le constat que la baisse du chômage dans tous les pays développés est toujours le résultat de l’augmentation du salariat et non des indépendants.

Quant aux CDI, ils résistent bien depuis plus de quinze ans (85,3 % en 2015) et la protection sociale s’est globalement améliorée allant vers plus d’universalité (cf. l’assurance maladie notamment). Paradoxalement, l’emploi est même devenu plus durable et plus stable, les risques d’un changement pour les plus de 40 ans devant en être la raison majeure, alors que le mouvement est plus important chez les jeunes. Les embauches actuelles, essentiellement faites en CDD sont devenues une porte d’entrée dans la vie active, un allongement de la période d’essai disent les juristes.

Parallèlement, on assiste à une diversification des statuts juridiques du travail ou plutôt à une apparition de situations hybrides3  et de contrats précaires et de courte durée perceptibles dans certains secteurs de l’économie. Elle complexifie la gestion de la protection sociale, sans annuler sa pertinence. Mais la situation est plus critique pour les non-salariés, les salariés indépendants ou les agriculteurs du fait d’absence de protection « chômage » ou « baisse d’activité ». La détention d’un capital professionnel et les possibilités de sa transmission ou sa vente dans beaucoup de situations n’assurent plus une protection, freinant l’initiative et la prise de risque.


Quelles propositions avancer ?


Ce que notre pays va connaître dans les dix ans qui viennent n’est pas une raréfaction du travail, mais une modification du contenu du travail concret et une augmentation sensible des changements d’emplois et de statuts. C’est pour cela qu’il faut impérativement se focaliser sur l’anticipation des transformations du travail et des emplois et la gestion des transitions professionnelles.

Suivant les situations, il s’agira de créer les écosystèmes les plus favorables pour que s’y déploient des stratégies concertées porteuses de progrès social, ce qui nous invite à examiner les évolutions en cours pour conforter certaines dimensions de notre contrat social, à faire évoluer nos systèmes de protection sociale et du droit du travail pour le permettre, sans pour cela faire table rase.

Nous devons également modifier nos représentations. L’emploi industriel ne sera plus le seul modèle du salariat, du travail, des compétences. Il nous faut apprendre à réfléchir dans le cadre de situations plus diversifiées, car ce sont les emplois du secteur non marchand, le tiers secteur4  (tout ce qui concerne les communs au sens large) qui progresseront le plus en effectif, en métiers différents, mais également en modèles économiques.

Il est crucial d’inventer des formes de financement plus stables et moins coûteuses en transactions, d’innover dans des approches plus collectives, de favoriser les marges d’initiatives et de responsabilité, de reconnaître et faciliter la R&D et les apprentissages sociaux, de repérer les impacts et de renforcer les capacités d’analyse des situations professionnelles pour construire des savoirs individuels et collectifs, de manière à stabiliser ses produits et ses services.

Cette approche donne du corps au CPA (compte personnel d’activité) pour être la figure concrète et aujourd’hui instituée de ce que Alain Supiot appelle des droits de tirage sociaux.

Un certain nombre de droits existent dès à présent sans que leur financement soit assuré. Ces droits seraient prioritairement affectés par la libération du temps : la proposition de Claus Offe sur le congé sabbatique pourrait y être intégrée, le temps choisi comme les droits à formation continue tout au long de la vie, les droits restants à éducation quand on n’a pas épuisé ses droits à formation initiale comme le proposait Dominique Charvet5 ou la possibilité d’assumer ses responsabilités familiales. Le CPA pourrait aussi être mobilisé pour le financement d’un travail hors marché (missions d’intérêt général) ou l’exercice d’un droit au risque entrepreneurial, soumis par exemple à un remboursement en fonction du niveau de revenu atteint. L’imagination doit être sollicitée sur les champs à couvrir, même si des limites peuvent être établies.

Sans préjuger des réformes gouvernementales qui vont s’organiser dans les prochaines années, un certain nombre de propositions allant vers une protection plus universelle, la sécurisation des parcours, le renforcement de l’accompagnement pour une égalité plus réelle… apparaissent comme des opportunités à saisir par les associations.

Aujourd’hui, tel qu’il est présenté, le RU ressort plus de la pensée magique qui risque de nous distraire des questions prioritaires des dix ou quinze prochaines années : la gestion des transitions professionnelles qui suppose des accompagnements multiformes et donc une forte mobilisation de notre société.
 

  • 1Les points suivants ont déjà été commentés dans un article de Pierre Vanlerenberghe, « L’emploi aujourd’hui et demain », La tribune fonda n° 229, p. 30
  • 2Plus poussée que dans les autres pays européens ce qui donne l’impression que l’on se désindustrialise.
  • 3Les nouvelles formes d’emploi, salariés/indépendants, intérimaires, intermittents, auto entrepreneurs, franchisés, portage salarial, GIE temps partagés, multi employeurs, CDD d’usage, CDI de mission, les contrats de professionnalisation, emplois aidés, RSA.
  • 4Petrella Francesca et Richez-Battesti Nadine, La contribution du tiers secteur au développement socio-économique européen, Programme Tsi, Lest.
  • 5« Jeunesse, le devoir d’avenir », rapport d’un groupe présidé par Dominique Charvet, Commissariat général du Plan, 2001.
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