Innovation sociale

A-t-on encore besoin des think tanks aujourd’hui ?

Tribune Fonda N°267 - Associations : le savoir médié par l’action - Septembre 2025
Le Labo de l'ESS
Et Fatima Bellaredj, Charlotte Debray, François-Xavier Demoures, Dominique Méda, Jérémie Peltier, Lucile Schmid
À l’occasion de son assemblée générale, le Labo de l’ESS a réuni le 5 juin 2025 les représentants de cinq laboratoires d’idées progressistes, dont quatre sont des associations loi 1901. Alors que la notion même d’expertise est parfois remise en cause, notamment par les forces politiques, à quoi servent les think tanks, qu’ils soient sous format associatif ou fondatif ?
A-t-on encore besoin  des think tanks aujourd’hui ?
Table ronde A-t-on encore besoin des think tanks aujourd’hui ? le 5 juin 2025 © Labo de l’ESS

Propos recueillis par Fatima Bellaredj, présidente du Labo de l’ESS, et édités par Anna Maheu.

Nous connaissons depuis cinq ans une démultiplication de think tanks, dont certains portés par l’extrême droite comme l’Institut des libertés, l’Ifrap ou l’Institut Thomas More. Ces nouveaux acteurs ne s’adressent d’ailleurs plus seulement aux décideurs publics et privés, mais au grand public par le biais des médias. Dans ce nouvel écosystème, à quoi servent les think tanks ? 

Lucile Schmid : Nous servons à rendre visible une pensée complexe, celle de la recherche. Dans un monde où celle-ci est de plus en plus contestée, mise à mal et invisibilisée, les think tanks servent à rendre compréhensibles ses travaux, sans les simplifier à outrance. 

Je crois que nous avons une deuxième utilité : proposer une pensée ancrée dans l’action. L’action n’est pas, et ne peut pas être, seulement une forme de procédure ou de routine dans un moment de révolution, de rupture et d’imprévu. 

Elle doit au contraire se nourrir de la pensée et la nourrir en retour. C’est aussi cela que permettent les think tanks : bousculer les rôles et permettre des rencontres imprévues entre ceux qui font et ceux qui pensent. Cela passe notamment par la création d’un langage commun pour des acteurs qui n’ont pas forcément l’habitude de travailler ensemble. 

Il y a un troisième point important, et sur lequel j’avoue que la Fabrique écologique est moins à l’aise que certains acteurs autour de cette table, c’est le débat médiatique. Il s’agit d’un moyen puissant pour faire connaître les idées que nous produisons, mais non sans risque. 

Dans un monde d’accélération, la pensée prend du temps. 

François-Xavier Demoures : Ce qui nous rend parfois inaudibles face à des personnes qui s’autolabellisent think tanks du fait de leurs passages répétés dans les médias et qui contribuent au flot toujours plus important d’informations. Aujourd’hui, il n’y a pas de label think tank homologué par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ou par Matignon, ce qui ne serait d’ailleurs pas souhaitable. 

Pour prendre un peu de hauteur, il me semble nécessaire de rappeler que la critique des think tanks n’est pas nouvelle. Elle dépasse le contexte actuel de la multiplication des offres. Une des critiques historiques des think tanks consiste en une accusation d’externalisation de la pensée hors des partis politiques. Depuis une quinzaine d’années, le Parti socialiste a régulièrement été accusé d’avoir sous-traité sa production d’idées, voire son corps de doctrine, à la Fondation Jean Jaurès. 

Jérémie Peltier : Ce qui me semble une critique un peu excessive ! Si le Parti socialiste nous a délégué l’intégralité de sa pensée, je tiens à vous présenter mes excuses concernant le résultat final (rires). 

François-Xavier Demoures : Penchons- nous sur l’autre critique régulière des think tanks, qui vient plutôt du monde académique. La pensée produite par les think tanks est accusée de s’inspirer de la pensée universitaire, de la médier comme le signalait Lucile Schmid, mais sans adopter la rigueur des travaux universitaires et leurs critères de scientificité. 

