Enjeux sociétaux

Les travailleurs intellectuels précaires : libres ou prolétarisés ?

Tribune Fonda N°214 - Associations demain : enjeux et perspectives - Juin 2012
Institut Marcel Mauss
Synthèse d'une étude commandée en 2011 par la Fonda en lien avec la Fraternelle de recherches et de propositions.

L'étude « Libres ou prolétarisés ? Les travailleurs individuels précaires » a été pilotée par le GSPM (Institut Marcel Mauss -EHESS) et du Centre d’Etudes et de l’Emploi. Il a bénéficié du soutien de la région Île-de-France, de la Mairie de Paris et de la mutuelle Chorum.

Cet article propose une synthèse de l'étude proposée par Daniel le Scornet et Cyprien Tasset. Cette synthèse ainsi que le rapport intégral, précisant le nom de l'ensemble des auteurs et membres du conseil scientifique, sont disponibles en téléchargement en fin d'article.


Introduction


L'interrogation sur les travailleurs intellectuels précaires oriente l'attention de la sociologie vers une zone de l'espace social où les catégories sociales instituées jouent et se reconfigurent en des formes nouvelles. Il est tentant d'y voir les signes avant-coureurs de l'avenir de nos sociétés. L'analyse sociologique est ici confrontée au défi d'observer un ensemble aux contours et à la nature mouvants.

Une première série de questionnements concerne la « réalité » même de cette population. Peut-on parler de travailleurs intellectuels précaires, voire « d’intellos précaires » comme le font Anne et Marine Rambach dans leur ouvrage éponyme ? Nous verrons que l'enquête sur ce point déplace le questionnement, de la recherche d'un unique groupe homogène vers l'analyse des conditions d'emploi et de vie dans une zone sociale plus large.

Une seconde série d'interrogations concerne la composition objective que l'on pourrait donner à une telle catégorie. Qui sont les « intellectuels précaires » en termes d’âge, de sexe, d’origine sociale, de formation, etc. ? Quel est leur régime d’emploi (alternance de CDD, vacations, temps partiels, freelance, bénévolat, travail au noir, hybridation de différents statuts…) ? Quelles sont les implications dans le travail et hors du travail du caractère atypique et souvent incertain de ces emplois et ces ressources ? On s’est notamment attaché à mesurer les difficultés sociales et les difficultés de santé attachés à une condition sociale précaire (anxiété, burn-out, etc.).

Quels jugements portent-ils subjectivement sur leurs situations sociales ? À quelle représentation du travail, de la production et de l’organisation économique cela renvoie-t-il ? Qu’est-ce qui, dans ces situations, relève du “ subi ” et du “ choisi ”, de “ l’alimentaire ” et du “ vocationnel ” ? La multiplicité des employeurs, la discontinuité des emplois du temps, la nécessaire présence sur le marché du travail, l’absence de prévisibilité de l’avenir, peuvent constituer naturellement des facteurs de vulnérabilité sociale.

Pour autant, peut-on dans certains cas précis les considérer comme des éléments positifs ? Répondre à ces interrogations nécessitait de combiner plusieurs méthodes.

Pour cela, l'enquête s'est engagée dans trois chantiers :

  • établir un bilan de la littérature française et internationale concernant notre question ;
  • exploiter de façon inédite une source statistique existante (l'enquête sur l’emploi de l'Insee) ;
  • mener et analyser une enquête qualitative comportant 70 entretiens réalisés en région parisienne.

 

Sociologies et imaginaires de la précarité dans les professions intellectuelles


Étant donné la notoriété et l'écho de cet ouvrage jusque dans le champ sociologique, nous ouvrons la revue de littérature par une déconstruction de la catégorie des « intellos précaires » posée dans l’essai d'Anne et Marine Rambach. L'analyse fait ressortir le montage complexe, dans cet ouvrage, entre une figure typique, une définition critérielle et un projet politique (qui rejoint, d'après Christophe Charle, l'un des premiers usages du substantif « intellectuels » comme « revendication de justice pour ceux qui jouent le jeu des carrières classiques et professionnelles et attendent une rétribution normale de leur travail »1 ). Cependant, un tel montage pose problème si l'on envisage d'utiliser la catégorie dans une recherche empirique.

