Numérique et médias Prospective

Quelle société numérique voulons-nous ?

Tribune Fonda N°249 - Égalité femmes-hommes : une exigence démocratique - Mars 2021
Charlotte Debray
Charlotte Debray
Face aux bouleversements de la transition numérique associative, une approche prospective s'avère précieuse. Cette transition soulève de nombreux enjeux, et plus particulièrement dans six domaines de ruptures, soit les technologies de la connaissance, les comportements individuels et collectifs, le politique, l’économie et l’écologie. Cet article est le premier d’une nouvelle rubrique consacrée à la transition numérique des associations.
Quelle société numérique voulons-nous ?
Ordinateur et téléphone © Tarun Dhiman

Par associativité, nous décrivons un courant de société, animé par des millions de personnes qui décident librement de mettre en commun « des connaissances et des moyens dans un but autre que de s’enrichir » (Loi 1901, art.1er). Qu’elles en adoptent ou non la diversité des formes juridiques (coopératives, associations, fondations, mutuelles, agréments divers, etc.), ces personnes recherchent d’abord la reliance. Mais l’engagement de l’individu dans un projet collectif n’est durable qu’à condition d’être explicitement utile. 

Inscrite dans la loi depuis 120 ans, solidement ancrée dans les territoires, innovantes dans ses formes d’action, l’associativité n’échappe pourtant pas aux bouleversements de la transition numérique. Le tout est de savoir vers où nous voulons que cette transition conduise – et de nous donner les moyens d’y aller. 

 

Quelle société numérique voulons-nous ?

Le smartphone met le monde dans notre poche

Le premier calculateur électronique opérant en 1945 pesait 30 tonnes, occupait 167 m² et mobilisait une armée de programmateurs pour le faire tourner1 . Il a fallu environ 50 ans pour miniaturiser des machines infiniment plus puissantes, qui tiennent aujourd’hui dans notre poche. 

Introduit sur le marché par Apple en 2007, le smartphone est une rupture technologique récente. Depuis 3 personnes sur 4 en possèdent un, et elles le consultent en moyenne 52 fois par jour2 .  

Avec Internet depuis son téléphone, s’ouvre un accès quasi-illimité à des bases de connaissances gigantesques. Ce phénomène est une des raisons de l’effondrement de la matrice tutélaire qui jusque-là structurait nos sociétés : l’accès au savoir et ses liens avec l’exercice du pouvoir. Cet effondrement – et l’impuissance publique qui en découle, est magistralement décrit par Yannick Blanc3

Outre l’accès à la connaissance, la façon de la produire est transformée : chacun est tout à tour récepteur et diffuseur d’informations. Cette co-production de la connaissance soutient aussi bien la recherche et l’éducation, que la circulation fulgurante de fausses informations, les fameuses fake news. Circulation amplifiée à l’infini par des algorithmes conçus pour enfermer, en proposant ce que vous «voulez entendre». 

 

Quelle société numérique voulons-nous ?

Homo connecticus 

Que celui qui n’a jamais consulté son téléphone dans les 5 minutes qui suivent son réveil lève la main ! Nous sommes tous accros à nos téléphones, et plus particulièrement à la dopamine, ce neurotransmetteur lié au plaisir qui est stimulé par le nouveau langage des réseaux sociaux : le nombre de vues, le like, le cœur, l’étoile… Plus on en obtient, montre Yves Citton4 , plus on y revient. 

Sur le plan cognitif, avoir un accès permanent à Internet, présente l’avantage d’être « libéré de l’écrasante obligation de se souvenir », selon l’expression de Michel Serres. Nous n’avons plus besoin de mémoire.  Mais dans le même temps, nous sommes sur-stimulés – on parle d’infobésité, et saturés et avons de plus en plus de difficultés à nous concentrer. Pas plus de 9 secondes d’affilée, affirme Bruno Patino5 dans La Civilisation du poisson rouge.

 Notre attention devient ainsi une nouvelle source de création de valeur, convoitée par les grandes plateformes comme Facebook ou Google. Non seulement nous représentons du « temps de cerveau disponible » pour des annonceurs, mais nous sommes aussi « des comportements à vendre » : en collectant nos données pour analyser nos comportements, les géants du web donnent de la valeur à nos désirs, synonymes de parts de marché à gagner. 

 

Quelle société numérique voulons-nous ?

Quid du lien social 

Quatre personnes sur cinq consultent leur smartphone pendant un repas de famille ou une soirée entre amis.  Est-ce la fin de la conversation ? Le numérique nuit-il à la qualité du lien social ? Il faut nuancer cette affirmation. 

Pendant les confinements liés à la pandémie de Covid-19, les outils numériques ont permis le maintien d’un ersatz de lien social. Dans les associations, 80 % ont maintenu le lien avec leurs parties-prenantes, en diffusant des informations officielles, en proposant des activités en ligne, en prenant des nouvelles6 . Le lien social et l’entraide ont survécu, paradoxalement, grâce au numérique.

Dans les familles, les outils numériques se sont même avérés très précieux pour maintenir le lien grands-parents et petits-enfants. On observe que les transferts de savoirs se sont inversés, ou du moins, ne sont plus à sens unique7 .

Le sociologue Roger Sue affirme qu’Internet n’aurait jamais connu le succès qui est le sien si les hommes et les femmes n’avaient pas besoin de lien social9 . Il va même jusqu’à dire que c’est ce besoin de reliance qui a amené à l’invention d’Internet, à l’époque, à des fins de recherche et d’éducation, sans visée commerciale ni volonté de surveillance. 