Sans faire miennes ces critiques anciennes, je pense qu’elles sont éclairantes. Et je partage complètement ce qu’évoquait Lucile précédemment : les think tanks sont des ponts. Entre la pensée et l’action évidemment, mais aussi entre le politique et le monde universitaire ou entre les chercheurs et les professionnels. 

Chez Terra Nova, nous avons par exemple à cœur d’intégrer les apports de l’action publique ainsi que ses contraintes. Nous tentons de construire des evidence- based policies, c’est-à-dire des propositions de politique publique qui s’appuient sur des données et de l’expérimental. 

Dominique Méda, vous avez pour votre part cette double casquette de chercheuse et de présidente d’un think tank. Partagez-vous cette définition des think tanks comme des médiateurs ? Ou des ponts pour reprendre le terme de François-Xavier Demoures ? 

Dominique Méda : Je vais plutôt parler avec ma « casquette » Institut Veblen. Ce think tank a été créé par Philippe Frémeaux, qui a longtemps été rédacteur en chef d’Alternatives économiques et dont l’ambition était d’améliorer la qualité de l’information. Plus que de médiateur, je parlerais d’un rôle de traducteur. 

C’est-à-dire que les think tanks se saisissent de sujets qui ne sont pas toujours bien visibilisés. Je pense, par exemple, à la question des accords commerciaux qui était peu traitée il y a quelques années et qui a été extrêmement bien creusée par la co-directrice actuelle de l’Institut Veblen, Mathilde Dupré1. Lorsque l’actualité s’est faite plus intense autour de cette question avec le CETA2 et le Mercosur3, l’Institut avait en réserve toute une série de réflexions, basées sur des travaux de chercheurs, « traduits » pour être compréhensibles des gouvernements, ainsi que du grand public. 

Au-delà de la production des connaissances, nous voulions aborder lors de cette table ronde les conditions de cette production. J’ai appris pendant notre préparation que certains d’entre vous bénéficiaient d’une enveloppe financière au niveau de Matignon. Comment dans ces conditions assurer son indépendance financière ? 

Jérémie Peltier : Effectivement, depuis la création de la Fondation, nous sommes financés en grande partie par des subsides publics. À commencer par Matignon dont la subvention de 1,2 million d’euros représentait 47 % de notre budget en 2021. D’autres ministères nous financent par projet, par exemple le ministère des Affaires étrangères ou de la Culture, à hauteur de 133 000 € en 2021, et des mécènes pour 332 000 €4

Pourtant, cela fait 10 ans que je travaille à la Fondation Jean Jaurès et je n’ai jamais vu une seule tentative d’ingérence sur notre production de la part du pouvoir public. L’une des grandes qualités de notre démocratie est qu’elle est capable de financer des fondations étiquetées à gauche comme à droite, en leur laissant en effet une grande liberté dans leur production. 

Je fais ici le lien entre la question de l’autonomie et celle de l’indépendance. 

Je pense que la liberté de penser, c’est une liberté qui se prend. 

Ce qui me permet de répondre aussi à la question du rôle des think tanks : pour moi, notre rôle est de secouer le cocotier. Le débat public est, et c’est mon avis personnel, sclérosé et aseptisé pour cause de sectarisme. Des responsables politiques, des chercheurs ou même des militants refusent le débat par manque de travail. Par travailler, j’entends développer un projet de société, un corps de doctrine suffisamment solide sur ses appuis, et ainsi accepter la controverse, être capable d’avoir des conversations difficiles, bref avoir un véritable débat. 

François-Xavier Demoures l’a évoqué, Lucile Schmid également, je pense que les think tanks peuvent animer ces conversations, notamment en faisant émerger de nouveaux thèmes, voire de nouvelles têtes dans l’espace médiatique. 

Je m’inquiète beaucoup de la suspicion naissante au sein de ma famille politique vis-à-vis du monde de l’entreprise. Pour simplifier, la crainte du qu’en-dira-t ’on. La crainte du « si on travaille sur ce sujet, on va se faire allumer sur les réseaux sociaux », « si on rencontre tel chef d’entreprise, nos électeurs ne vont pas comprendre » ou « si on creuse tel thème, nos partenaires vont nous lâcher ». 

Cette autocensure est dramatique, car elle conduit à l’absence de la controverse saine et apaisée. 

