Enjeux sociétaux

Une histoire des inégalités d’accès à la santé dans l’Océan Indien

Tribune Fonda N°244 - Les invisibles de la santé - Décembre 2019
La Cimade
Les personnes étrangères malades souhaitant migrer des Comores vers Mayotte puis l’île de la Réunion pour obtenir des soins se heurtent souvent à des pratiques administratives dissuasives et une inégalité d’accès aux soins. Les mineurs peuvent être séparés de leurs parents. Face à cette double peine, sanitaire et administrative, la Cimade Réunion se mobilise pour leur apporter un soutien.
Une histoire des inégalités d’accès à la santé dans l’Océan Indien
© Diploweb.

 

Des Comores à l’île de la Réunion, les personnes malades étrangères victimes d’une double peine sanitaire et administrative.

 

Suite au référendum contesté de 1975, l’île de Mayotte est la seule de l’archipel des Comores à être restée dans le giron de la France. Les inégalités, notamment sanitaires, se sont progressivement accentuées entre l’Union des Comores et l’île de Mayotte qui est devenue en 2011 le 101ème département français. La départementalisation a considérablement accru le fossé entre les îles d’un archipel, partageant les mêmes population, religion, culture, langues. De nombreuses familles se sont retrouvées ainsi séparées entre Union des Comores et France. 

L’Union des Comores est aujourd’hui un des pays les plus pauvres du monde, son indice de développement humain le place à la 165ème position sur 189 tandis qu’en 2016 le produit intérieur brut de Mayotte est plus de six fois supérieur à celui de l’Union des Comores (cf. Insee 2016 et Banque mondiale). De ces inégalités et des restrictions sur la circulation à destination de Mayotte depuis 1995, avec l’instauration d’un visa pour les ressortissants comoriens qui souhaitent rejoindre Mayotte (visa Balladur), découle une forte migration illégale des Comores vers Mayotte aux conséquences souvent dramatiques. 

Mayotte reste un département à part en France : le plus pauvre, avec un chômage de masse, densément peuplé, avec un pourcentage de population étrangère très important (50 % dont la moitié en situation irrégulière en 2017) et une offre de soins insuffisante. 

Ainsi, de nombreuses personnes étrangères, en situation régulière ou irrégulière à Mayotte, souffrant de pathologies ne pouvant être prises en charge sur place, sont évacuées pour des raisons sanitaires vers l’île de la Réunion.

Le groupe local de la Cimade à la Réunion (cf. présentation en fin d'article) accompagne régulièrement des personnes confrontées, en plus de leurs problématiques de santé souvent graves et chroniques, à des difficultés administratives.


Les inégalités sanitaires au sein de l’Océan Indien 


Il existe un gradient croissant concernant l’offre de soins entre l’Union des Comores, Mayotte et l’île de la Réunion. 

L’espérance de vie à la naissance pour les hommes et les femmes est respectivement de 62/66 ans aux Comores, 75/76 ans à Mayotte et 78/85 ans à la Réunion

Les dépenses totales consacrées à la santé sont de 10 $/habitant aux Comores et de 4 508 $ en France. Les Comores comptent environ deux médecins, sept infirmier.e.s et neuf lits d’hôpitaux pour 10 000 habitants contre 34 médecins, 80 infirmier.e.s et 73 lits pour 10 000 habitants en France (cf. statistiques de l'OMS 2009). De nombreux services et types de soins n’étant de surcroît pas ou très peu disponibles aux Comores : pas d’imagerie par résonance magnétique (IRM), d’unités de radiothérapie, d’anatomopathologie, un seul centre de dialyse à Moroni .

Entre les deux départements français de Mayotte et la Réunion, la situation est également inégalitaire. La densité médicale est respectivement de 98 / 100 000 habitants contre 279 / 100 000 habitants. On compte 359 infirmiers / 100 000 habitants à Mayotte contre 815 / 100 000 à la Réunion (ARS 2019). Mayotte dispose d’un seul hôpital, le Centre hospitalier de Mayotte (CHM) qui gère plusieurs dispensaires (pour 256 000 habitants en 2017) contre 24 établissements de santé à la Réunion dont un centre hospitalo-universitaire (CHU) pour 850 000 habitants (Insee 2017). Certains services (neurochirurgie, chirurgie cardiaque, grands brûlés) n’existent qu’à la Réunion. Une agence régionale de santé (ARS) vient d’ouvrir en 2019 à Mayotte ; ce département était jusqu’alors sous la tutelle sanitaire de l’ARS Océan Indien basée à la Réunion. 


Le parcours des personnes étrangères malades et des parents d’enfants malades 


Des Comores à Mayotte. Il existe dans les textes un processus légal d’évacuation sanitaire (evasan) mais celui-ci est en pratique complexe, payant pour les malades et soumis à une procédure lourde et longue le rendant quasi irréalisable. Par conséquent, de très nombreuses personnes rejoignent Mayotte illégalement depuis Anjouan via des réseaux de passeurs, sur des embarcations de fortune appelés kwassas-kwassas pour une traversée de plus de cent kilomètres.

