Propos recueillis par Hannah Olivetti et Charlotte Debray.
Hannah Olivetti : Quelles dynamiques d’engagement observez-vous dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville séquano-dyonisiens ?
Vincent Havage : L’engagement des habitants a toujours été central dans la vie des quartiers populaires, en particulier celui des femmes, celles qu’on appelle parfois de façon caricaturale les « mamans ». Ce sont elles qui se mobilisent au quotidien dans les quartiers1 !
Contrairement au lieu commun qui a la vie dure, il n’y a pas d’apathie politique dans les quartiers populaires. Nous y observons un engagement citoyen encore plus fort qu’ailleurs, malgré des conditions de vie parfois plus difficiles. Et peut-être même justement parce que les conditions de vie sont difficiles.
Hannah Olivetti : Quelles difficultés rencontre la Seine–Saint-Denis ?
Cyril Melot : Nous sommes dans un territoire où toutes les problématiques économiques, sociales et culturelles s’expriment de manière hyperbolisée et cumulative.
Vincent Havage : Face au cumul de ces difficultés, l’action publique ne peut rien seule. Elle doit s’appuyer sur les structures associatives et l’entraide entre habitants. C’est vrai également pour d’autres territoires vulnérables : en Outre-mer comme en ruralité.
La crise liée au COVID-19 a été pour nous un révélateur. Au début du confinement, une véritable crise notamment alimentaire2 a frappé les habitants les plus précaires de Seine–Saint-Denis. Ce sont les associations de proximité qui, dans un premier temps, ont permis à la population de tenir quand les services publics étaient fermés. L’État et les collectivités territoriales ont ensuite pris le relais.
L’action publique ne peut rien seule. Elle doit s’appuyer sur les structures associatives et l’entraide entre habitants.
Cyril Melot : Cette mobilisation populaire s’ancre dans la trajectoire historique de la Seine–Saint–Denis, marquée par la culture et l’identité politique du mouvement ouvrier, sous-tendue par une forte culture d’auto-organisation. Ce qui deviendra le département de Seine-Saint-Denis, abrite dès la fin du XIXe siècle, quelques-unes des premières mairies socialistes et ouvrières.
Dans la réaction des quartiers lors de la crise liée au COVID-19 racontée à l’instant, on reconnait bien cette culture de l’auto-organisation populaire.
Hannah Olivetti : Une culture de l’auto-organisation aurait donc perduré jusqu’à aujourd’hui…
Cyril Melot : Oui, elle persiste, évolue et continue de vivre sous différentes formes. Ce n’est pas sans interpeller Profession Banlieue et ses adhérents3. En premier lieu : comment les professionnels et les politiques publiques peuvent-ils accompagner ces actions et les inscrire dans le développement du territoire ? Soutenir les expressions spontanées d’engagement, c’est accepter de suivre la direction que les citoyens ont choisie eux-mêmes.
Hannah Olivetti : Pourrions-nous parler de renforcement de leur pouvoir d’agir4 ?
Vincent Havage : Certains se réfèrent en effet à la notion de pouvoir d’agir. Mais il y a toujours un écart entre les paroles et les pratiques5. Le pouvoir d’agir, comme l’engagement d’ailleurs, est un moteur puissant. Il est par définition difficile à accompagner sans l’étouffer. Une des pistes explorées au cours de la dernière décennie par la politique de la ville a été d’encourager la participation des habitants dans des démarches institutionnelles comme les conseils citoyens. C’est peut-être là où se niche une contradiction entre épanouissement des initiatives populaires par le bas et pilotage institutionnel par le haut.
Hannah Olivetti : Que sont les conseils citoyens ?
Vincent Havage : Les conseils citoyens sont nés du rapport Pour une réforme radicale de la politique de la ville, élaboré par Marie-Hélène Bacquet et Mohamed Mechmache6. Il préconisait que la puissance publique conforte les dynamiques citoyennes existantes.
Créé par la loi dite Lamy7, le dispositif devait être un espace de propositions et d’initiatives en partant des besoins des habitants. En 2018, 1 157 conseils citoyens réunissaient 15 000 membres.
Charlotte Debray : Que sont devenus ces espaces de participation ?
