« Europe » et « sociale », voilà deux mots qui ne semblent pas naturellement aller de pair. L’Europe, entendue comme l’ « Union européenne », est d’abord une construction économique de marché qui lie ses différents États membres depuis le traité de Rome de 1957. L’adjectif « social(e) » se rapporte plutôt « à une société, à une collectivité humaine considérée comme une entité propre », ou « concerne l'amélioration des conditions de vie et, en particulier, des conditions matérielles des membres de la société ».
Ces deux définitions ne semblent pas intrinsèquement liées, et pourraient aisément s’opposer. Comment donc une construction économique peut être renvoyée à une identité sociale propre ? Quelles sont les politiques sociales de l’Union européenne et comment sont-elles amenées à évoluer ? Les questions sociales sont-elles un enjeu majeur dans le devenir de l’Union européenne en cette année d’élections au parlement européen ? Quel rôle les associations de solidarité peuvent-elles jouer dans cette construction de l’Europe sociale ?
L’Europe sera sociale ou ne sera plus
Tous les États membres de l’Union traversent une période de changements rapides et profonds : vieillissement démographique, phénomènes migratoires qui vont s’accélérer avec les futurs réfugiés climatiques, nouveaux modèles familiaux, numérisation et modifications des accès à l’information, nouvelles formes de travail, reconfigurations territoriales… sont autant de tendances lourdes de changement qui imposent aux États membres anticipation et réflexions pour déterminer quels seront leurs modèles sociaux de demain.
Nombre de ces évolutions sont porteuses de perspectives inédites, comme une plus grande liberté de choix, la possibilité de vivre en meilleure santé et plus longtemps, de meilleures conditions de vie et des sociétés plus novatrices et plus ouvertes. Mais elles suscitent aussi de nouvelles interrogations : tout le monde peut-il en bénéficier ? Nos sociétés et nous-même sommes-nous suffisamment préparés aux changements à venir ?
Le rythme et la complexité de nombreuses transformations actuellement à l’œuvre alimentent un sentiment (doublé d’un risque réel) de bouleversements et d’insécurité pour le quotidien de bien des gens, tout en entretenant l’impression (bien réelle à de nombreux égards) d’un accroissement des injustices et des inégalités1 .
Dans son document de réflexion sur l’avenir de l’Europe sociale2 , la Commission européenne fait le constat que le terme même d’ « Europe sociale » fait l’objet d’acceptions très diverses, dont elle expose les trois principales idées :
- L’Europe sociale est un leurre et l’Union actuelle n’est animée que par les forces du marché, vecteurs d’intérêts commerciaux et porteurs de « dumping social » ;
- L’Europe sociale n’a pas lieu d’être, les compétences sociales (dialogue social, protection sociale, etc.) devant exclusivement être du ressort des États-membres et pas de l’Union ;
- L’Europe sociale est la seule alternative à la création d’une régulation du marché, à la construction, au maintien d’une culture commune et au renforcement de l’ « Europe des peuples » qu’appellaient et appellent encore de leurs vœux de nombreux auteurs3 .
Aujourd’hui, entre la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne4
et les objectifs de développement durable des Nation Unies5
, les engagements internationaux pris en faveur des droits humains et des objectifs sociaux sont forts et de plus en plus affirmés. L’Europe exerce une influence tangible sur notre quotidien, qu’il s’agisse de l’éducation, du travail, des vacances ou encore de la retraite. Dans cette Europe sociale en proie aux doutes, dans laquelle les choix politiques seront déterminants pour les conditions sociales des générations futures, l’expérience des associations du « faire ensemble » pourrait faire d’elles les ouvrières d’une démocratie participative à l’européenne.
— La lente construction de l’Europe sociale
Le traité sur l’Union européenne (TUE), issu dans sa dernière version du traité de Lisbonne de 2009 dispose dans son article 3 que l’Union européenne « Œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social … ».