Je l’analyse comme une volonté d’être dans une forme chimiquement pure, mais au jeu de la pureté absolue, tout le monde va perdre. Le seul résultat sera que chacun va se recroqueviller sur son espace d’ultraproximité. En tant que think tanks, nous sommes libres de notre façon de faire. Nous n’avons pas de mandat, nous ne sommes pas soumis à une élection, des électeurs ne nous demandent pas des comptes tous les cinq ans. Je crois donc que notre rôle consiste à user de notre liberté pour oxygéner les débats publics, pour faire en sorte que la conversation vive, que tous les profils puissent continuer à échanger. 

Lucile Schmid, vous souhaitez réagir ? 

Lucile Schmid : Oui, je pense que ce débat sur l’indépendance ne doit pas rester abstrait. D’abord, par rapport à qui sommes-nous indépendants ? À la Fabrique écologique, nous avons créé une Fondation pluraliste, un terme volontairement général, mais qui renvoie au fait de faire dialoguer des acteurs venus d’horizons différents, nous nous revendiquons apartisans et nous ne recevons pas de subventions publiques, ni de Matignon ni d’autres ministères. 

Une fois les limites de notre indépendance définie, comment en assurer les conditions ? Être financé par des structures privées ou parapubliques, c’est prendre le risque de leur plaire ou leur déplaire ! Si un sujet que vous traitez ne plaît pas à vos mécènes, votre existence est en danger. 

Vous pouvez toujours dire que vous êtes indépendant, mais vous serez indépendant au cimetière. 

Il est donc nécessaire d’entretenir en permanence un dialogue avec ceux qui vous financent pour expliquer et garantir de manière pratique cette capacité à perdurer tout en étant indépendant. La garantie que donne l’assurance publique, même si elle se réduit, permet d’envisager différemment l’indépendance. 

Dominique Méda : Je trouve ce que dit Lucile Schmid très important, notamment dans un contexte politique inquiétant. L’Institut Veblen vit principalement grâce à une convention avec la Fondation pour le Progrès de l’Homme (FPH). Imaginons qu’un jour cette Fondation n’ait plus l’envie ou la possibilité de nous financer, nous n’aurions pas beaucoup d’autres choix : vu nos sujets, nous n’allons pas demander d’argent aux entreprises. 

En Allemagne, les fondations les plus importantes ont des financements permanents, ce qui est bien plus confortable que nos situations respectives. In fine quelles sont les conséquences de la fragilité de nos modèles économiques ? Nous finissons par nous faire concurrence les uns aux autres, en allant voir toujours vers les mêmes financeurs qui se réduisent en nombre et en possibilité de financement. Ce sujet a besoin d’être traité de façon structurelle. 

Charlotte Debray : J’abonde totalement ! Nous avons la chance à la Fonda d’avoir un modèle économique qui nous permet de travailler en toute indépendance, notamment grâce à la diversité de nos sources de financements. Cela nous permet de faire émerger des sujets, sans que personne ne nous les dicte, à partir des besoins que nous remontent les acteurs du monde associatif. Cela nous donne également les moyens de travailler sur le temps long, avec une approche prospective, et de nous extraire du flux d’informations mentionné plus tôt. 

Notre discussion sur l’indépendance me fait penser à l’essai de la journaliste Salomé Saqué Résister5, et plus précisément sa partie sur la supposée neutralité des journalistes. Pour les médias, comme pour les think tanks, il est nécessaire d’assumer un socle de valeurs très clair. À la Fonda, nous défendons un projet de société qui met l’économie au service de l’humain et de la planète et non l’inverse, un projet de société qui défend la démocratie. 

Je pense que l’utilité des think tanks se trouve aussi là : nous servons à résister face à la montée des idées rances de l’extrême droite qui est à présent aux portes du pouvoir. 

Plus que jamais, il est indispensable d’avoir des structures capables d’objectiver le débat, de produire des données solides qui permettent ensuite aux décideurs de prendre des décisions éclairées. 

