Engagement

« Soyons radicaux tout en étant constructifs.»

Tribune Fonda N°260 - Engagement radical, engagement total ? - Décembre 2023
Hugues Sibille
Hugues Sibille
Et Bastien Sibille
Au printemps 2022, Hugues et Bastien Sibille ont rédigé à quatre mains Être radical, publié dans la collection « Mondes en transitions » des Éditions Petits Matins. Distingué depuis par le prix du livre de l’Économie sociale et solidaire (ESS) 2022, cet échange de lettres ouvre un dialogue sur le changement d’échelle de l’action collective qu’implique la crise écologique. Dans ce nouvel échange, les Sibille père et fils reviennent sur leurs postures, notamment générationnelles, par rapport à la radicalité, sur les transformations radicales dont nos sociétés ont besoin et sur la place de l’ESS dans ces transformations.
« Soyons radicaux tout en étant constructifs.»
En 2014, des ouvriers installent une éolienne financée financée par le biais d’Abondance, une plateforme de financement participatif britannique pour les projets d’énergie renouvelable. © Ashden

Bastien Sibille : L’année dernière, nous avons écrit à deux voix un livre sous forme d’échange de lettres entre un fils et un père : Être radical1 . Je savais que ce titre pouvait surprendre ou choquer, car la radicalité a largement été préemptée par le vocabulaire politique ou politicien. 

J’ai pourtant insisté, car j’avais la conviction que la nécessaire transition devrait aller à la racine des problèmes pour proposer un modèle économique nouveau, libéré de la domination du capital. 

La transition non radicale se limite le plus souvent à des mesures techniques sur la transition énergétique, sans toucher au modèle économique. 

Ce n’est pas ma vision, par conviction et par réalisme, car cela ne marchera pas. La maison continuera à brûler si l’on ne touche pas aux causes du feu. Soyons donc radicaux tout en étant constructifs. Mon projet n’est pas un combat viril contre le capitalisme, mais un engagement pour le ringardiser. 

Hugues Sibille : J’ai adoré ce projet commun avec Bastien. La forme littéraire qu’il a proposée a permis de poursuivre autrement nos débats familiaux animés du dimanche. Dialogue tout en confiance et en vérité, entre deux générations face à l’avenir de la planète, ce qui n’est pas si fréquent. 

J’avais un peu peur du titre « radical », c’est vrai. Je ne suis pas issu du radicalisme politique, mais du rocardisme et de la social-démocratie. Mais le dialogue avec Bastien m’a fait réfléchir et j’ai bougé. 

Je définissais ma radicalité comme un humanisme social radical. Avec l’humain comme finalité ultime de mon engagement. J’opposais les « ressources » humaines aux « finalités » humaines. Ce qui était bon pour l’humain serait universellement bon. La philosophie des Lumières m’inspirait. 

Ma radicalité est issue des courants autogestionnaires et solidaristes, par exemple centrée sur la lutte contre le chômage et pour l’insertion, sur la redistribution sociale ou du pouvoir. 

J’ai pris conscience qu’elle n’intégrait pas suffisamment une radicalité de conscience sur l’origine et l’utilisation de ressources planétaires finies. 

Bastien m’a fait réfléchir sur ma vision de la relation homme-nature et, par la suite, sur la vision économique d’un système de marché où tout s’achète et se vend. 

Je critiquais le capitalisme aveugle, mais défendais le marché, sans en voir suffisamment les excès. Je me suis ouvert à la problématique de l’hubris économique de la croissance. 

Bastien Sibille : On voit bien, à travers notre livre, que des clivages générationnels existent. Je ne suis pas un homme des trente glorieuses. Je respecte absolument des moments comme le conflit Lip, structurant pour mon père, pour l’emploi et pour l’autogestion, mais ce ne sont pas les miens. Les tensions entre générations ont existé depuis que le monde est monde et les « modernes » aspirent à prendre la place des « anciens ». 

Ce n’était pas notre démarche pour ce livre. Nous ne nous opposons pas entre générations, mais nous cherchons précisément à mieux nous connaître et à apprendre des résistances des générations qui nous précèdent et nous suivent. Nous ne partons pas de rien. 

Notre livre à doubles mains, père/fils, est un livre de transmission dans les deux sens. Nos générations doivent tracer résolument leur route économique face à ce que certains appellent l’affaire du siècle, la préservation de la vie, végétale, animale, humaine sur la planète, en apprenant des combats de ceux qui nous précèdent. La Résistance 1940/44 reste pour moi un exemple. 

Hugues Sibille : Je rejoins Bastien sur le fait que la menace climatique, et plus largement écologique, crée une rupture historique et épistémologique sans précédent. Les conflits intergénérationnels qui nous précèdent ne sont plus des références. 

En un sens, beaucoup plus qu’une divergence entre sensibilités générationnelles, il s’agit aujourd’hui d’un double clivage. D’abord, entre ceux qui ont conscience que le monde court à sa perte et ceux qui refusent cette perspective. Ensuite, au sein même de ceux qui admettent la menace, entre ceux qui pensent changer les choses par une responsabilité environnementale accrue au sein d’un modèle économique inchangé et ceux qui affirment la nécessité de changer « radicalement » de modèle économique. 

Là sont les lignes de partage. Je pense qu’avec Bastien, ce qui nous rapproche est supérieur à ce qui nous sépare. 

Bastien Sibille : On en vient à la place de l’ESS dans ces transformations radicales. L’ESS m’intéresse en ce qu’elle est une rupture avec l’Économie du capital. Nous nous rejoignons sans doute sur ce point. L’ESS repose sur les personnes et non sur le capital. Mais cela ne suffit pas ou plus. Il faut réinterroger l’utilité sociale et écologique de ce que nous produisons, quand bien même la logique ne serait pas celle du capital. 

L’Économie sociale s’est souvent fait manger par la création de valeur et sa répartition entre associés. Cela conduit aux excès des coopératives agricoles ou à des stratégies de croissance inacceptables compte tenu de leurs impacts écologiques négatifs. 

L’expérience des Licoornes est en ce sens formidable. Nous réinventons dans ce réseau de coopératives d’intérêt collectif un modèle coopératif, acapitaliste, intégrant fondamentalement l’idée de Communs. 

Néanmoins les investisseurs, enfermés dans leur retour traditionnel sur investissement, peinent à nous suivre. C’est la raison pour laquelle j’ai lancé un mouvement pour lever un milliard d’euros pour la transition écologique juste. Toutes les générations sont les bienvenues dans ce combat pour la vie, par une remise à sa juste place de l’économie. 

Hugues Sibille : Bastien a tout dit ! Son message est fort, je le soutiens et j’espère qu’il se traduira par de nouvelles victoires. Si l’ESS n’intègre pas pleinement la question écologique, elle disparaîtra. D’où le concept de transition juste que je défends également, dans un nouvel équilibre entre écologie et solidarité. 

D’ailleurs si je suis depuis plus de 40 ans un défenseur acharné de l’ESS, c’est aussi pour des raisons démocratiques. La démocratie est menacée, y compris sur nos vieilles terres européennes. 

Or nous ne revivifierons pas la démocratie politique sans introduire de démocratie dans le système économique.

 En ce sens, l’ESS est d’une modernité invraisemblable. Sans doute, trop. Elle fait peur ou semble une utopie inaccessible. Une personne, une voix en entreprise ? Cette utopie réaliste, je sais que je la partage avec Bastien et j’en suis très fier.

  • 1Bastien Sibille et Hugues Sibille, Être radical — Dialogue entre deux générations pour transformer l’économie, Éditions Les petits matins, 2022.
Entretien