- Patrick Boulte cherche à faire ressortir la complexité de la notion de modèle social européen au milieu de plusieurs modèles sociaux nationaux en Europe. Il nous livre l’essentiel de l’agenda social de l’UE et de la méthode ouverte de coordination. Rédigé avant le référendum français sur le projet de Traité constitutionnel, ce texte pointe aussi ce que ce traité apporterait de nouveau en matière sociale. Patrick Boulte est membre de la fonda. Il participe aux travaux du Carrefour pour une Europe civique et sociale (Cafecs), ayant un engagement européen important dans Eapn France (Réseau européen des associations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale).*
Chacun évoque « l’Europe sociale » ou « le modèle social européen », sans nécessairement être en mesure de préciser ce que ces termes recouvrent. Se situe-t-on au niveau de l’objet de la construction européenne ou à celui de ses orientations ? Cherche-t-on à décrire l’action des institutions européennes dans le domaine social ? S’agit-il d’opposer un modèle à un autre, en l’occurrence le modèle européen aux différents modèles nationaux, si modèle il y a ?
Du point de vue constitutionnel et institutionnel
L’origine sociale de l’Europe
Il faut tout d’abord se souvenir qu’avant la Communauté européenne, il y a eu la Communauté européenne pour le charbon et l’acier (Ceca) et que cette dernière avait été créée notamment pour éviter que ne se reproduise le passé : après la première guerre mondiale, les obstacles mis à la réindustrialisation de l’Allemagne avaient créé les conditions sociales de l’arrivée du nazisme. La construction européenne trouve donc aussi son origine dans des considérations sociales.
Par la suite, chaque étape de la construction européenne a eu un contenu social. Le Traité de Rome s’est surtout préoccupé de la coordination des régimes de sécurité sociale permettant la libre circulation des travailleurs, mais évoquait déjà l’égalité de rémunération entre hommes et femmes et créait le Fonds social européen (Fse). Puis, sont arrivés les programmes sur la pauvreté, la Charte des droits sociaux fondamentaux (1989), l’élargissement par le Traité d’Amsterdam (1997) des compétences des autorités européennes au domaine de l’emploi, la coordination des politiques nationales dans le respect du principe de subsidiarité, l’inscription de l’inclusion sociale au cœur des politiques européennes (Stratégie de Lisbonne en 2000).
L’orientation de la construction européenne selon l’article I-3-3 du projet de Traité constitutionnel
Parmi les objectifs que s’assigne l’Union européenne, il est dit que :
- l’Union œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, pour une économie sociale de marché hautement compétitive qui tend au plein emploi et au progrès social ;
- l’Union combat l’exclusion sociale et les discriminations et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant ;
- l’Union promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres.
Dans la partie III qui porte sur les politiques et le fonctionnement de l’Union, il est dit à l’article III-117 : « Dans la définition et la mise en œuvre des politiques et actions visées à la présente partie, l’Union prend en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale, ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine. » Et à l’article III-209 : « L’Union et les États membres (…) ont pour objectifs la promotion de l’emploi, l’amélioration des conditions de vie et de travail, permettant leur égalisation dans le progrès, une protection sociale adéquate, le dialogue social, le développement des ressources humaines permettant un niveau d’emploi élevé et durable, et la lutte contre les exclusions. »
Il faut ajouter ce qui est dit, dans cette même partie III, des politiques dans le domaine de l’emploi (section 1), dans celui de la politique sociale (section 2) et de la préoccupation de la cohésion économique, sociale et territoriale (section 3).
Pour ce qui concerne l’emploi, l’Union a une responsabilité de coordination des politiques et de définition des lignes directrices de ces politiques (article I-15).
Pour ce qui concerne la politique sociale, l’Union a une responsabilité partagée avec les États membres, ce qui veut dire que ces derniers exercent leur compétence dans ce domaine dans la mesure où l’Union n’a pas exercé la sienne.
Dans certains domaines, la lutte contre l’exclusion sociale mise à part, la loi-cadre européenne peut établir des prescriptions minimales (article III-210-2-b).
- Du point de vue de la politique sociale européenne actuelle et de sa mise en œuvre *
L’agenda social proposé en février 2005 par la Commission européenne pour la deuxième partie de la décennie 2005-2010 vise à ce que l’Union œuvre en faveur de la modernisation des systèmes nationaux et du fonctionnement du marché unique, tout en assurant le respect des droits fondamentaux. Il vise également à améliorer la capacité collective à agir ainsi qu’à offrir de nouvelles chances à tous, ce qui est aussi un moyen d’accroître la confiance des citoyens dans l’Union.