 

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La société de surveillance 

Cette surveillance est précisément au cœur des enjeux démocratiques de notre siècle. Force est d’admettre que les promesses de liberté et d’émancipation du Web ont volé en éclats. C’est à un système centralisé, intrusif, et malsain que nous sommes individuellement et collectivement soumis. 

Si nous n’en sommes pas à 1984, sans contrepoids citoyen, sans des lanceurs d’alerte comme Edward Snowden, qu’est ce qui empêcherait la NSA de profiler n’importe qui à partir des données stockées sur les serveurs des géants du Web? 

À la surveillance peut s’ajouter la manipulation. À  partir d’un « test psychologique en ligne » en apparence anodin, Facebook a permis à Cambridge Analytica de siphonner les profils de 86 millions d’utilisateurs. 

La frontière de l’intime est ainsi franchie sans consentement, ni la moindre éthique. Mais plus grave encore est le profilage prédictif que le big data permet. Avec le deep learning, sa qualité s’améliore de jour en jour, à des fins commerciales ou politiques. Appliqué au monde assurantiel, par exemple, cela pourrait créer de fortes inégalités en matière de protection sociale. Une personne roulant en scooter, fumant un paquet par jour et buvant volontiers les week-ends pourrait voir tripler sa prime ! 

 

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L’économie en mode start up 

L’économie numérique, ce sont bien sûr des activités nouvelles qui émergent : des fournisseurs d’accès, des navigateurs, des moteurs de recherches, des data centers, des boîtiers et des modems, etc. Mais ce n’est pas, et de loin, synonyme d’emplois de qualité. Antonio Casili10 décrit par le menu l’exploitation des petites mains, indispensables au traitement des données, les « forçats du clic », payés à la tâche sans la moindre protection sociale. Sans oublier les risques que prennent les mineurs - au deux sens du terme, pour extraire les matériaux nécessaires à la fabrication de notre palette d’outils numériques. 

Même l’État adopte les codes de la start up, y compris quand il s’agit de répondre à des besoins sociaux urgents et a priori non-marchandisables (santé, solidarité, éducation, accès aux droits…). Avec le programme French impact, par exemple, des sommes massives sont investies sur une poignée de « Premiers de cordées » mis en concurrence, en espérant que parmi eux, une « licorne » émerge. Pourtant, vu de ma fenêtre, pas de de ruissellement à l’horizon dans le champ de l’économie sociale et solidaire, seulement des salariés au bout du rouleau, des bénévoles en difficulté, et un appauvrissement croissant des organisations, dont l’utilité sociale n’est pourtant pas en question – pour peu qu’on sache la regarder. 

Avec le Covid-19, nous assistons à une accélération inédite du télétravail, rendue possible grâce aux outils numériques : le déport massif sur les travailleurs de charges inhérentes à l’activité économique (des mètres carrés, du mobilier, de l’énergie etc.), même le Medef n’osait en rêver. Cela pose de sérieux problèmes aux personnes les moins bien dotées, tant sur le plan matériel que sur le plan des capacités et des dispositions personnelles.

 

Quelle société numérique voulons-nous ?

Un désastre écologique

Le numérique n’est pas virtuel : il est bel et bien matériel, et très carboné. Entre l’épuisement des ressources non-renouvelables, l’énergie nécessaire à son fonctionnement et les déchets que produit inévitablement notre consommation exponentielle d’appareils électroniques, le coût écologique de la transition numérique est incommensurable. 

L’obsolescence est la norme, et cela freine l’écoconception dans les entreprises numériques. Nos déchets sont envoyés par container en Afrique. Jusque dans la stratosphère, le numérique pollue. Notre ciel est une « casse », où tournent en orbite et se meurent des milliers de satellites et leurs propulseurs…  
L’industrie du logiciel n’est pas plus économe : Windows 10 pèse 133 fois plus que son ancêtre Windows 95 11 . Il en est de même avec les contenus que nous consultons sur Internet (images HD, pop-up, tracking, etc.) 

La transition numérique a sur les individus, la société, la démocratie, la diffusion de la connaissance, l’économie et la planète des effets délétères et bien contraires aux Objectifs de développement durable. 

À ce titre, les enjeux de la société numérique - liberté, équité, sobriété, égalité, sécurité, émancipation, … rencontrent en bien des points ceux de l’associativité. Nonobstant des langages très différents, les valeurs, les règles et les objectifs des associations convergent vers une partie croissante d’acteurs de la tech12 . Autour des communs, frémit l’envie de tout reconfigurer. 
Il est encore temps. 

Cet article s’appuie sur les travaux de la Fonda depuis 2010, la revue Tribune Fonda et le programme PANA. Il se réfère également largement au Cahier d’enjeux #RESET de la Fing, et à l'ouvagre Déclic, d'Anne-Sophie Jacques et Maxime Guedj, paru aux éditions Les Arènes en 2020. Sincères remerciements.

  • 1M. Guedj et AS Jacques, Déclic, Les Arènes, 2020
  • 2Youen Tanguy, « Journées sans portable », LCI.fr, 6 février 2017
  • 3Après le Leviathan paru en 2018.
  • 4Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Seuil, 2014.
  • 5 Bruno Patino, La Civilisation du poisson rouge, Grasset, 2019.
  • 6Recherches et solidarités, «Covid-19: quels impacts sur votre association?», 2020.
  • 7Elodie Gentina, « Quand les enfants apprennent les écrans à leur grands-parents », The Conversation, 9 février 2021
  • 9Roger Sue, La Contre-société, Les Liens qui libèrent, 2019
  • 10Antonio Casilli, En attendant les robots, Seuil, 201
  • 11Fing, Cahier d’enjeux _ Reset
  • 12Dont le Social good accelerator (SOGA), la Social good week, etc.
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