Engagement

« Nous sommes entrés dans un tunnel de difficultés climatiques, démocratiques, sociales et géopolitiques »

Tribune Fonda N°259 - Écologie : un combat, des engagements - Septembre 2023
Dominique Bourg
Dominique Bourg
Et Charlotte Debray, Hannah Olivetti
Comment les citoyens sensibles à la cause écologique s’engagent-ils ? Pour le philosophe Dominique Bourg, l’engagement se traduit par un continuum d’actions dont s’empare une minorité agissante de la société. Bien que le dérèglement climatique soit aujourd’hui ressenti par tous les citoyens et que le savoir scientifique soit bien mieux appréhendé, nous assistons à un regain de climatoscepticisme. Les raisons pour ne pas agir seraient donc bien ancrées dans notre psyché et notre histoire, mais nous sommes à l’aube d’une bascule de civilisation.
« Nous sommes entrés dans un tunnel de difficultés climatiques, démocratiques, sociales et géopolitiques »
Le 6 avril 2022, un géoscientifique allemand membre de Scientifiques en rébellion (Scientist Rebellion) est emporté par deux policiers à la suite d’une action de désobéissance civile non-violente. © Stefan Müller

Dominique Bourg répond aux questions de Charlotte Debray et d'Hannah Olivetti.

Comment s’engage-t-on pour la cause écologique de nos jours ?

Dominique Bourg : Tout d’abord, vous avez l’engagement dans un parti politique dans lequel on ne se retrouve jamais totalement. Puis il y a l’engagement dans les associations en y donnant du temps et de l’énergie. Le degré au-dessus, en matière de prise de risque, c’est la désobéissance civile. Vous allez contrarier un règlement, un aménagement, une installation en cours, mais de façon non violente.

Vous allez à l’encontre d’une norme de droit, non pas pour vous élever contre la norme de droit en général, mais pour la faire évoluer. La désobéissance civile est nécessairement non violente, car promouvoir la règle de droit par la violence serait un sacré paradoxe. Après, je citerai l’écosabotage qui est violent à l’encontre des objets, mais pas des personnes. Celles et ceux qui souhaitent en « découdre avec les forces de l’ordre » rentrent eux dans la violence, une tactique militante qui a toujours existé.

Enfin, il y aurait l’écoterrorisme1 , qui est pour l’heure un concept vide. Le mot terrorisme vient de terreur, il s’agirait de faire des actions qui vont terrifier la population pour la faire changer. C’est totalement étranger à la tradition et à la pensée écologiste. Un cas avait donné lieu à la création de ce concept par le Bureau fédéral d’enquête nord-américain (FBI).

Dans les années 1970, le mouvement Earth First s’était inspiré de l’écrivain américain Edward Abbey. Son célèbre roman Le Gang de la clef à molette appelait les lecteurs à dézinguer avec des clefs à molette les bulldozers qui infligeaient des coupes claires aux forêts. Certains activistes d’Earth First pour protéger les arbres d’une coupe éventuelle les entouraient de clous à hauteur de coupe, de telle sorte que les chaines des tronçonneuses sautent. Néanmoins leur intention n’a jamais été de tuer ou d’instaurer un climat de terreur.

Pour revenir à votre question, on peut discerner un continuum d’actions allant de la politique (élections), à la vie associative et militante, puis à la désobéissance civile jusqu’à l’écosabotage, en excluant ce concept vide d’écoterrorisme.

Dans ce continuum, où se situent les actions juridiques ?

Bonne question ! C’est la limite de la classification, elle hiérarchise les modes d’action. Lorsqu’elles sont portées par des associations, comme Notre Affaire à Tous en France, ces actions juridiques peuvent relever de l’engagement associatif. Mais elles se développent bien au-delà, notamment à l’échelle internationale.

Je pense à l’association Urgenda soutenue par 886 citoyens néerlandais qui a fait condamner les Pays-Bas à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre de l’époque de 25 % d’ici 2020. Le tribunal de La Haye avait donné raison à Urgenda en 2015, la Cour d’appel de La Haye a confirmé en 2018, et en 2019 c’est la Cour suprême qui a rejeté le pourvoi en cassation de l’État batave. Et cela a des effets : le nombre de vols de l’aéroport Amsterdam-Schiphol, qui est quand même le troisième aéroport le plus fréquenté d’Europe, va être baissé d’autorité. Le plan « azote » du gouvernement prévoit aussi de fermer des fermes industrielles afin de réduire le cheptel de 30 %.

Ce sont des engagements importants, que l’on doit à l’intervention devant la justice. Des actions juridiques similaires se sont montées aux États-Unis, en Allemagne, en France, en Suède, en Autriche et même au Pakistan. Les cours internationales se concertent et s’inspirent les unes des autres.

Ce succès est-il dû à une alliance entre la science, les activistes et l’action juridique ?

Oui, notre contexte est très différent de celui des années 1960, quand Abbey prêchait dans le désert pour le sabotage des bulldozers. À l’époque, il y avait une sensibilisation éparse et modeste et pas de communauté scientifique se mobilisant derrière, juste quelques écologues.