Les moyens de mise en œuvre de la politique sociale de l’Union ne se résument ni ne se mesurent aux seuls moyens et impératifs juridiques contenus dans les traités et à leur transposition dans les droits nationaux ou aux moyens financiers déterminés par le budget communautaire. L’Union contribue aux transformations sociales en définissant des critères de bonnes pratiques, en mettant au jour, grâce à un ensemble d’outils, des problèmes, des dysfonctionnements et des écarts par rapport à la norme, et en invitant les États à s’en rapprocher. Ces outils sont les livres verts, les dispositifs de la méthode ouverte de coordination, les campagnes de communication, le soutien apporté aux organisations de la société civile et l’impulsion donnée à leurs travaux, l’organisation de la participation des personnes en situation de pauvreté.
L’agenda social 2005–2010 de l’Union européenne
Tous ces moyens seront utilisés pour réaliser l’agenda social que l’Union vient de définir pour les cinq années à venir avec, comme axes prioritaires, l’emploi, d’une part, l’égalité des chances et l’inclusion, de l’autre.
Les actions concernant l’emploi et le marché européen du travail viseront :
- les restructurations,
- les comités d’entreprise européens (révision de la directive) et la négociation collective transnationale (proposition d’outils),
- les cadres juridiques de la stratégie européenne pour l’emploi,
- la coordination des régimes de sécurité sociale (pour lever les obstacles à la mobilité ?).
Les actions concernant les relations industrielles viseront :
- l’évolution du droit du travail pour faciliter les transitions sur le marché du travail (livre vert),
- la promotion de la responsabilité sociale des entreprises (action de sensibilisation),
- la santé et la sécurité au travail ainsi que la prise en considération des risques nouveaux.
Les actions concernant la solidarité et l’égalité des chances viseront :
- la santé et les soins de longue durée (méthode ouverte de coordination),
- les ressources minimales (initiative communautaire),
- la non-discrimination (livre vert),
- la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle,
- les services sociaux d’intérêt général.
Le Conseil européen des 22 et 23 mars 2005 a confirmé certaines de ces intentions, notamment pour ce qui concerne l’emploi : « Le relèvement des taux d’emploi et l’allongement de la durée de vie active, combinés à la réforme des systèmes de protection sociale, constituent le meilleur moyen de maintenir le niveau actuel de la protection sociale. Dans le cadre de ses travaux en cours sur la relance de la Stratégie de Lisbonne, la Commission européenne se penchera sur les questions qui se posent concernant la manière d’assurer un financement viable de notre modèle social et fera rapport au Conseil européen qui se tiendra à l’automne 2005. » ; « Les objectifs de plein emploi, de qualité et de productivité du travail ainsi que la cohésion sociale doivent se traduire par des priorités claires et mesurables : faire du travail une véritable option pour tous, attirer davantage de personnes sur le marché du travail, améliorer l’adaptabilité, investir dans le capital humain, moderniser la protection sociale, favoriser l’égalité des chances notamment entre les hommes et les femmes, et promouvoir l’inclusion sociale. »
Si modèle social européen il y a, il se caractérise donc par les objectifs que s’assigne l’Union européenne et il s’évalue en fonction de la capacité de l’Union à réaliser le mainstreaming. Ce terme de mainstreaming peut se définir comme l’intégration des questions de pauvreté, d’inclusion sociale et de lutte contre les discriminations, dans l’ensemble des domaines relevant des politiques publiques. Cette intégration nécessite l’intervention des organismes publics, des partenaires sociaux, des associations et de l’ensemble des acteurs concernés par ces politiques.
- Modèle social européen et modèles sociaux nationaux *
Ce qu’on appelle le modèle social européen repose sur un principe commun de protection des individus, mais se décline en des régimes nationaux différenciés, construits pendant les Trente glorieuses et mis en déséquilibre aujourd’hui sous les effets conjugués de la mondialisation et des évolutions démographiques. Il est courant de faire la distinction entre trois (Esping-Andersen) ou quatre (Ferfera et Bertola) modèles sociaux ou régimes-types :
- le régime « social-démocrate » des pays scandinaves,
- le régime « libéral » des pays anglo-saxons,
- le régime « conservateur-corporatiste » des pays d’Europe continentale, auxquels on rattache les pays d’Europe du Sud avec quelques particularités pour ces derniers.
Trois régimes confrontés aux mêmes défis, mais avec des réponses différentes
Les pays scandinaves ont poussé le plus loin la logique de la protection sociale universelle. Le niveau élevé de prélèvement obligatoire, l’écrasement de la hiérarchie des salaires, de même que les contrôles impliqués par les mesures d’activation sont supportés par la population dans la mesure où le niveau de chômage est redevenu très bas, le taux d’emploi est élevé et l’indemnisation des chômeurs est satisfaisante. Après une période de réduction égalitaire des dépenses sociales pour une raison de rééquilibrage budgétaire, les pays nordiques semblent avoir retrouvé leur modus vivendi socio-économique.