Cyril Melot : Aujourd’hui, une proportion non négligeable de conseils citoyens n’est plus investie. Dès 2018, la Commission nationale du débat public (CNDP) avait constaté un essoufflement de ces instances et préconisait dix actions pour relancer ce dispositif, dont la mise en place de budgets dédiés ou la rémunération des conseillers citoyens8.
Hannah Olivetti : Quelles sont les autres raisons du désengagement partiel du dispositif ?
Cyril Melot : Les nombreuses évaluations du dispositif nous donnent quelques pistes de compréhension9. Ce que j’en retiens, c’est que les conseils citoyens se sont heurtés aux limites d’une conception institutionnelle et descendante de la participation. Vincent Havage : Le 13 avril 2019, nous avons réuni deux cents conseillers citoyens, élus et professionnels pour un Forum départemental des conseils citoyens de Seine–Saint-Denis. Nous avions sondé en amont un échantillon de 24 conseils citoyens et parmi eux la moitié avait le sentiment de ne pas agir sur le domaine prioritaire pour leur conseil citoyen10.
Cyril Melot : Comme l’a signalé le Réseau national des centres de ressources politique de la ville dans sa contribution sur le sujet, l’intégration des conseils citoyens dans les instances de gouvernance des contrats de ville est une véritable avancée de la loi Lamy11.
L’engagement citoyen est principalement pensé par les institutions avec une injonction à la participation.
Cyril Melot : Néanmoins, le peu de marges de manoeuvre laissé aux conseillers citoyens dans les prises de décisions, ainsi que l’imposition d’une culture technique, voire technocratique, constituent les causes principales de la démobilisation des citoyens.
Depuis une quarantaine d’années, l’engagement citoyen est principalement pensé par les institutions avec une injonction à la participation, notamment sur des sujets comme l’urbanisme ou le cadre de vie. Les conseils et des tables de quartier, également issus du rapport Bacqué- Mechmache12, ont été traversés par les mêmes dynamiques.
Les trajectoires de ces dispositifs soulèvent de nombreuses interrogations : est-ce que l’institution est levier ou cadre d’engagement ? Est-ce qu’elle accompagne les citoyens pour s’emparer des sujets qui leur tiennent à coeur ? Ou est-ce qu’elle leur indique où, quand et comment s’engager ?
Notre groupe de travail de 2015-2016 « Accompagner la mise en place des conseils citoyens » le résumait ainsi : le cadre formel doit être un levier et non un carcan13.
Vincent Havage : Par ailleurs, le dispositif reste investi par certains citoyens ! Je suis impressionné par l’engagement constant des conseillères et conseillers citoyens que nous avons accompagnés pendant trois ans. Même s’ils peuvent être critiques sur les moyens dont ils ont disposé, ils continuent de se porter volontaires pour réfléchir à l’avenir du dispositif, ainsi qu’à d’autres formes de participation.
Charlotte Debray : Que pouvons- nous apprendre d’autres dispositifs de participation justement, comme les conventions citoyennes ?
Vincent Havage : Ce sont des dispositifs passionnants…
Cyril Melot : Mais qui présentent un effet de seuil ! Prenons la convention citoyenne pour le climat. Les 150 citoyens n’étaient pas des experts, certains connaissaient peu les enjeux climatiques. Pourtant, avec des ressources et du temps, ils ont été capables de trouver un consensus et de faire des propositions fortes. Néanmoins, que reste-t-il de leurs propositions ? envisagez-vous l’avenir de la démocratie participative ?
Vincent Havage : Soyons optimistes. Le ministre Olivier Klein a réaffirmé en 2023 que la participation devait être un pilier central des politiques publiques de la ville14 Les dynamiques qui ont émergé pendant le confinement ont montré aux citoyens qu’ils avaient une capacité de faire, et à l’État que c’était possible de faire avec eux et non pour eux. Il faut capitaliser sur les expérimentations de cette période et penser la participation au-delà des dispositifs de conseils citoyens, conseils de quartier ou conventions citoyennes.
