Enjeux sociétaux

Travail social et approche communautaire : s'appuyer sur la force du collectif

Tribune Fonda N°253 - Travail social : faire réseaux - Mars 2022
Hélène Strohl
Hélène Strohl
Et Giorgia Ceriani Sebregondi
Inspectrice générale des affaires sociales jusqu’en 2013, Hélène Strohl défend une vision communautaire du travail social. Plus qu’à des individus cette approche s’adresse à des personnes, pour les inscrire dans leur environnement et développer leur pouvoir d’agir. En s’appuyant ainsi sur la force du collectif, le travail social en serait renouvelé, tant sur le plan des approches que du sens.
Travail social et approche communautaire : s'appuyer sur la force du collectif
Tableau « Paulo Freire » au Centre de formation, de technologie et de recherche pédagogique (CEFORTEPE) de Campinas, Brésilmère. © Luiz Carlos Cappellano

Propos recueillis par Giorgia Ceriani Sebregondi, La Fonda.

Vous défendez depuis longtemps une approche communautaire du travail social. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste l’approche communautaire et quels sont ses avantages ?

Contrairement à d’autres pays du monde, le travail social communautaire a mauvaise réputation en France, car le terme « communautaire » est assimilé à une démarche de repli sur soi, de ségrégation identitaire. Pourtant, il s’agit d’une modalité d’intervention sociale plus locale, plus horizontale, plus collective, qui me semble en phase avec la société contemporaine.
 
Paolo Freire fut l’un des pionniers de cette forme particulière de travail, avec ses actions d’alphabétisation au Brésil dans les années 19601 . Il s’agissait pour lui de faire avec les personnes, dans leur environnement, en s’appuyant sur la dynamique de groupe.

La démarche communautaire se distingue là de la simple participation : il ne s’agit pas de consulter les personnes, mais de partir de leur situation, d’un diagnostic partagé, pour qu’elles trouvent elles-mêmes leurs solutions.

Le travail social communautaire vise la revitalisation des solidarités de proximité, à l’opposé des démarches d’assistanat.

Ici, l’action sociale est l’affaire de tous : il n’y a pas opposition entre ceux qui la mettent en place et la contrôlent et ceux qui en bénéficient.

Dans le travail social communautaire, « le travailleur social n’apporte plus une aide directe à des personnes », mais opère un travail collectif « au sein de petits groupes sociaux, groupes professionnels, associations, organisations, institutions, pour que leurs membres prennent des responsabilités, développent leurs aptitudes sociales et, ce faisant, réduisent la distance entre leur propre personne et la société. »2

Dans cette démarche, le travailleur social devient un accoucheur du collectif. Il a pour mission de constituer le groupe, de le faire exister, de l’animer, d’en gérer les éventuels conflits et de lui permettre de durer dans le temps.

Malheureusement, on manque aujourd’hui d’espaces et de temps pour mener ces démarches. Les approches d’intervention sociale sont plutôt tournées vers des entretiens individuels et vers des solutions d’ordre matériel, qu’il s’agisse de soutien financier, de logement ou de placement.

Dans le travail social communautaire, le travailleur social n’apporte plus une aide directe à des personnes, mais opère un travail collectif.


À l’heure des parcours personnalisés et des objectifs individualisés, comment situer l’approche communautaire du travail social ?

Pour répondre à cette question, il faut commencer par distinguer l’individu de la personne. La personne c’est l’individu immergé dans un groupe, une tribu, une communauté.

On peut alors comprendre le parcours personnalisé non pas comme une approche individualiste, mais comme une réconciliation de la personne avec son environnement, l’apprentissage des synergies entre les deux.

Dans le monde réel, les personnes ne vivent pas isolées (ou ne devraient pas y être contraintes), il est donc indispensable de construire des accompagnements sociaux qui ne les isolent pas, mais qui les raccrochent au contraire à leur environnement de proximité.

Une des craintes vis-à-vis du travail social communautaire est celle de la stigmatisation, du risque de cantonner les personnes à une socialité liée à leur difficulté, plutôt que de leur proposer une inclusion dans le droit commun.

Je vois deux réponses à cette inquiétude légitime. La première est de considérer qu’il n’y a pas qu’une seule façon de rassembler un collectif. Pour certaines personnes — je pense notamment aux groupes déjà menés avec des patients atteints de maladies psychiques au sein des Groupes d’entraide mutuelle (GEM) — il est vraiment plus facile de se parler entre pairs, partageant les mêmes difficultés.

Pour d’autres, la force du collectif peut venir du faire ensemble autour d’une activité partagée, comme le proposent les fablabs ou comme le faisaient les éducateurs techniques, qui avaient à la fois une compétence de travail social et une compétence artisanale.

La deuxième réponse est d’inscrire cette démarche collective dans le temps. Pour certaines personnes, il s’agira d’une évolution sur plusieurs mois ou années, depuis un groupe de pairs, où ils se sentiront en particulier à l’abri de tout jugement, vers un collectif réuni autour d’autres intérêts communs.

