Que le salarié voire le bénévole de l’ESS soient enchantés par le vent régénérateur des pratiques digitales ou au contraire désabusés par son buzz, effaçant des besoins de talents bien au-delà des nouvelles technologies, comment pourraient-ils ne pas prendre acte de cette nouvelle donne ? Les exemples abondent, qui semblent annoncer une révolution des initiatives via les outils du numérique.
Mais ces cas sont-ils significatifs ? Et supposent-ils vraiment de « nouveaux » métiers au sein même des associations, qui plus est justifiant de connaissances informatiques ? Enfin, ne serait-il pas plus approprié d’anticiper une évolution beaucoup plus large des compétences des acteurs de la solidarité, du social et du médico-social, au travers d’une indispensable culture du numérique ?
Au-delà de la programmation informatique
Du traitement en temps réel d’immenses quantités de données via le big data jusqu’à la vogue de ces fablabs qui réinventent le bricolage dans leurs labos citoyens, les projets les plus médiatisés de l’ESS en mode numérique viennent de ce que l’on pourrait appeler la « communauté Tech ». Ils s’incarnent volontiers, depuis le milieu de la décennie, dans des hackatons : aux côtés de acteurs du secteur concerné, des designers et surtout des développeurs informatiques se concentrent pendant 24 à 48 heures pour trouver des idées et applications originales répondant à un besoin social prédéfini.
C’est via ce genre de manifestation que fonctionne Techfugees, regroupement informel de programmeurs, d’ingénieurs et d’entrepreneurs de l’univers numérique qui se mobilisent pour les réfugiés, depuis Londres et désormais des grandes villes du monde entier. Avec à la clé des applications comme Textfugees, plateforme de communication entre associations et migrants ; eMigrant, qui les met en relation avec la population locale ; ou Refugenious, se voulant « le LinkedIn des réfugiés » – soit un réseau social professionnel dédié1 .
Lors d’hackatons du même acabit, l’association Datakind, elle aussi d’origine britannique, réunit quant à elle autour de problématiques et de structures jugées d’utilité sociale des data scientists, ces ingénieurs mathématiciens au cœur de la mécanique algorithmique dont l’activité se décline d’ordinaire sur des terrains marketing. Ils analysent et combinent différentes sources de données, et s’en servent pour concevoir des graphes et autres cartographies.
C’est suite à l’un de ces hackatons que l’ONG Give Directly, qui organise des dons directs aux personnes en situation de précarité en Afrique, utilise dorénavant un algorithme de reconnaissance de villages « pauvres », s’appuyant sur une analyse automatique des images satellites de Google Earth2 .
Oublions la difficulté de juger ce qui serait ou non de l’ordre de l’intérêt général, ainsi que les enjeux éthiques de ce type de mesures à partir de données, en particulier lorsque le client est aussi une entreprise. Intervenant de l’extérieur, qui plus est via des rendez-vous ponctuels, Techfugees et Datakind ne transforment pas les acteurs sociaux : ils ajoutent une précieuse carte – technologique – au sein de leur jeu.
Sur un autre registre, le projet Reconnect complète la démonstration : plus que de créer de nouvelles activités, le numérique enrichit des contextes qui auparavant se passaient de lui.
Reconnect est un « coffre-fort numérique » pour les sans-abri. L’enjeu : leur permettre de conserver leurs documents d’identité et autres pièces essentielles au chaud dans des serveurs informatiques, accessibles de partout sous forme digitale via les bons identifiants. À l’origine de l’initiative, il y a effectivement deux ingénieurs informatiques. Sauf que l’idée d’un « cloud solidaire » est née dans leur esprit alors qu’ils s’occupaient de lutte contre l’errance en Gare du Nord pour le groupe SOS Solidarités, et que le projet s’est construit pendant deux ans sur le terrain des maraudes et de l’accompagnement des sans-abri.