Les pertes de vies humaines sont dramatiques (7 000 à 10 000 disparus en mer depuis 1995) et les personnes étrangères qui recourent aux soins à Mayotte présentent souvent à la prise en charge un état clinique très détérioré. En effet, elles ont, soit tenté le voyage en désespoir de cause en étant très malades, soit vivant en situation irrégulière à Mayotte et ayant peur d’une expulsion, ont attendu le plus longtemps possible avant de consulter.1

kwassa2
Arrivées par la mer par kwassas-kwassas.


         
De Mayotte à la Réunion. Du fait d’une offre de soins moindre à Mayotte qu’à la Réunion et du stade souvent avancé auquel consultent les personnes étrangères malades, des évacuations sanitaires (evasan) sont nécessaires entre le CHM et le CHU de la Réunion. Elles sont régies par le décret n°2004-942 du 3 septembre 2004 portant application de l'ordonnance n° 2002-411 du 27 mars 2002 relative à la protection sanitaire et sociale à Mayotte.

Organisées par un service dédié au CHM, elles ne dépendent pas de la situation administrative des malades. Une commission réunissant quatre médecins représentant la Caisse de sécurité sociale de Mayotte, l’ARS OI-Mayotte, les urgences et le service evasan du CHM, statue en amont sur l’indication médicale, le service destinataire et les conditions (accompagnement, médicalisation) de l’evasan.

En 2018, il y a eu 1 006 évacuations au départ de Mayotte (rapport d’activité 2018 – UF evasan CHM) dont 311 enfants. Fait important, 54 % (167) de ces enfants n’ont pas bénéficié d’un accompagnement familial, ce qui signifie qu’ils ont été évacués sans aucun parent pour des soins généralement lourds et souvent longs.


Inégalités de droits entre les personnes étrangères à Mayotte et à la Réunion


Droit à la santé et protection sociale. À Mayotte, il n’existe ni couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) ni aide médicale d’État (AME), ce qui complique l’accès aux soins pour toutes les personnes privées d’assurance et plus particulièrement pour les personnes étrangères, le premier obstacle étant d’ordre financier. À ceci s’ajoutent des pratiques illégales ou dissuasives comme des refus de soins ou des contrôles d’identité aux abords des dispensaires et services hospitaliers du CHM. De plus, la grève générale qui a paralysé l’île en 2018, avec la fermeture totale du service des étrangers de la préfecture, a conduit à de nombreuses ruptures de droits au séjour pour des personnes pourtant installées de longue date et vivant en situation régulière.

Ceci a entraîné la perte de leur affiliation à l’assurance maladie, et de grandes difficultés ensuite de réouverture des droits à l’assurance maladie.


Droit au séjour. À quelques exceptions près (principalement la carte de résident), les titres de séjour délivrés à Mayotte ne sont pas valables dans les autres départements français, pour lesquels un visa est requis. Ceci entrave le droit à une libre circulation, pourtant établi par principe en droit français comme en droit européen2 . Les titulaires d’un titre de séjour à Mayotte doivent, s'ils souhaitent s’installer à la Réunion, déposer une nouvelle demande de titre de séjour, qui sera instruite comme une première demande.


Principales situations rencontrées par le groupe local de la Cimade


Des familles séparées. Certaines familles se retrouvent écartelées avec de jeunes enfants malades isolés à la Réunion, qui ne peuvent bénéficier du soutien et de l’accompagnement de leurs parents, ces derniers étant en situation irrégulière à Mayotte ou parfois restés aux Comores ou y ayant été expulsés. Néfaste sur le plan des soins portés à l’enfant, cette situation est aussi contraire aux textes nationaux, internationaux, et à la déontologie médicale3


Des parents privés de prestations sociales. L’accès aux prestations familiales pour les parents étrangers par la CAF (dont l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé) est soumis à des conditions les privant de fait du versement des prestations familiales : 

  • Condition de régularité de séjour prévue à l’article L.512-2 du code de la sécurité sociale (CSS) écartant les récépissés remis pour l’instruction d’une première demande de titre de séjour, excluant ainsi les parents du bénéfice des prestations pendant plusieurs mois ;
     
  • Condition d’entrée de l’enfant contenue à l’article L.512-2 du CSS : le principe est une entrée de l’enfant par regroupement familial. Or, dans ces cas d’espèce, l’urgence médicale voire vitale qui a nécessité une évacuation sanitaire ne permet pas d’envisager une demande de regroupement familial.

Ces critères très restrictifs plongent les accompagnants d’enfants malades dans une grande précarité qui s’ajoute à la maladie de leur enfant. 


Des documents confisqués. Les documents administratifs et sanitaires étant souvent remis à l’arrivée au CHU de la Réunion dans une unique enveloppe, des situations nous ont été rapportées de confiscation des documents d’identité par du personnel hospitalier au détriment des droits les plus élémentaires de la personne. Après une alerte du groupe local à ce propos, aucune autre situation ne nous a été rapportée. 


