Entretien croisé entre Julien Mast et Claire Thoury, respectivement délégué général du mouvement e-graine et présidente du Mouvement associatif.
Propos recueillis par Hannah Olivetti, la Fonda.
Pour commencer, comment définissez-vous l’engagement ?
Claire Thoury : Je choisirais une définition assez simple, proche de celle du Larousse : s’engager c’est exprimer, par des mots ou par des actes, une colère, une indignation, une envie.
Julien Mast : Aujourd’hui tout le monde parle d’engagement, ce terme a perdu tout son sens à force d’être utilisé à tort et à travers. Il a besoin d’un complément : on s’engage, mais vers quoi ?
Pour reprendre l’expression de Bruno Latour, où voulons-nous atterrir1 ? Par exemple, chez e-graine, nous proposons aux personnes de s’engager vers des modes de vie plus sobres, vers une démocratie plus directe ou vers plus de solidarité2 .
C. T. : Je ne suis pas d’accord. Tout engagement n’a pas forcément un projet de transformation sociale ou sociétale, mais une personne s’engagera toujours pour quelque chose. Des habitants qui organisent un tournoi de pétanque donnent de leur temps, ils permettent à leurs voisins de se rencontrer, ils créent du lien social.
J. M. : Dans cet exemple, je suis tout à fait d’accord qu’on s’engage vers du collectif, même si ce n’est pas pensé en tant que tel. Je pensais plutôt à l’engagement sur les réseaux sociaux, qui commence avec un acte aussi anodin qu’un « j’aime »3 . C’est une prise d’opinion tout à fait justifiée et justifiable, mais elle est décorrélée de la prise de responsabilité.
C. T. : Personnellement, j’ai tout à fait conscience de ma responsabilité sur ce type de réseaux sociaux. Je poste en ce moment du contenu sur la Convention citoyenne sur la fin de vie et aux vues des quelques insultes que je me prends, je peux vous dire que ça m’engage. Je me pose la question à chaque publication d’y aller ou pas, car les conséquences sont réelles.
J. M. : C’est quand tu te poses ce genre de questions que l’on passe de l’opinion à l’engagement. La notion d’engagement va avec celle de responsabilité. Quelle responsabilité est-ce que je prends quand je m’engage ?
Il est plus simple de se dire engagé quand on n’assume aucune responsabilité à sa suite.
Claire, vous avez notamment étudié les engagements individuels dans votre thèse4 . Comment ont-ils évolué depuis ?
C. T. : Je citerai trois ères de l’engagement, inspirées par l’ouvrage La fin des militants du sociologue Jacques Ion5 . Une première, post-Seconde Guerre mondiale, était composée d’engagements « timbres ». L’engagement passait par l’adhésion à une structure dans laquelle l’individu fondait son identité. Ces militants, communistes notamment, donnaient leurs vies pour un Grand soir6 qu’ils ne verraient peut-être jamais. C’est pour cela que ce militantisme est souvent qualifié de sacrificiel.
Dans les années 1970, l’individu s’émancipe de son collectif d’appartenance, avec tout ce que cela implique de difficultés et d’espoirs. À ce tournant de l’individu, s’ajoutent peu de temps après la chute du mur de Berlin, la disparition de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et la fin des grandes idéologies.
Les individus font face à une désillusion : ils réalisent que les causes n’étaient pas à la hauteur de leurs sacrifices. Les engagements se recomposent alors pour devenir réversibles, engagement dit « post-it »7 . Les individus s’engagent, mais refusent de s’enchaîner à une structure.
L’engagement devient plus pragmatique, chacun veut voir les résultats concrets de son action. Dans les années 1990 à 2020, l’individu s’engage pour trouver du sens et pour s’épanouir.
