Propos recueillis par Anna Maheu, La Fonda.
La France va accueillir de grands événements sportifs internationaux dont la Coupe du monde masculine de rugby et les Jeux olympiques et paralympiques de Paris. Comment s’assurer que ces événements aient des retombées positives sur l’ensemble de la société?
Ces compétitions doivent avoir une utilité sociale sur le long cours et non être juste des rassemblements festifs. Cela renvoie à la question d’héritage qui émerge ces dernières années.
L’héritage peut être tangible, comme les infrastructures, mais aussi intangible avec l’éducation, l’accès à l’emploi, etc. Ce qu’il se passe avec la Coupe du monde au Qatar cette année est ce qu’il faut éviter absolument.
L’héritage n’est pas automatique : il a besoin d’intentions, de stratégies et surtout de moyens. Il doit constituer un horizon commun, pas juste une case à cocher pour légitimer les investissements importants. En ce qui concerne Paris 2024, l’héritage a été un champ de réflexion et même d’action dès la phase de candidature. Un département du Comité d’organisation et un fonds de dotation sont dédiés à cette question.
Votre précédent essai Sport washing, que sont devenues les valeurs du sport était très critique d’un discours convenu sur les « valeurs du sport ». Quelles sont ces valeurs ?
Le sport n’a justement pas de valeurs intrinsèques, contrairement à une croyance répandue. Les sciences humaines ont démontré que le sport peut produire des choses positives, mais aussi négatives. Le sport est un outil : on peut l’utiliser pour apporter des réponses à des sujets d’éducation, d’inclusion sociale, etc., ou non.
L’essentialisation du sport est même un frein pour exploiter sa contribution au bien commun.
S’il est intrinsèquement positif, pourquoi inventer de nouvelles façons de s’en servir? Résultat : on ne connait pas assez les mécanismes et les conditions qui permettent au sport d’être utile à l’intérêt général à la hauteur de son potentiel.
Développée par Play International que vous avez dirigé, la playdagogie est-elle une de ces méthodes?
C’est un bon exemple. Il y a trois étapes dans une séquence de playdagogie : un jeu sportif, qui met les enfants en mouvement et où ils s’amusent, puis l’intégration de la thématique directement dans le jeu, et enfin un débat qui fait le lien entre ce que les enfants ont vécu pendant la séance et ce que ça signifie dans la vraie vie. Cette dernière étape a toute son importance : il ne faut pas considérer que ce qui est fait sur le terrain va se reproduire dans le quotidien.
Qui peut porter ce genre de projets?
La playdagogie est utilisée par des professeurs des écoles, notamment dans les cours dédiés à l’éducation civique et morale. Mais davantage d’acteurs du sport, comme des éducateurs au sein des clubs, ou des structures à l’intersection du champ traditionnel du sport et du développement, pourraient aussi s’en saisir.
À partir du moment où l’on considère le sport comme un outil et non une fin en soi, on peut le rendre accessible à différentes structures du développement, de l’économie sociale et solidaire (ESS) ou aux acteurs publics.
Les initiatives de «sport et développement» ont connu un intérêt croissant, notamment institutionnel, avec les investissements de l’Agence française de développement (AFD)La stratégie Sport et développement a été adoptée en février 2019. Entre 2019 et 2020, l’AFD a engagé 48,2 millions d’euros en faveur de vingt projets dans le secteur du sport.. Comment ce secteur est-il en train de se structurer?
Il se structure d’abord autour d’une idée et d’une priorité : mettre le sport au service du bien commun, et non développer le sport lui-même. Ce changement de paradigme est important, c’est une vraie ligne de tension dans le secteur et un horizon à dépasser pour faire plus et mieux.
Le secteur est porté par des initiatives de la société civile. Il est aussi encouragé par le haut : il y a une reconnaissance croissante dans le domaine du développement, notamment par les différentes agences des Nations unies.
On observe également diverses initiatives privées, que ce soit dans le cadre de fondations ou de mécénat avec des entreprises qui font le choix d’investir sur ce type de projets. La Fondation Laureus a par exemple été créée au début des années 2000. Elle finance partout dans le monde des programmes sportifs en faveur des Objectifs du développement durable (ODD).
Si le sport est un moyen pour atteindre des ODD, il n’est pas présent explicitement parmi les 17…
Le fait qu’il n’y ait pas d’«ODD Sport» ne pose pas de problème à partir du moment où il contribue à plusieurs ODD. En effet le sport se caractérise par sa transversalité.
