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L’innovation sociale : le désir et l’idéal plus que le besoin

Tribune Fonda N°233 - Les clés de l'innovation sociale - Mars 2017
Ariel Kyrou
Ariel Kyrou
L’innovation sociale répond certes le plus souvent à un manque, mais là n’est ni son moteur ni son carburant essentiel. La clé serait plutôt le désir d’une autre vie, plus juste ou plus séduisante. Ce qui passe par une culture ou, mieux, un idéal à partager pour mieux se construire un avenir à plusieurs.

Nous sommes à Stains, en Seine-Saint-Denis, à quelques kilomètres à l’ouest d’Aulnay-sous-Bois, secouée en ce début 2017 par les heurts ayant opposé policiers et jeunes dits « minorités visibles ». Entre deux ou trois maisons au toit rouge, des barres Hlm et les entrepôts gris de cette zone d’activité, un jardin qu’on n’imaginerait guère en pareil territoire urbain. Après avoir fondé ici il y a presque cinq ans Novaedia, fournisseur de paniers de fruits bio et de plateaux de petits déjeuners aux entreprises, Mohamed Gnabaly et d’autres jeunes ont obtenu en 2016 l’accord de la mairie de Stains pour investir ce jardin de la ville, jusque-là à l’abandon. Trop souvent victimes de discrimination à l’embauche, ils n’ont pas choisi n’importe quel business en créant la Ferme des possibles. L’innovation sociale, indéniable dans cet exemple, n’est pas à chercher dans le besoin d’un emploi, mais dans cette volonté de répondre à un problème patent par un idéal partagé.

La société qui gère cette ferme urbaine, Novaedia, a accueilli récemment dans son capital la Résidence sociale, une association qui accueille et accompagne les personnes vivant avec un handicap mental. Sous les trois serres, entre les légumes en terre et les plantations toutes récentes d’arbres fruitiers se croisent donc des apprentis, des bénévoles d’associations du coin, des personnes en réinsertion et des travailleurs handicapés. Tous (ou presque) sont invités à devenir des associés de l’entreprise – qui en compte déjà dix-sept. La rentabilité est bien sûr l’un des enjeux du projet, mais ce n’est pas là son carburant. La clé, c’est la concrétisation d’un idéal de vie où se mêlent le choix d’une nourriture bio, la soif d’égalité et l’envie d’écrire un avenir à plusieurs, auxquels se sont joints d’autres acteurs de l’environnement : par exemple les enfants des écoles, mais aussi tous les habitants du lieu, qui devraient être invités d’ici la fin 2017 dans un café en cours de mise en place.
 

L’innovation tient à l’aspiration sociale plus qu’au besoin


Comme le dit Nicolas Chochoy, directeur de l’Institut Jean-Baptiste Godin, centre de transfert en pratiques solidaires et innovations sociales, « le point de départ, dans bien des projets sur lesquels nous avons travaillé, n’était pas un besoin, souvent d’ailleurs mal identifié, mais un idéal partagé, suffisamment crédible et fort pour procurer l’envie de passer à l’action ». Autrement dit : le vrai déclic, et là se niche l’innovation, c’est ce désir commun qui donne des ailes, un goût et du sens à un projet social .

L’objectif de « réponses nouvelles à des besoins sociaux nouveaux et mal satisfaits », au cœur de la définition que donne de l’innovation sociale le Conseil supérieur de l’Économie sociale et solidaire, est-il pour autant à oublier ? Non, mais il convient d’en relativiser l’importance. D’abord parce que la réponse aux besoins vitaux supposent moins l’innovation que la certitude d’une couverture minimale, grâce aux systèmes classiques de redistribution, ou à défaut d’entraide.

Ensuite car ce qui semble faire la différence, dans un projet par rapport à un autre, semble beaucoup plus subjectif qu’objectif, de l’ordre du rêve au premier abord irréaliste plutôt que de la simple raison, en particulier économique. « À l’origine de l’innovation sociale, il y a moins un besoin défini en tant que tel qu’un problème partagé, dont la solution va être construite de façon collective, explique Nicolas Chochoy. La clé, c’est cette aspiration sociale d’un groupe, tendue vers un futur non pas envisageable, mais souhaitable. Vers un idéal ressenti non seulement comme crédible, mais comme gourmand. »
 