Cyril Melot : Je m’inscrit dans l’optimisme raisonné de Vincent : les expérimentations en matière d’engagement et de participation se multiplient, mais de façon décentrée. La vitalité se trouve moins dans les dispositifs institutionnels que dans des formes d’engagement auto-organisées comme les brigades populaires de solidarité15, les ZAD16 ou d’autres collectifs de citoyens autonomes.
Hannah Olivetti : L’institutionnalisation des engagements de proximité est-elle souhaitable ?
Cyril Melot : Oui, l’institutionnalisation peut permettre à ces engagements de s’ancrer, de grandir, voire de se généraliser. Tout dépend de ce qu’on institue et comment.
Vincent Havage : L’institutionnalisation pose néanmoins une question fondamentale : comment allons-nous articuler démocratie représentative et participative ?
L’institutionnalisation peut permettre à ces pratiques de s’ancrer, de grandir, voire de se généraliser.
Cyril Melot : L’articulation entre participation et représentation pourrait être inversée. La représentation serait alors la montée en généralité de toutes ces démarches de participation sur le terrain.
Vincent Havage : Cela passe donc aussi par l’ouverture du champ politique, en encourageant chacun et chacune à s’engager en politique. C’est l’un des enseignements positifs des conseils citoyens. Lors de la campagne municipale de 2020, de nombreuses listes comptaient des conseillers citoyens. Ce dispositif a permis à certains citoyens d’accéder à un engagement reconnu, qui s’est transformé par la suite en engagement politique. Et plus que jamais, nous avons besoin d’engagement politique.
- 1Lire à ce sujet Profession Banlieue, Femmes politiques. Récit d’une mobilisation pour l’émancipation et la transformation sociale, mars 2023, [en ligne].
- 2Profession Banlieue a ensuite exploré cette question en novembre 2023 avec des Ateliers consacrés à l’insécurité alimentaire dans les quartiers populaires.
- 3Les adhérents de Profession Banlieue sont pour la plupart des acteurs de la politique de la ville en Seine–Saint-Denis et leurs partenaires.
- 4Lire à ce sujet Charlotte Debray, « Pouvoir d’agir et démocratie locale », intervention lors de l’événement « Associations et démocratie locale » organisé par la municipalité de Grenoble le 8 juin 2017, [en ligne].
- 5Lire à ce sujet Jérémy Louis, « Les trajectoires du pouvoir d’agir en France dans les années 2010 », Tribune Fonda Hors-série « Ce que nous devons aux associations », septembre 2021, [en ligne].
- 6Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache (Ministère de la Ville), Pour une réforme radicale de la politique de la ville, 10 juillet 2013, [en ligne].
- 7Loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion.
- 8Ilaria Casillo et Daniel Rousseaux (Commission nationale du débat public), Démocratie participative et quartiers prioritaires : réinvestir l’ambition politique des conseils citoyens, 2019, [en ligne].
- 9Lire à ce sujet Jeanne Demoulin « Évaluer les conseils citoyens : Pourquoi ? Comment ? Pour quels résultats ? — Entretien avec Bénédicte Madelin », Participations n° 24, 2019, [en ligne].
- 10Profession Banlieue, « Synthèse du Forum départemental des conseils citoyens de Seine–Saint-Denis », Les textes de Profession Banlieue.
- 11Réseau national des centres de ressources politique de la ville, Des conseils citoyens pour quoi faire ?, septembre 2021, [en ligne].
- 12Lire à ce sujet Jérémy Louis, « Les Tables de quartier : espaces citoyens à l’échelle du quartier », Tribune Fonda n° 232, décembre 2016, [en ligne].
- 13François Hannoyer (Profession Banlieue), « Accompagner les acteurs du conseil citoyen et le pouvoir d’agir des habitants. Synthèse du groupe de travail 2015-2016 Accompagner la mise en place des conseils citoyens », Fiches pratiques, 2016.
- 14Déclaration de M. Olivier Klein, ministre chargé de la ville et du logement, sur la politique de la ville, au Sénat le 13 avril 2023.
- 15Inspirées d’initiatives militantes italiennes, les Brigades de solidarité populaire sont des collectifs d’entraide qui organisent des distributions alimentaires, en plein air ou à domicile.
- 16Acronyme de Zone à défendre, la ZAD est un espace occupé par des militants pour s’opposer à un projet d’aménagement.