La Fondation Laureus est née dans le sillon d’un discours de Nelson Mandela, où il défendait que le sport pouvait changer le mondeDiscours prononcé en 2000 à l’occasion des tout premiers Laureus World Sport Awards dont est extraite la célèbre citation « Le sport a le pouvoir de changer le monde. Il a le pouvoir d’unir les gens d’une manière quasi unique. Le sport peut créer de l’espoir là où il n’y avait que du désespoir. Il est plus puissant que les gouvernements pour briser les barrières raciales. Le sport se joue de tous les types de discriminations. ». Mais il n’a pas laissé le mode d’emploi.
Tous les acteurs, en France ou à l’étranger, s’interrogent sur les conditions et les mécanismes pour permettre de favoriser un changement social. Il n’y a pas une solution ou une pratique, mais plusieurs.
Dans votre ouvrage à paraître en octobre, Le sport des solutions, vous documentez neuf initiatives qui décuplent le potentiel social du sport. Pourquoi?
Je voulais mettre en lumière des associations et des entreprises sociales qui utilisent le sport pour répondre à des enjeux d’inclusion, d’égalité femmes-hommes, d’éducation, etc.
Il faut aller sur le terrain pour voir ce qu’il se passe lors d’une séance : quelles sont les méthodes pédagogiques, les postures des encadrants, les durées des accompagnements…
On ne pourra pas copier-coller ces solutions dans des contextes culturels différents. Néanmoins il est possible de les déployer en les adaptant. Leurs histoires montrent ce à quoi pourrait ressembler le sport de demain.
Est-ce que ces initiatives rencontrent des difficultés similaires?
Un des freins communs est de faire comprendre ce qu’ils font. Un porteur de projet racontait : « Je passe mon temps à expliquer que je n’organise pas des entraînements de foot. C’est un vrai projet de développement avant d’être un projet sportif. »
S’il y a plus de légitimité qu’auparavant, il y a encore beaucoup de travail pour sensibiliser les bailleurs de fonds, les institutions.
Comment les bailleurs peuvent-ils encourager ces initiatives sportives d’intérêt général?
Déjà, décloisonner le sport et le prendre en considération dans toute sa dimension sociétale (de santé, de handicap, de transition écologique, etc.) !
Il y a également un enjeu d’appui dans la durée : les structures ont besoin de soutien, au moins autant que les projets. Le Fonds de dotation de Paris 2024, Impact 2024, encourage des consortiums d’acteurs. Lorsque les structures sportives, du socio-sportApparu au début des années 1980, le terme socio-sport désigne des activités sportives mises en place à l’intention de publics éloignés de la pratique sportive, le sport y étant au service du travail social. et de l’ESS coopèrent et créent des solutions hybrides, des innovations sociales naissent.
Un meilleur accompagnement sur la mesure de l’impact social est aussi une nécessité. C’est une préoccupation majeure pour l’ensemble des acteurs du secteur. Ils ont besoin d’aide pour structurer leurs démarches et aller au-delà de l’évaluation quantitative. L’université de Rennes 2 par exemple, au sein du laboratoire VIPS 2, mène en ce sens de beaux projets de recherche-action.
Un défi est sous-jacent : dans le champ du sport, on parle beaucoup de l’individu alors que le changement systémique est au contraire collectif. C’est lié notamment à la création du sport moderne autour de l’idée de performance.
Quels seraient vos conseils pour des associations qui n’utilisent pas encore le sport, mais voudraient s’en emparer comme outil pour mener à bien leur projet associatif?
La première étape est d’aller voir les spécialistes qui ont essuyé les plâtres. Cela peut-être des organisations, mais aussi des individus qui ont une véritable expertise à ce sujet. J’ai déjà mentionné Play international, mais l’Ufolep par exemple travaille également sur ce sujet ainsi que beaucoup d’autres. C’est un champ passionnant et les acteurs traditionnels de l’ESS et du développement ont un rôle à y jouer.
Les initiatives les plus emblématiques sont hybrides comme Waves for change en Afrique du Sud. C’est un programme robuste de prise en charge en matière de santé mentale qui a fait ses preuves, une véritable thérapie par le surf, soutenue par des psychologues et des surfeurs. C’est un bel exemple de ce que nous avons à gagner à coopérer et à décloisonner.
Nous avons besoin d’apporter un regard neuf sur le sport lui-même, réaliser au contraire combien il est riche en possibilités en matière d’innovation sociale. J’espère que nous allons vers une démocratisation du sport, en termes d’accès, mais aussi d’utilisation par les praticiens. C’est un outil malléable dont il faut se saisir pour créer un meilleur monde.