« Nous avons d’abord testé des sortes de “drive”, des coffres-forts numériques que l’on mettait à disposition dans des structures sociales, dit Vincent Dallongeville. Nous sommes partis de ce qui ne fonctionnait pas. Nous avons organisé des ateliers avec les travailleurs sociaux, confronté nos idées et, de fil en aiguille, trouvé des clés. Nous avons construit notre outil en l’évaluant et en le perfectionnant progressivement. Puis nous avons fait appel à un prestataire pour développer le code.3 »
La clé n’est donc pas le code, ici externalisé a posteriori, mais l’appropriation sur le territoire, d’abord par les professionnels de l’association, ensuite et surtout par les travailleurs sociaux.
En effet, au cœur du dispositif, les centres d’accueil, d’hébergement ou de réinsertion deviennent des « relais Reconnect », juste grâce à une connexion Internet, un ordinateur, un scanner ou un appareil photo. Chaque ouverture de compte se déroule dans le contexte d’un accompagnement social, rendu plus fluide et efficace dès lors que le relais réussit, grâce à l’application, à se délester d’une grande part des démarches administratives.
En pratique, lorsque cela fonctionne bien sûr, le coffre-fort numérique renforce la relation entre le travailleur social, qui a donc été formé à l’usage du service, et la personne sans domicile fixe, initiée à l’outil par ce même accompagnant.
Autrement dit : l’essentiel n’est pas l’apport d’un métier spécifique, de développement ou de gestion d’un système informatique, mais l’ajout auprès d’un très grand nombre d’acteurs d’une nouvelle compétence, de l’ordre de la pratique d’un outil ne nécessitant aucun talent de programmation.
Selon les Cahiers Connexions solidaires du premier trimestre 2016, trois quarts des travailleurs sociaux doivent faire des démarches nécessitant l’usage du numérique « à la place » des personnes qu’ils accompagnent, alors même que moins de 10 % d’entre eux déclaraient avoir reçu une formation au numérique en 20154 . Ces chiffres, comme bien d’autres, confirment un enjeu majeur : celui de l’acquisition d’une culture du numérique par l’ensemble des acteurs sociaux.
Une culture de l’ordre de la connaissance critique et de l’usage raisonné, telle celle qui permet d’intervenir, donc aussi de dialoguer, sur Wikipédia, ouvert aux collaborations de tous les internautes.
Comme l’explique Denis Pansu, responsable de « l’open innovation » au sein de la Fing (Fondation Internet nouvelle génération) et coordinateur de la Fondation Afnic pour la solidarité numérique, la problématique tient « moins à la possession et à la maîtrise des outils qu’à la capacité à transmettre et à recevoir des messages, à faire ensemble, à construire des projets avec d’autres dans une société désormais structurée par les technologies de l’information et de la communication5 . »
De nouveaux métiers « sociaux » bien plus que « techniques »
Sous ce regard, il est intéressant de s’interroger sur les métiers d’une association de « social tech » comme Entourage, réseau social entre riverains et sans-abri, qui construit une solidarité de proximité autour des personnes vivant dans la rue grâce à une application dédiée depuis fin 2016.
Entourage est en effet symbolique d’une vague de plateformes de mises en relation tel Mutum, service d’échange d’objets qui revendiquait fin 2017 plus de 72.000 « voisins engagés », ou de financement participatif, telle celle de l’association Un Rien C’est Tout, qui prône« la générosité en un clic », invitant l’internaute à ajouter un euro à tout achat en ligne pour la lutte contre l’exclusion, pour l’environnement, la protection de l’enfance ou la recherche médicale.
L’équipe « opérationnelle » d’Entourage se compose de neuf personnes. Seulement deux d’entre elles ont un profil purement « technologique » : le « lead developper » et le « directeur technique », affiché sur le site de l’association comme « bénévole ». Outre les trois « responsables produit », deux autres personnes se situent au cœur de ce territoire des cultures du numérique, de l’ordre de la pratique sans nécessité absolue d’une compétence de développeur : le dit « Webmaster (du vendredi) », apparemment pas à plein temps, et surtout le « chargé de médiation sociale », qui est quant à lui l’un des six salariés à plein temps de cette jeune organisation à but non lucratif, née du numérique pour entrer dans l’univers de l’ESS, et plus particulièrement de l’insertion sociale.