En effet, des « intellos précaires » telles que le livre des Rambach nous les ont décrits, nous savons à la fois trop et trop peu. Autrement dit, la catégorie est à la fois trop indéterminée du point de vue de son extension et trop saturée de significations, en raison de la vivacité de la figure typique dépeinte par les auteures, pour ouvrir sur autre chose qu'une démarche d'illustration ou une démarche de réfutation, également stériles de notre point de vue.

La solution préconisée par les sociologues qui ont réagi à l'essai des Rambach est de se retourner vers l'échelle classique des professions. C'est ce que nous faisons ici, en nous tournant plus spécialement vers le cas des journalistes, des universitaires et des indépendants, qui, par leurs contrastes (de formes d'emploi, de type d'employeur, etc.) recouvrent une bonne partie des cas de figure rencontrés au cours de l'enquête.

 

Pigistes, universitaires, professionnels indépendants : des situations contrastées


Dans cette littérature, le cas des journalistes pigistes occupe une position paradigmatique. Il peut être analysé comme la prolétarisation consentie de petits producteurs symboliques. C'est ce que fait Alain Accardo dans un ouvrage emblématique de ce courant : Journalistes précaires, journalistes au quotidien2 , qui associe des textes d’analyse à des interviews de journalistes précaires, intégralement retranscrites. Analysant la précarité, voire la prolétarisation de cette fraction des journalistes, Accardo souligne leur difficulté à faire appliquer le droit du travail pour ces travailleurs qui le connaissent mal et craignent de compromettre leur réputation et par là leur employabilité.

De plus, l'afflux constant de nouveaux arrivants exerce une pression à la baisse sur les conditions de travail et de rémunération que peuvent demander leurs aînés. Pour se maintenir dans la profession, les journalistes précaires payent de leur personne sans compter, sont exposés à une démoralisation, au mépris des journalistes titulaires, à des chicanes bureaucratiques. Leurs revenus instables les maintiennent souvent dans la dépendance vis-à-vis de leur famille.

On peut dès lors parler d'une « véritable prolétarisation de cette fraction de l'intelligentsia journalistique » laquelle illustre plus généralement une « prolétarisation des travailleurs intellectuels » (Accardo, 2007, p. 273). Pour rendre compte de l'endurance dont font preuve nombre de pigistes face à des conditions aussi rebutantes, Accardo évoque l'attachement au métier, lequel est susceptible de glisser à l'« auto-exploitation » (p. 272). Cependant, la situation des pigistes peut aussi être analysée comme prise entre emploi précaire et risque entrepreneurial (Pilmis, 2010).

L'auteur s'interroge sur les évolutions du rapport à la protection sociale chez les travailleurs engagés dans des « carrières par projet » (p. 216). Face à la discontinuité inhérente à ces carrières, « l'accès à des revenus de substitution paraît jouer un rôle déterminant. » De ce point de vue, le contraste est frappant entre les comédiens, généralement très au fait des règles complexes de leur système d'indemnisation contre le chômage, et les pigistes, qui, le plus souvent, les ignorent, voire ne songent même pas à y recourir.

Ce contraste est lié à une ambiguïté du statut professionnel des pigistes : « L’activité d’un pigiste consiste-t-elle à mettre à disposition sa force de travail ou à livrer un produit journalistique ? » (p. 222). Cette analyse attire notre attention sur l'échelonnage éventuel de notre population observée entre un modèle de relations salariales et un modèle plus proche de la vente de produits, et par là d'un statut entrepreneurial.

On peut en tirer une autre explication de l'atonie revendicatrice des pigistes : celle-ci ne découle pas nécessairement de leur perception enchantée du travail intellectuel, mais peut-être (aussi) de relations d'emploi qui les renvoient sans cesse à leurs performances individuelles aux dépends d’une condition partagée au sein d’un collectif.

Parmi les secteurs du travail intellectuel à propos desquels s'est posée la question de la précarité dans les années 2000, l'Enseignement supérieur et la recherche (ESR) a donné lieu récemment à une recherche qui y dénonce une précarité issue du management public (Collectif PECRES, Recherche précarisée, recherche atomisée, 2011).