François-Xavier Demoures : Oui, nous sommes face à une situation dramatique à laquelle nous réagissons par la sidération ou la normalisation. La normalisation anesthésie, quand la sidération nous colle au sol, nous prive de l’espace mental pour comprendre ce qui se passe et y répondre. 

Cela va faire un an maintenant qu’Emmanuel Macron a dissous l’Assemblée nationale. J’ai d’abord été sidéré par le danger que représentaient ces élections législatives, puis j’ai utilisé ces trois semaines pour écrire un papier sur le mécanisme de montée de l’extrême droite6. Ce travail m’a ensuite énormément aidé pour affronter l’arrivée de Trump au pouvoir, où s’est rejouée une sidération similaire à celle de juin. 

Et je pense que c’est l’un de nos rôles que d’anticiper et nous préparer à l’arrivée potentielle de l’extrême droite au pouvoir, non sans la combattre pour qu’elle n’y arrive pas. 

Jérémie Peltier : Je suis d’accord, mais je pense que notre rôle immédiat est plutôt de casser le caractère inéluctable de cette arrivée au pouvoir. Nous devons faire cesser la petite musique ambiante selon laquelle en 2027, tout serait perdu. 

Charlotte Debray : Au-delà de notre utilité, je me pose sincèrement la question de notre efficacité collective. 

Je n’ai pas l’impression que ce soient nos idées, les idées progressistes, qui gagnent la bataille culturelle. 

Nous avons beau faire des travaux rigoureux, les partager dans une multitude d’espaces, les mettre en débat et prendre le risque de nous faire contredire, nous sommes des nains face à la machine du narratif d’extrême droite qui bénéficie de moyens importants grâce à des milliardaires comme Édouard Stérin et Vincent Bolloré. Même si nous faisons alliance, et je le souhaite, nous peinons à faire pencher la balance de notre côté. 

Le secteur associatif ne peut-il être un allié pour diffuser les travaux des think tanks ? 

Lucile Schmid : C’est effectivement une piste qui reste à développer ! J’organise des conventions citoyennes chez Emmaüs avec des personnes en grande précarité. Ce sont des exercices difficiles, avec un enjeu de langage — comment trouver un langage commun —, mais qui produisent des choses très intéressantes. Je vois aussi des liens à tisser avec le secteur de l’éducation populaire, par exemple des universités populaires. 

Charlotte Debray : En tant qu’association agréée Jeunesse et éducation populaire, je ne peux que le confirmer. J’apporterais néanmoins une nuance : il ne s’agit pas de faire diffuser nos travaux par les acteurs associatifs, mais bien de faire en sorte qu’ils se les approprient pour pouvoir ensuite peser eux-mêmes sur le débat. À ma connaissance, peu de think tanks s’intéressent aux courroies de transmission énormes que les 1,3 million d’associations représentent7

Dominique Méda : Sur ce sujet, comme sur de nombreux autres, je pense qu’il serait bon de nous lier et de faire des plaidoyers communs pour avoir une voix qui porte le plus loin. Sinon, je crains la fragmentation, je crains la cacophonie. Peut-être de temps en temps, devons-nous travailler ensemble pour porter des sujets forts.

  • 1

    Lire notamment Mathilde Dupré & Samuel Leré, Après le libre-échange, Les Petits matins, 2020.

  • 2

    L’Accord économique et commercial global (AECG), plus connu sous son acronyme anglais CETA pour Comprehensive economic and trade agreement, est un traité de libre-échange bilatéral entre l’Union européenne et le Canada conclu en 2014.

  • 3

    Mercosur, abréviation du terme espagnol Mercado comun del Sur, désigne le marché commun de cinq pays de l’Amérique du Sud, soit le Brésil, l’Argentine, le Paraguay, l’Uruguay et la Bolivie. En 2024, la Commission européenne a signé un traité de libre-échange bilatéral avec quatre d’entre eux.

  • 4

    Fondation Jean Jaurès, Budget 2021, [en ligne].

  • 5

    Salomé Saqué, Résister, Payot, 2024.

  • 6

    François-Xavier Demoures, Montée de l’extrême droite : une prophétie autoréalisatrice, Éditions de l’Aube, 2025.

  • 7

    Injep,Les chiffres clés de la vie associative 2023, 2023.

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