Le régime « libéral » des pays anglo-saxons se caractérise par la réduction de la protection universelle au seul domaine de la santé, par la concentration de la redistribution sur les très pauvres, par la largeur de l’éventail des rémunérations et par l’aspect répressif et de contrôle social des politiques destinées aux pauvres. Les revenus de redistribution sont de plus de 25% inférieurs à ce qu’ils sont dans les pays nordiques et dans ceux d’Europe continentale. Les changements intervenus dans l’environnement économique se sont traduits par l’accentuation des caractéristiques du modèle.
Le régime « conservateur-corporatiste » des pays d’Europe continentale a comme composantes essentielles : son système d’assurance sociale financé par les cotisations sociales assises sur les salaires, l’égalité d’accès de tous aux services publics, la place réservée aux partenaires sociaux dans le pilotage et la gestion de certaines institutions. La lutte contre le chômage a longtemps consisté à réduire l’offre de travail par l’incitation des femmes à rester au foyer, des jeunes à prolonger leurs études, des travailleurs âgés à partir en retraite. « Ces politiques ont induit une réduction de la population active, qui pourtant devait financer des dépenses sociales toujours croissantes, impliquant ainsi une augmentation des cotisations sociales, elle-même défavorable à la création d’emplois. » « Les systèmes continentaux de protection sociale sont ceux qui rencontrent les plus graves difficultés dans le nouveau contexte social et économique ; ils apparaissent comme les plus inadaptés aux nouveaux enjeux et les moins capables de s’ajuster, de mettre en place les réformes nécessaires. »
La France se rattache à ce dernier régime, mais avec les caractéristiques supplémentaires suivantes :
- une politique de croissance du salaire minimum à un rythme supérieur à celui de la productivité ;
- la non-intégration des questions de lutte contre la pauvreté et l’exclusion dans certains des domaines qui relèvent des politiques publiques ;
- la très faible reconnaissance de certains acteurs, entre autres de l’acteur associatif exclu de l’élaboration des politiques publiques ;
- une grande difficulté à aborder les questions de discrimination, d’inégalité dans l’accès à l’emploi, de précarité et d’insécurité.
Le modèle social français, tant vanté, est en partie un mythe dans la mesure où sa pertinence s’est fortement corrodée, incapable qu’il a été de s’adapter aux nouvelles causes et formes d’inégalité. L’attachement porté aux institutions du modèle social français occulte en grande partie ses dysfonctionnements et son inadaptation.
La méthode ouverte de coordination
La prégnance de chacun de ces modèles est forte. Mais, si les réformes entreprises le sont par chacun en restant dans la logique de son propre modèle, on constate néanmoins des signes de convergence. Cela résulte de l’influence exercée par le niveau européen. Ce dernier intervient peu par les moyens réglementaires ou par celui des conventions entre partenaires sociaux, mais surtout par ce qu’on appelle la méthode ouverte de coordination. Celle-ci consiste à identifier et à nommer les problèmes, à décrire les situations, à proposer des indicateurs, à diffuser les bonnes pratiques, à évaluer les performances. Elle pousse à regarder ce qui se passe, à empêcher de se réfugier dans les présupposés théoriques. C’est elle qui rend familière la notion de taux d’emploi. C’est elle qui insiste sur les discriminations, sur l’égalité hommes-femmes, sur les disparités régionales, sur les conditions de la mobilité des travailleurs, sur les inégalités liées à l’existence de privilèges corporatistes, etc.
Sa difficulté et sa faiblesse viennent de ce qu’elle exprime dans un langage unique des objectifs qui ne peuvent avoir une signification identique dans des pays aux configurations socio-économiques différentes. « Attirer et maintenir davantage de personnes sur le marché du travail », cela peut sans doute avoir une signification dans les pays qui ont des pénuries de main d’œuvre et des niveaux de salaire peu attrayants (en comparaison au niveau des revenus de substitution dans ces pays), mais ne sert dans les autres pays qu’à induire des jugements négatifs à l’égard des demandeurs d’emploi.
Certains peuvent conclure du caractère purement incitatif d’une telle méthode, que l’Europe défend mal son modèle ou, au contraire, y voir une justification de leur suspicion à l’égard de son néo-libéralisme. D’autres peuvent y voir un facteur de changement institutionnel au plan national, un rôle d’effet de levier, un moyen d’accroître l’implication des partenaires sociaux dans la définition des orientations des politiques de l’emploi et surtout un moyen discret de surmonter quelques-uns des dysfonctionnements dus à la prégnance de nos propres modèles et à leur inadéquation aux réalités contemporaines.
Il n’a pas été traité ici de ce que fait l’Union européenne à travers les fonds structurels communautaires pour aider les retardataires à rattraper le peloton, pour soutenir les acteurs faibles, pour susciter les initiatives, pour corriger les déséquilibres régionaux. Il s’agit d’une action considérable, insuffisamment connue, dont l’avenir dépend du sens de la solidarité européenne qui se traduit aussi par le niveau des ressources que ses membres mettent à la disposition de l’Union européenne.
Patrick Boulte, membre de Cafecs 27 avril 2005