Aujourd’hui, cela n’a rien à voir. Des scientifiques pratiquent à présent la désobéissance civile en blouse blanche, ès-qualités si j’ose dire. Les Scientifiques en rébellion2  sont les héritiers de Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) et de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (Ipbes). Ces organisations internationales des sciences dédiées respectivement au climat et à la biodiversité ont désormais une action de protestation contre l’ordre économique établi.

Que des scientifiques comme Jean-Pascal van Ypersele3 , désobéissent est pour moi le symptôme d’un mal terrifiant : le politique et l’économique refusent de voir la catastrophe écologique, ils ne bougent pas alors même que les grandes instan ces internationales leur montrent la voie en se posant des questions fondamentales. Par exemple l’Agence européenne de l’environnement a sorti en janvier 2021 un rapport de quelques pages qui encourageait à la décroissance4 .

Est-ce dû à la conscience accrue des citoyens du dérèglement climatique ?

Oui, mais non sans ambiguïté. Le directeur de recherche à Sciences Po Daniel Boy a codirigé récemment une énième enquête d’opinion publique sur la perception du climat, mais internationale : l’Obs’COP5 . Si l’étude de l’année 2022 révèle une montée du sentiment d’être témoin du changement climatique, notamment lié aux événements climatiques impressionnants comme les sécheresses et les vagues de chaleur, elle montre aussi un regain de climatoscepticisme baroque. On compte aujourd’hui en France 37 % de climatosceptiques dont 29 % considèrent qu’il y a un changement climatique, mais pas d’origine humaine6 .

Ou de déni ?

Cela va avec. Il peut y avoir des angoisses, comme après avoir vécu des catastrophes comme la tempête Xynthia ou les inondations de Liège. Dire que ces événements sont liés au dérèglement climatique, c’est avouer qu’ils vont revenir. Le déni est alors un refuge, il permet de croire que cela n’arrivera pas deux fois, c’est une pensée magique. Nous sommes quand même une espèce étrange. Ce que montre très bien cette étude, c’est que ce regain de climatoscepticisme est, contrairement à ce que l’on croyait auparavant, lié au fait que le dérèglement climatique est visible et sensible pour tout le monde. Ce que les climatosceptiques pouvaient dire il y a dix ou quinze ans est devenu absurde, leur discours a évolué.

Ils reconnaissent à présent le dérèglement climatique, encore que les absurdités sur les réseaux sociaux semblent indiquer l’inverse, mais le considèrent comme naturel et incitent donc à ne rien faire.

Du côté de certains politiques et de certains industriels, ce n’est plus du déni, c’est du refus d’agir.

Philippe Zaouati, le fondateur de Mirova, avec qui j’ai commis un ouvrage sur la finance7 , ne dit pas autre chose : certains milieux ne bougent pas malgré l’urgence parce qu’ils ne le veulent pas. Quels sont les ressorts de ce refus ? Je ne suis pas psychanalyste et ne saurais le dire. Il marque néanmoins une véritable fracture dans nos sociétés. Une partie de la société civile, écoanxieuse ou non, est aujourd’hui aux antipodes de ces politiques et de ces responsables économiques sur la question écologique.

Pourriez-vous nous en dire plus sur les personnes qui s’engagent ?

Déjà, il ne s’agit pas que de jeunes. Bien que les marches climat étaient principalement des manifestations de la jeunesse instruite et diplômée, elles ont aussi brassé des organisations comme les grands-parents pour le climat. Ces cheveux blancs étaient accueillis à bras ouverts par les gymnasiens et les gymnasiennes. Il y a non pas une solidarité générale de génération, mais une solidarité minoritaire de génération. Ce qui s’est passé début 2018 et surtout en 2019 est curieux. Il y a eu une conjonction entre un savoir étayé grâce au Giec, des activistes qui arrivaient à se faire entendre et des événements qui corroboreraient pour Monsieur et Madame tout le monde ce que disaient des scientifiques. Bingo, le soufflé a pris, puis la crise liée au COVID-19 l’a fait retomber.

Formation à l’action non-violente et à la désobéissance civile par ANV-COP21 à Paris en 2018. Un activiste pratique le poids mort lors d’une simulation d’intervention des forces de l’ordre. © Clément Tissot
Formation à l’action non-violente et à la désobéissance civile par ANV-COP21 à Paris en 2018. Un activiste pratique le poids mort lors d’une simulation d’intervention des forces de l’ordre. © Clément Tissot

Comment expliquer cette conjonction comme vous l’appelez ?

Le savoir est ici fondamental. Depuis 2018, l’information sur le climat est beaucoup plus précise et diffusée dans divers médias. En France, un journal comme Le Monde fait un travail excellent, comme le Guardian en Grande-Bretagne. Ces grands organes de presse distillent chaque information importante scientifiquement, ce qui encourage l’engagement. De plus, le savoir est corroboré par l’expérience directe des sécheresses, du manque d’eau, des inondations, des mégafeux, etc. Maintenant les personnes qui voient ce qui se passe sont beaucoup plus nombreuses que celles qui passent le pas et s’engagent. Seule une infime minorité agissante se lève. Pourquoi ? Je n’ai pas la réponse. C’est la complexité de l’âme humaine.