Quoiqu’il en soit, le travail social communautaire ne pourra fonctionner que s’il se déploie dans le temps long, si, comme pour les groupes d’alcooliques anonymes dont on connaît le succès, les personnes peuvent s’y référer longtemps, en partir, y revenir, etc.


La crise pandémique du COVID-19 a fait émerger fortement les métiers du social et de la santé. Quels sont les effets selon vous de cette crise sur le travail social ?

Je ne suis pas tellement d’accord avec vous sur ce point. Les professionnels de santé hospitaliers ont été visibles oui, mais pas les travailleurs sociaux. Surtout, la crise liée au COVID-19 telle qu’elle a été gérée, de manière très étatique et verticale, n’a pas vraiment fait de place aux métiers de la santé et du social.

L’encadrement très protocolaire et totalement descendant de la gestion de cette pandémie a très largement dépossédé les acteurs du travail social et du soin de leur marge d’initiative, voire d’autonomie.

Cette crise a accentué la dynamique d’étatisation du travail social et de la médecine, en donnant une place encore plus importante aux protocoles.

Les protocoles sont bien sûr très importants en matière d’hygiène, mais ils ne devraient pas envahir toutes les actions comme c’est le cas aujourd’hui, et plus encore depuis la pandémie.

Imposer par protocole à des enfants placés, ayant subi des sévices sexuels, l’obligation de subir des autotests (donc la pénétration invasive d’un objet) pour pouvoir fréquenter l’école est-il vraiment compatible avec la mission première des Maisons d’enfants qui est de les protéger et de les aider à se reconstruire après ces traumatismes majeurs ?

La crise liée au COVID-19 a également aggravé la rupture du lien entre les lieux d’accueil des personnes fragilisées (EHPAD, hôpitaux, foyers…) et les proches aidants.
 
Il ne sera pas facile de revenir en arrière de cette évolution, car dans un contexte où les professionnels ont de moins en moins de temps pour effectuer leurs missions, l’absence des personnes extérieures est souvent perçue comme une facilité.

Et pourtant, il serait absolument nécessaire et bénéfique de constituer au contraire des démarches collectives en ces lieux, incluant justement les personnes accueillies, les professionnels et les proches aidants.


Et les travailleurs sociaux dans tout ça ? Quelle place leur reste-t-il ? Quel sens peuvent-ils encore trouver à leur travail ?

Les travailleurs sociaux ont été de plus en plus poussés à être ce que j’ai appelé « des aiguilleurs dans le ciel des prestations sociales »3 . Celles-ci sont de plus en plus nombreuses, de plus en plus compliquées d’accès. Une grande partie de l’énergie de notre système social est utilisée à faciliter l’accès aux droits.

C’est nécessaire, car il y a beaucoup de personnes qui ne font pas valoir leurs droits, mais cela conduit à une perte de sens pour les travailleurs sociaux, qui passent leurs journées à remplir les différents papiers donnant droit à des allocations, des congés, etc.

Une relation totalement inégalitaire s’installe alors entre les bénéficiaires et ces derniers, en particulier les assistantes sociales, qui ont essentiellement une fonction de contrôle des attributions en amont (droits d’accès) et en aval (maintien des droits).

Nous sommes ici à l’inverse de la démarche du travail social communautaire, qui se construit sur une relation de don et de contredon, car les membres du groupe sont tous à la fois bénéficiaires et ressources pour les autres.

Avec cette casquette d’accoucheurs et d’animateurs de groupes, les travailleurs sociaux pourraient avoir des missions à la fois passionnantes et très utiles auprès des établissements scolaires, en venant étayer le travail autour des questions de harcèlement par exemple, de prévention du suicide ou tout simplement d’accompagnement dans le tiers temps si nécessaire aux apprentissages scolaires stricto sensu.

On pourrait penser que cette évolution vers une fonction moins centrale des travailleurs sociaux, laissant plus de place aux personnes elles-mêmes, se traduit par une perte de sens pour ces derniers. Or, il ne faut pas confondre perte de pouvoir et perte de sens.

Il est très important qu’un travailleur social ne soit pas omnipuissant vis-à-vis des personnes qu’il accompagne. C’est d’ailleurs pour cela que les travailleurs sociaux devraient exercer le plus possible en binôme, pour éviter les situations de toute-puissance, mais aussi l’isolement et la solitude face aux détresses rencontrées quotidiennement.

C’est plus difficile de donner du pouvoir d’agir aux gens, mais c’est aussi plus valorisant que d’exercer des missions bureaucratiques de contrôle ! Et c’est surtout plus gratifiant, car avec des démarches de travail social communautaire, on trouve effectivement des solutions qui aident très concrètement et durablement les personnes.
 

  • 1Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Éditions Agone, 2021, p. 27.
  • 2Marie-Antoinette Rupp, Le travail social communautaire, Privat, 1972.
  • 3Hélène Strohl, « Repenser l’intervention sociale », Le Sociographe 2019/3 (n° 67), pp. 49 à 61.
Analyses et recherches