Des procédures non suivies par la préfecture. Le groupe local a constaté au sein de ses permanences juridiques un non-respect de la procédure de la demande de titre de séjour pour soins au stade de l’instruction et au stade de la décision.

  • Le récépissé pour première demande de titre de séjour est rarement délivré spontanément dans les délais prévus par la loi, parfois malgré plusieurs relances écrites, voire n’est jamais délivré. Ce document conditionne pourtant l’accès à l’assurance maladie. En effet, sans récépissé, impossible de bénéficier de la protection universelle maladie et de la CMU-C. 
     
  • Régulièrement, lorsque l’avis du collège de médecins de l’Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) chargé de se prononcer sur le besoin de prise en charge médicale en France est favorable, la préfecture délivre une autorisation provisoire de séjour de six mois au lieu d’une carte de séjour temporaire d’un an. Les personnes se retrouvent dans une précarité administrative nécessitant de nombreux passages en préfecture et ne peuvent accéder au versement de certaines aides, dont l’allocation adulte handicapé, conditionnée à la détention d’une carte de séjour temporaire. 


Ainsi, la législation dérogatoire qui s'applique à Mayotte en matière d'accès aux droits a un impact particulièrement dramatique pour les personnes étrangères malades, notamment les mineurs, et leurs familles. Ce phénomène est aggravé à la Réunion par des pratiques administratives d'entrave au droit au séjour et par conséquent d'impossibilité d'accès aux prestations sociales. Ceci constitue, de notre point de vue, une violation manifeste des droits fondamentaux des personnes malades étrangères. 

Face à cette situation particulière à l’Océan Indien, les personnes confrontées dans le passé à la dure réalité des évacuations sanitaires se sont constituées en collectif pour apporter aide et soutien aux nouveaux arrivants. Conscients des difficultés et obstacles qui se présentent à l’arrivée, le collectif assure des actions linguistiques, de soutien dans les démarches administratives, de visites dans les hôpitaux et de mise en lien avec les acteurs de la solidarité. Parmi ces acteurs, notre groupe local de la Cimade Réunion se mobilise plus particulièrement pour garantir un meilleur un accès au droit et aux soins.

 

Exemple de situation rencontrée

Le groupe local de La Cimade a suivi le père d’un enfant comorien arrivé avec ses deux parents par Kwassa-Kwassa à Mayotte à six jours de vie porteur d’une malformation cérébrale gravissime non dépistée en prénatal (encéphalocèle).

Une evasan vers la Réunion a été organisée en urgence en vue d’une neurochirurgie. Seul le père a pu accompagner son enfant. L’enfant va bien mais nécessite toujours un suivi rapproché. Son père a une autorisation provisoire de séjour de six mois mais aucune ressource. La maman, quant à elle, a été expulsée il y a deux mois à Anjouan.

 

 


Focus sur le groupe local de la Cimade à la Réunion

À la Réunion, le groupe local de la Cimade regroupe quatre-vingt bénévoles engagés dans des actions linguistiques, juridiques et de sensibilisation, pour plus de 600 personnes accompagnées dans le cadre de permanences juridiques et d'ateliers socio-linguistiques. Le groupe local travaille en partenariat avec des acteurs des champs de la solidarité, social, médical, culturel...

La Fonda remercie Emmanuelle Gamain pour son travail de coordination.

 

  • 1Thocaven C. « État des lieux du processus de migration sanitaire programmé des Comores vers Mayotte », thèse pour l’obtention du diplôme d’état de Docteur en Médecine, Bordeaux 2 – Victor Ségalen, 2014, et Gaussein M. « Étude descriptive aux Urgences du Centre Hospitalier de Mayotte d’une population migrant pour raison de santé », thèse pour l’obtention du diplôme d’état de Docteur en Médecine, Bordeaux 2 - Victor Ségalen; 2014.
  • 2Premier alinéa de l’article R.321-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile : « Les étrangers séjournant régulièrement en France y circulent librement ». Article 2 du Protocole n° 4 à la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales : « Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un Etat a le droit d’y circuler et d’y choisir librement sa résidence ».
  • 3Voir : la Convention internationale des droits de l’enfant - articles 9 et 10 ; le Code de santé publique et le Code de déontologie médicale – Article R.4127-36, R.4127-42 ; la circulaire n°83-24 du 1er août 1983 relative à l’hospitalisation des enfants, ministère des Affaires sociales et de la solidarité, Secrétariats d’État chargé de la santé et chargé de la famille, de la population et des travailleurs immigrés, Paris, 1983 ; la circulaire n° DH/EO3/98/688 du 23 novembre 1998 relative au régime de visite des enfants hospitalisés en pédiatrie, ministère de l’Emploi et de la solidarité – Direction des hôpitaux. Paris, 1998 ; la circulaire n°161 DHOS/0/2004 du 29 mars 2004 relative à l’organisation des soins en cancérologie pédiatrique, ministère de la santé, de la famille et des personnes handicapées – Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins. Paris, 2004 ; la Charte de l’enfant hospitalisé, European Association for Children in Hospital. Association Pour l’Amélioration des Conditions d’Hospitalisation des Enfants. Leiden, 1988.
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