L’innovation suppose la gourmandise : l’exemple du hip-hop


Prenez un lieu comme Africulturban, à Pikine dans la banlieue de Dakar, notamment soutenu par la Fondation américaine Osiwa (Open Society Initiative for West Africa). C’est clairement sa double identité, à la fois d’espace dédié au hip-hop et aux nouvelles technologies, et de centre de formation pour les oubliés du système, qui lui a permis de réinsérer de jeunes détenus et des élèves ayant abandonné depuis longtemps tout cursus scolaire ou universitaire.
Là encore, l’innovation n’est pas dans le besoin. La réinsertion de jeunes ex-délinquants ? Il s’agit certes d’un souci majeur. Mais l’innovation vient ici de la confrontation de ces enjeux de solidarité à un univers trop souvent ignoré : le rap. Elle naît moins d’une finalité sociale que d’une aspiration à devenir partie-prenante d’une culture. Ce choix est de l’ordre du plaisir, pas du besoin, et encore moins du devoir.
 

Une transformation sociale qui suppose le partage sur un territoire


Pour l’Institut Jean-Baptiste Godin à Amiens comme pour le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) de Montréal, l’innovation sociale est indissociable d’une ambition de « transformation sociale » . À l’instar de la Ferme des possibles de Stains en Seine-Saint-Denis ou de la Youth Urban Media Academy d’Africulturban dans la banlieue de Dakar, elle naît du mix, parfois délicat ou explosif, entre d’une part des besoins sociaux et des pratiques solidaires et d’autre part l’imaginaire, voire certaines méthodes de l’innovation technologique ou marketing, tels qu’ils ont été rénovés et dynamisés par Internet, lesdites start-ups et le nouveau monde numérique.

Ce désir, cette puissance de l’imaginaire, sont le moteur de toute innovation. Ils lui donnent son caractère, sa densité, son impulsion aussi. Ces éléments se retrouvent allègrement dans l’innovation technologique – qui exerce une immense force de séduction sur pas mal de jeunes. En revanche, là où cette innovation technologique, ou plus largement marketing est censée se diffuser à l’identique sur ses marchés, via les mécanismes de la promotion, de la vente et de l’achat, l’innovation sociale ne peut fonctionner sur le mode de la duplication. Aucune de ses méthodes n’est transposable telle quelle. Comme le dit Nicolas Chochoy : « Pour essaimer, l’innovation sociale suppose une traduction, une adaptation à chaque nouveau thème ou territoire. »

À l’instar de la ferme bio de Stains, de nombreux cas illustrent l’importance de cette inscription dans le « faire » d’un lieu, d’un quartier, d’une ville. Exemple parmi d’autres : c’est parce que l’association culturelle Zutique s’est installée au cœur de son territoire, au neuvième étage de la barre HLM Boutaric, dans la banlieue de Dijon, qu’elle y a vraiment ressuscité un art de vivre ; que les habitants se sont découverts ou redécouverts sur les tables en bas des immeubles ; qu’ils se sont mis à jouer et à écouter l’accordéon de l’un ou la guitare de l’autre ; qu’ils ont créé avec Zutique, là un jardin partagé avec des jeunes travailleurs handicapés, ici une fresque murale ou bien une nouvelle signalétique qui implique des gamins de l’école primaire d’à côté et un street artist dénommé Eltono, par ailleurs graphiste. Commentaire : « Un moment de cohésion sociale et moyen pour que les habitants s’approprient le résultat. »
 

Conclusion

L’innovation sociale passe par une réappropriation de lieux, d’outils et de situations par les résidents et acteurs d’une barre Hlm, d’une zone, d’une cité, d’un territoire donné. Une telle construction collective suppose des méthodes dites ou non dites, des processus, voire des astuces pour permettre à l’idéal qui motive les uns et les autres de ne pas s’éteindre. L’invention sociale, sous ce prisme, naît des gens du terrain, où se mêlent aidants et aidés, acteurs et bénéficiaires, les uns devenant souvent les autres… Et si le projet commun est le moteur de l’initiative, son carburant est le désir. C’est lui qui donne envie de participer, de se dépasser, de se forcer à rejeter ses propres a priori de générations, d’origines sociales, culturelles ou ethniques. Le sésame, c’est ce désir d’un idéal à partager, que l’on fait durer avec autant d’efforts que de plaisir. Ce n’est pas le manque ainsi comblé.
 

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