Comment reconnaître la capacité de l’individu à être moteur de l’action collective ? Comment faire de l’action collective le moyen d’épanouir les capacités de chacun ?
Jusqu’aux années 1970, de grandes institutions dominaient la société : l’état, les partis politiques, l’église, les syndicats… Ces institutions sont aujourd’hui affaiblies, les citoyens s’affranchissant progressivement de leur tutelle pour s’inscrire dans des cercles affinitaires. L’organisation verticale de la société est ainsi remise en cause par des individus qui cherchent à s’émanciper de leur héritage familial et social et tissent de nouvelles solidarités, au niveau local et global.
L’affirmation de l’individu et son inscription dans un maillage de relations sociales à géométrie variable sont accélérées par l’explosion du numérique et des réseaux sociaux : co-voiturage, couch surfing, WWoofing, slashers, hacktivistes, Indignés… Multi-appartenance et nouveaux visages de l’engagement bousculent les associations dans leur fonctionnement interne et leur gouvernance.
Comment concilier autonomie des individus et dynamiques collectives ? Comment créer du collectif dans une société marquée par une individuation et une virtualisation croissantes des rapports sociaux ? Comment reconnaître la capacité de l’individu à être moteur de l’action collective ? Et inversement, comment faire de l’action collective le moyen d’épanouir les capacités de chacun ?
Transformation du lien social
Comme le rappelle Roger Sue, nous vivons une mutation du rapport de l’individu au collectif, dont l’ampleur s’apparente à celle du passage de la tribalité à la communauté ou de la communauté à l’individu, qui a eu lieu en 1789 avec l’affirmation des droits du citoyen et l’invention de l’individu. Dans cette transition vers la société de la connaissance, l’opposition entre individu et société peut revêtir un sens idéologique, mais n’a aucun sens du point de vue sociologique.
Plutôt qu’un effacement du contrat social, nous observons une transformation du lien social qui se heurte à la verticalité institutionnelle des corps constitués. A titre d’exemple, c’est parce que la société évolue vers une horizontalisation des rapports sociaux que le numérique s’est développé.
Et si la crise de la représentation était une bonne nouvelle ? Et si la crise des systèmes de régulation était un révélateur de la montée en compétence et de l’envie d’agir des citoyens ? Pascal Aubert souligne l’opportunité que représente cette mutation pour remettre au goût du jour des idées et des propositions citoyennes qui ont été balayées ou affaiblies au cours des trente dernières années.
Action collective et pouvoir d’agir des individus
La transformation du lien social influe sur l’engagement citoyen. Dépassant une idée convenue de la participation démocratique, les individus s’émancipent des logiques de représentation et affirment leur pouvoir d’agir. C’est en partant de l’intérêt et des réalités de chacun, en laissant la place ouverte à la créativité, en laissant des blancs et des vides, que l’action collective peut désormais émerger.
Cette conviction est portée par les membres du collectif Pouvoir d’agir et vécue à l’intérieur même du collectif. Comme l’affirme Pascal Aubert, « il est urgent de ne pas se structurer en association, de ne pas devenir une institution ». A l’image d’une auberge espagnole, chacun reste ce qu’il est et apporte sa contribution au développement d’une action collective. C’est en faisant confiance aux personnes, en partant de leurs préoccupations qu’on libère l’envie d’agir.
Cette conviction est également portée par l’Unapei, union de trois cent cinquante associations au service d’un projet de société inclusif pour les personnes déficientes intellectuelles. Ces associations sont marquées par l’histoire de parents coupés de la transmission familiale dans l’éducation de leurs enfants. Petites communautés de destin, elles favorisent l’expression des capacités de chacun pour une réussite du collectif.
Les associations membres de l’Unapei sont progressivement passées de la protection à la citoyenneté. Christel Prado affirme que les personnes en situation de handicap sont autrement capables. C’est par la confiance et l’accès à l’information qu’il est possible de les accompagner dans leur capacité à décider et à participer au projet collectif. Pour tendre collectivement vers un horizon souhaité, il est important de valoriser les capacités de chacun et de lutter contre la normalité. Le projet du vivre ensemble est le projet de tous.
Vers un épanouissement de l’individu dans l’entreprise ?
L’horizontalité des rapports sociaux bouscule le monde de l’entreprise et les chaînes hiérarchiques. à l’heure du numérique et de l’affirmation des capacités de chacun, les entreprises s’interrogent sur leur fonctionnement interne et sur l’implication des collaborateurs dans les circuits décisionnels. Malgré certaines avancées, Roger Sue constate que les entreprises sont sous-efficientes car elles valorisent insuffisamment le capital humain de leurs salariés.
Et pourtant, la citoyenneté s’invite de façon croissante dans le monde de l’entreprise. Pour concilier valorisation des compétences professionnelles et recherche de sens des individus, la fondation SNCF anime un vaste programme de mécénat de compétences. Pour Marianne Eshet, le mécénat de compétences est l’outil de management du XXIe siècle. C’est un facteur d’épanouissement pour le salarié de l’entreprise, un atout pour le monde associatif qui a besoin de compétences et un vecteur d’articulation collective entre acteurs.
L’association, lieu de « reliance » entre les citoyens et les institutions
A l’image de ce dispositif qui crée des passerelles entre le monde de l’entreprise et le secteur associatif, les frontières entre les différentes catégories d’acteurs tendent à s’atténuer. Cette porosité croissante requiert des espaces de médiation et de « reliance ». Lieu de rencontre et d’engagement, les associations constituent un maillage essentiel qui favorise l’articulation entre pouvoir d’agir et pouvoir institutionnel.
Citant Alexis de Tocqueville, Roger Sue rappelle que les associations « n’ont pas le droit de faire la loi mais [elles] ont le pouvoir d’attaquer celles qui existent et de formuler d’avance celle qui doit exister ». Dans un monde en transition propice au renouveau du lien social, assiste-t-on à l’émergence d’une nouvelle citoyenneté ?