À mon avis, les motivations à ne rien faire sont infiniment plus compliquées que les motivations à faire. Les motivations à faire passent par le savoir ainsi qu’une certaine forme de sensibilité et de générosité. Manifester pour le climat, ce n’est pas manifester que pour soi-même. De plus cette minorité qui a conscience de la catastrophe et qui s’engage en est empêchée. Les autorités helvétiques ont par exemple tout fait pour casser ce mouvement, notamment par le portefeuille. Ils écrasent les activistes d’amendes. Quand vous êtes étudiant et que vous avez deux ou trois fois 300 à 500, voire 1000 francs suisses (CHF)8 .

Que peut-on faire concrètement pour que les gens se mettent en mouvement ?

On revient aux associations, aux partis, à la désobéissance civile et à l’écosabotage. Mais il faudrait lever un certain nombre de verrous.

Le premier verrou est un verrou imaginaire, le fameux « on trouvera la solution technique ».

Les 30 Glorieuses ont ancré dans la tête des Français qu’il n’y a pas de limite aux techniques. Pourtant le progrès aujourd’hui crée plus de difficultés qu’il n’améliore nos existences. Et puis, entre accéder à un appartement au chauffage central avec une salle de bain, ou passer de l’iPhone douze à l’iPhone treize, ce n’est pas le même type de progrès. L’Académie des technologies parle elle même d’illusion à croire tout résoudre avec les seules techniques.

Le second verrou trouve ses racines au néolithique, c’est l’alliance de différentes dominations : la domination de l’agriculture sur la nature, celle des riches sur les pauvres et celles des hommes sur les femmes. Dans un écosystème, il y a par principe une grande diversité d’espèces. Le petit bipède a décidé que sur une surface il ne mettait qu’une seule plante. La nature devait se plier à nos désirs. Les empires agraires se sont construits grâce à l’esclavage, donc la domination de certains humains par d’autres humains. Enfin les femmes ont été exclues des hautes fonctions, mais aussi diminuées physiquement.

Ces verrous sont-ils en train de sauter ?

Oui grâce aux femmes qui mènent ces luttes. Les militantes, les chercheuses, les dirigeantes politiques sont en train de tout remettre en cause anthropologiquement et de reconstruire sur de bien meilleures bases. Aujourd’hui, nous revenons vers l’agroécologie et la permaculture, nous réimitons la nature. Nous interrogeons également le virilisme et l’oppression des plus fragiles.

Nous sommes dans une bascule de civilisation et une nouvelle civilisation va finir par éclore. Cela ne sera pas sans turbulences : nous sommes entrés dans un tunnel de lourdes difficultés, qui sont climatiques, écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques. Pour moi, le seul antidote c’est la spiritualité, qui peut être laïque. Il faut accepter certains aspects mystérieux de la vie, s’ancrer quelque part et être ferme sur ses valeurs. Et, par ailleurs, tous les psys vous le diront : l’action est thérapeutique.

Cela rejoint une déclaration de la militante antinucléaire Angélique Hughin : « je continue de lutter parce que c’est une manière de rester debout. »9

Si vous gardez pour vous votre angoisse, elle se transforme en acide. Donc il vaut mieux s’engager avec d’autres que de se détruire l’estomac seul.

  • 1Le terme d’écoterrorisme a été utilisé le 30 octobre 2022 par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin pour qualifier les modes opératoires d’une partie des participants à la manifestation interdite à Sainte-Soline le 29 octobre 2022. La création de ce néologisme pour désigner « l’usage ou la menace d’utiliser la violence de manière criminelle, contre des victimes innocentes ou des biens, par un groupe d’orientation écologique, pour des raisons politiques liées à l’environnement » est attribuée à la police fédérale (FBI) dans les années 1990.
  • 2Né en février 2020 en Écosse dans le sillage de la tribune de 1 000 scientifiques parue dans The Guardian et Le Temps, les Scientifiques en rébellion (Scientist Rebellion en anglais) est une organisation internationale de scientifiques qui sensibilise au réchauffement climatique. 
  • 3Jean-Pascal van Ypersele est climatologue et docteur en sciences physiques à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain). Il est également candidat à la présidence du Giec.
  • 4Agence européenne pour l’environnement, « La croissance sans la croissance économique »,11 janvier 2021, [en ligne].
  • 5L’Obs’COP est une enquête produite par l’Observatoire international Climat et Opinion publiques (EDF et Ipsos), qui traite des données statistiques établies auprès de trente pays abritant les deux tiers de la population mondiale.
  • 6Daniel Boy, « Perception du changement climatique : une évolution inattendue », Une planète mobilisée ? L’opinion mondiale face au changement climatique — Obs’COP 2022, 2023.
  • 7Dominique Bourg et Philippe Zaouati, La Finance face aux limites planétaires, Actes Sud, 2023.
  • 8Équivalent respectivement à 313, 522 et 1044 euros.
  • 9Marie Astier et Lorène Lavocat, Entretien avec Angélique Huguin : « Je continue de lutter parce que c’est une manière de rester debout », Reporterre, 13 novembre 2019, [en ligne].
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