C. T. : Je pense que nous rentrons actuellement dans une troisième ère de l’engagement, avec la génération Greta Thunberg8 . Les individus s’engagent toujours de manière pragmatique, par contre les petits pas, c’est fini. Face aux urgences de transition écologique et sociale, ils veulent voir le monde changer de façon radicale dès maintenant et que le Grand soir ait lieu ce soir.
Cet engagement passe par un mouvement collectif, comme dans la première ère de l’engagement, mais s’y ajoutent aussi les codes de la deuxième ère, l’engagement conditionnant l’épanouissement personnel.
Julien, en tant que responsable associatif, partages-tu cette grille de lecture ?
J. M. : On ne peut qu’être d’accord. En tant que dirigeant associatif depuis 16 ans, j’ai vu une véritable évolution des bénévoles qui étaient autour de moi. Mais j’ajouterais que la multiplicité et la complexité des causes deviennent un frein à l’engagement.
Les citoyens ont envie d’être partout, de tous les combats et en même temps nulle part. Surtout, ils ne savent pas comment agir.
Ce flottement est pour moi lié à l’affaiblissement des corps intermédiaires et à la moindre présence des associations d’éducation populaire sur le territoire.
C. T. : D’autant plus que des inégalités traversent l’engagement et que l’absence de structures adaptées les exacerbe. Nous avons une responsabilité collective à tout faire pour lever ces freins.
J. M. : C’est le cœur de notre pratique : comment accompagner les personnes, dès leur plus jeune âge, dans leur engagement et notamment au travers d’une meilleure connaissance de soi ? Nous les accompagnons parce que chaque personne est amenée à évoluer et devra à chaque fois trouver un nouvel espace pour s’engager. Attention, je parle bien d’un espace et non d’une structure, je ne crois pas à un retour de l’engagement « timbre ».
C. T. : Une précision sur l’engagement « post-it » : c’est bien le rapport à la structure qui a évolué et pas celui à la cause. Une personne s’engagera pour un sujet qui lui tient à cœur, mais pas toujours au sein de la même structure.
Par exemple, je vais lutter pour l’égalité entre les femmes et les hommes, mais au moment où l’association où j’étais bénévole ne me convient plus, je la quitte pour une autre structure.
J. M. : Nous essayons de nous adapter à ce changement : chez e-graine, nous aidons chaque citoyen à trouver comment s’engager, mais pas forcément chez nous. Pour cela, nous tissons des liens sur les territoires avec d’autres acteurs.
C. T. : Et il y a de quoi faire avec 1,5 millions d’associations sur l’ensemble du territoire9 . Sommes-nous en capacité de passer d’une société engagée à une société politisée ? Pour revenir à ce que tu disais plus tôt Julien, sommes-nous capables de construire un discours qui fasse tendre vers un cap ces pléthores d’engagements ?
- 1Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017.
- 2Les différentes orientations de l’association e-graine sont détaillées dans son projet associatif adopté en 2022 et disponible en ligne.
- 3De nombreux réseaux sociaux proposent d’évaluer la qualité de sa communication individuelle par un « taux d’engagement », qui comprend le nombre de vues, de partages ou d’interactions de chaque publication.
- 4Claire Thoury, L’engagement étudiant dans un monde d’individualisation : construction identitaire et parcours politiques, Université Sorbonne Paris Cité, 2017.
- 5Jacques Ion, La fin des militants, Éditions de l’Atelier, 1997.
- 6Né à la fin du XIXe siècle lors des conflits sociaux, le Grand soir correspondait à un hypothétique jour de triomphe de la révolution sociale. Gracchus Babeuf proclamait notamment « Les pauvres seront logés dans les appartements des riches au soir de la révolution ».
- 7Toujours selon la terminologie de Jacques Ion dans La fin des militants, Ibid.
- 8Du nom de la militante suédoise écologiste Greta Thunberg, née en 2003, qui a lancé les grèves scolaires pour le climat (Skolstrejk för klimatet).
- 9Recherches & solidarités, La France associative en mouvement – 20ème édition, octobre 2022, [en ligne].