Les politiques sociales et d'emploi n'ont acquis leur dimension européenne qu'assez tardivement, à partir des années 1980 et se sont développées, notamment grâce à un nouvel instrument juridique, à partir des années 1990-2000, « la MOC (méthode ouverte de coordination) » par laquelle les États se sont engagés dans une coordination (non contraignante) de leurs politiques publiques nationales. Vingt ans plus tard, une autre étape a été franchie par l’adoption d’un « socle européen des droits sociaux ».
— Socle européen des droits sociaux : on parle bien d’un triple A social !
Dans son premier discours sur l’état de l’Union6 prononcé en septembre 2015, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a présenté sa vision pour un « Socle européen des droits sociaux » (ci-après SEDS). L’objectif annoncé était de prendre en compte les réalités changeantes du monde du travail ainsi que de garantir l’équité et la justice sociale en Europe. Ce socle était également présenté comme une opportunité de réconcilier les citoyens avec une Europe très libérale, exacerbant la concurrence et menaçant les modèles sociaux des pays membres, souvent en proie à la montée des courants eurosceptiques.
Le 17 novembre 2017, lors du sommet de Göteborg en Suède, le SEDS a été approuvé conjointement par le Parlement européen, le Conseil et la Commission. La commissaire européenne Marianne Thyssen a vu dans cette adoption « le signal le plus puissant que nous puissions donner à nos citoyens pour leur montrer qu’ils arrivent en première place » ; mais sa limite est évidente : il s’agit d’une liste de recommandations non contraignantes. Ce sont en effet les États, et non l’Union européenne, qui ont la compétence de leur politique sociale. La mise en œuvre des dispositions du SEDS incombe donc aux États membres, en coopération avec les partenaires sociaux et avec le soutien de l’Union européenne.
En France, l’Uniopss (Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux) s’est notamment mobilisée pour renforcer le trait d’union entre les associations de solidarité et les institutions européennes : réponses à la consultation publique du 8 mars 2016 en mobilisant ses réseaux locaux d’associations des secteurs sociaux et médico-sociaux, prises de positions lors d’une conférence de presse en décembre 2016, réunions de sensibilisation….
D’après la Commission, les résultats de la consultation publique ont servi à définir les contours définitifs du SEDS visant à renforcer une « convergence sociale vers le haut » entre les États membres de l’Union. Une étape supplémentaire dans la « politiques des petits pas » vers la construction d’une véritable Europe sociale (et solidaire).
Le rôle des associations de solidarité
— Les élections européennes de 2019 : quels enjeux ?
Comment construire une Europe sociale efficace dans une construction institutionnelle régie par le marché et dont les compétences juridiques contraignantes sont laissées à la libre appréciation des États membres qui la composent ? Comment les associations de solidarité peuvent-elles participer à cette construction par la seule voie démocratique que sont les élections au Parlement européen, pourtant minées par euroscepticisme et l’abstention ?
Le Parlement européen joue un rôle majeur dans le processus de décision de l'Union européenne. Par ailleurs, sa composition devrait avoir un impact décisif sur le choix du futur président de la Commission7 . Se faire entendre de Bruxelles, peser dans les décisions publiques sur l’avenir du traitement des questions sociales en Europe sont des questionnements très présents pour les réseaux associatifs français, avant tout pour des raisons culturelles.
En effet, les associations, notamment des secteurs social et médico-social ont tellement compté dans la construction des politiques sociales en France depuis 1947 qu’elles sont aujourd’hui des partenaires incontournables des pouvoirs publics. Structurés et écoutés, ces acteurs associatifs sont pourtant beaucoup moins audibles dès qu’il s’agit de l’échelon européen, face à 26 autres États-membres avec des structurations internes, des jeux de pouvoirs et d’acteurs bien différents. Et pourtant, puisque peser dans le débat est devenu une nécessité face à la montée des extrémismes, plusieurs actions ont été mises en place.