Dans le reportage réalisé par solidarum.org, la responsable de communication du réseau social, Claire Duizabo, insiste sur la question des données personnelles. « Ce qui est localisé, ce n’est pas la personne SDF, c’est le porteur de l’action », au travers d’une « zone de chaleur », avec « un algorithme qui fait déplacer son centre sur un rayon de 300 mètres. » Les données sont rendues « anonymes », et Entourage s’engage à les « faire disparaître en 48 heures ». La procédure est automatisée.
Mais en revanche, l’une des fonctions du « chargé de médiation sociale », qu’elle présente comme un « modérateur » qui « passe en revue l’application toutes les heures » est de veiller au respect d’une certaine confidentialité, en particulier des sans-abri6 . Le métier le plus inédit, au cœur des échanges de la plateforme et de son rapport aux données personnelles, est bel et bien celui-là. Et il a moins à voir avec le code informatique qu’avec l’éthique et le cœur de la mission solidaire d’Entourage.
Sans aucun doute promis à un bel avenir, ce type de métier ne vient pas de l’extérieur de l’économie sociale et solidaire. Il naît de l’inscription pragmatique voire « techno-critique » du numérique dans l’essence même de ce qui serait le cahier des charges des associations ou fondations du social et de la solidarité.
D’ailleurs indissociable, chez Entourage, de rencontres « face à face », notamment via des « apéros », il participe d’une lente transformation des écosystèmes de l’ESS. Un chiffre illustre cette dynamique récente : en 2016, 43 % des associations utilisaient des outils numériques collaboratifs, alors qu’elles n’étaient que 22 % trois ans auparavant7 .
L’enjeu de cette éducation, de cette « acculturation » parfois nommée « littératie numérique », concerne à des degrés divers tous les professionnels de l’ESS. Y répondre avec intelligence et sensibilité suppose de s’extraire, et de la technophobie, et de la techno-béatitude.
Enfin, à l’instar de ces sans-abris qui utilisent eux-mêmes l’application Entourage ou qui gèrent les droits d’accès à leur « coffre-fort numérique » installé par Reconnect, cette acculturation s’accomplira avec et grâce à l’implication des bénéficiaires, ici et maintenant.
- 1Les exemples cités sont pour la plupart tirés de solidarum.org, base de connaissance pour l’invention sociale et solidaire. Ainsi l’article « Techfugees : solidarité online pour et avec les migrants », de Kudzayi Ngwerume et Xavier-Eric Lunion, 3 mai 2017.
- 2« Les données peuvent-elles faire le bien ? », par Chrystèle Bazin, dans le n°2 de la revue Visions solidaires pour demain, en librairie depuis janvier 2018 (dont le cœur traite des rapports entre solidarité et numérique), pages 32 à 35.
- 3Lire « L’innovation est sociale avant d’être numérique », par Ariel Kyrou, n°2 de Visions solidaires pour demain, janvier 2018, pages 16 à 18, et aussi « Reconnect, un “cloud solidaire” pour les sans-abri », par Balthazar Gibiat, 28 septembre 2017, dans solidarum.org.
- 4N°3 des Cahiers Connexions solidaires (liés à Emmaüs Connect), 1er trimestre 2016
- 5« L’idée d’une séparation tranchée entre inclus et exclus du numérique ne correspond plus à la réalité », interview de Denis Pansu par Ariel Kyrou, n°2 de Visions solidaires pour demain, janvier 2018, pages 10 à 14.
- 6« Un Entourage bienveillant des personnes sans abri », par Chrystèle Bazin, solidarum.org, 8 novembre 2017.
- 7« La place du numérique dans le projet associatif en 2016 », rapport d’étude, Solidatech/Recherches & Solidarités, novembre 2016.