Fin 2018, le collectif inter-associatif « Pour une Europe solidaire » s’est formé pour porter le plaidoyer commun des associations de solidarité. Composé d’associations, de fédérations et d’unions nationales (Armée du Salut, Ligue des Droits de l’Homme, APF, FAS, Uniopss…), ainsi que de réseaux européens (EAPN, FEANTSA…), ce collectif est structuré autour d’un manifeste et d’un plaidoyer commun aux associations de solidarité. Le Collectif « Pour une Europe solidaire » espère que les candidats s’engageront à porter ces valeurs et ces propositions auprès des institutions européennes.
— Vers un dialogue civil européen ?
L’enjeu de la place des associations en Europe fait écho à l’effectivité d’un dialogue civil européen, à la place des citoyens dans la construction des politiques européennes. Les associations en tant que constructions collectives des aspirations citoyennes rencontrent les mêmes difficultés que les citoyens en tant qu’individus à trouver une place et une voix dans le développement d’une Union économique et monétaire entre 27 États membres indépendants politiquement.
Dans un prisme européen régi par les questions économiques, les questions sociales apparaissent comme un coût, les aspirations démocratiques comme une perte de temps et les associations de solidarité comme une construction franco-française sans vraie dimension économique ni européenne. Pourtant, ces acteurs incontournables de la démocratie représentative et participative multiplient leurs plaidoyers dans les espaces interstitiels où leur parole peut être entendue, se rassemblent dans des collectifs, des plateformes, des réseaux pour tisser une solidarité européenne8
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- 1Commission européenne « Document de réflexion sur la dimension sociale de l’Europe », COM (2017) 206, 26 avril 2017
- 2Id.
- 3« Les associations construisent l’Europe des peuples », Revue POUR du Groupe de Recherche pour l’Education et la Prospective (GREP) n°169, mars 2001.
- 4JO C 202, 7.6.2016, p. 389-405. Document lié : Rapport de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions : Rapport 2015 sur l’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (COM (2016) 265 final, 18.5.2016)
- 5Les Objectifs de développement durable (ODD), également nommés Objectifs mondiaux, sont un appel mondial à agir pour éradiquer la pauvreté, protéger la Planète et faire en sorte que tous les êtres humains vivent dans la paix et la prospérité. Ces 17 Objectifs adoptés en 2016 s’appuient sur les succès des Objectifs du Millénaire pour le développement, tout en y intégrant de nouvelles préoccupations telles que les changements climatiques, la paix et la justice, entre autres priorités. Ces objectifs sont étroitement liés les uns aux autres, le succès de l’un dépendant souvent de la résolution de problématiques généralement associées à un autre objectif : http://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/
- 6Commission européenne, Discours de Jean-Claude Juncker « L’état de l’Union en 2015: Le moment de l'honnêteté, de l'unité et de la solidarité », 9 septembre 2015 : http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-15-5614_fr.htm
- 7Il devra être élu selon la procédure des « têtes de liste » : un candidat « tête de liste » devrait être choisi par chaque parti politique européen pendant la campagne et le parti arrivé en tête verrait son candidat devenir prioritaire pour briguer l'assentiment des eurodéputés et prendre la tête de l'exécutif européen.
- 8Pour exemple, la campagne #MEGA, « Make Europe Great for All », est portée par le Forum Civique Européen, réseau transnational d’associations et d’ONG dans 27 pays européens. Son objectif est d'engager un maximum d’acteurs (organisations, mouvements civiques, communautés locales, défenseurs des droits de l'homme, journalistes, syndicats, entreprises) dans un processus paneuropéen de 2 ans pour définir l'avenir de l'Europe. Cette campagne offrira un espace ouvert et démocratique pour réfléchir collectivement aux défis de l’Europe et réclamer davantage de participation de la société civile dans les processus de construction de l’Union : https://megacampaign.eu/