À partir d'un questionnaire administré sur internet et des travaux existants, les auteurs décrivent une précarité particulièrement précaire, si l'on peut dire : comme le secteur privé, l'université peut recruter en CDD ; toutefois, les précaires y sont confrontés à des règles officieuses de non-renouvellement de contrats. De plus, l'éventail des emplois précaires dans l'ESR comporte des vacations n'offrant aucun droit social, sans compter les formes purement illégales, qui sont courantes.

Selon les auteurs, la défonctionnarisation de l'ESR plonge une partie du personnel dans des emplois discontinus, le travail se poursuivant souvent au chômage. De plus, cette discontinuité prend chez beaucoup une allure durable : la « précarité- transition » est peu à peu remplacée par une « précarité-horizon » chez ceux qui connaissent « des ancrages de longue durée dans la précarité » (PECRES, 2011, p. 57), « véritables carrières » où l'emploi précaire s'accompagne d'un « revenu précaire » (PECRES, 2011, p. 58).

Les demandes des répondants au questionnaire, telles que les auteurs les traduisent, portent, indissociablement, sur un droit du travail au moins aussi protecteur que dans le privé, et sur la création de postes de titulaires.

Un des objectifs de cette revue de littérature étant de rassembler des analyses portant sur des professions aussi variées que possibles quant à leurs pratiques de travail et d'emploi, nous y ajoutons un domaine de recherche qui, s'il nous éloigne des secteurs et des figures que l'on associe le plus spontanément à la précarité des professions intellectuelles, n'en est pas moins éclairant quant à tout une série d'expériences de l'emploi instable dans le travail qualifié.

L'auteure (Emmanuèle Reynaud, Les professionnels indépendants, 2007) a mené une enquête par entretiens auprès de « professionnels indépendants » à mi-chemin entre salariat et travail indépendant dans le secteur des services aux entreprises. Elle souligne la diversité des statuts juridiques rencontrés : « travailleurs indépendant, [CDD], salarié à domicile, mandataire social minoritaire ou majoritaire d'une SARL, salarié d'une association, pigiste, contrat intermittent, portage salarial ». (Reynaud 2007, p. 301). Or « ces activités ne sont pas d'emblée marquées par la précarité et la dégradation des conditions d'emploi » (ibid).

Par ailleurs, « les professionnels autonomes, [...] renvoient une image extrêmement critique du travail en organisation » au nom de « très fortes valeurs et exigences professionnelles » (p. 306). Si leurs revenus n'ont pas nécessairement augmenté lorsqu'ils ont quitté le salariat stable, le « mode de vie » moins dispendieux permis par leur nouveau statut leur permet de vivre de façon satisfaisante (p. 308).

Cet aperçu de la littérature sociologique invite à remettre en cause l'idée d'une unique précarité que l'on pourrait explorer à travers les différentes professions intellectuelles. Les analyses critiques de Chantal Nicole-Drancourt sur l'idée de précarité avaient mis en question la tendance à qualifier de « précaires » toutes les formes d'emploi autres que le salariat stable (Nicole-Drancourt, 1992). Les travaux ci-dessus confirment qu'une telle prudence est particulièrement justifiée en ce qui concerne les professions supérieures que nous étudions.

 

La précarité intellectuelle dans l'imaginaire des groupes sociaux


Les conditions de vie des professions intellectuelles et artistiques ont donné lieu depuis longtemps à une abondante production symbolique reflétant des interprétations historiques contradictoires. Au cours du 19ème siècle, la notion de bohème, par exemple, a aussi bien été enchantée, dénoncée comme mythique et trompeuse et, enfin, associée au danger révolutionnaire. Mais d'autres groupements, en un premier temps imaginaires, peuvent aller beaucoup plus loin vers l'institutionnalisation.

Ainsi, une tentative a eu lieu, pendant l'entre-deux guerres, pour constituer une vaste classe sociale de travailleurs intellectuels, avec ses valeurs, et ses protections sociales spécifiques. Cependant, la voie effectivement prise à la Libération a été celle d'un éclatement de cet ensemble en trajectoires professionnelles et assurantielles fortement différenciées, de sorte que le territoire social sur lequel porte la présente recherche se trouve aujourd'hui segmenté par des histoires professionnelles profondément divergentes.

À la fin du 20ème siècle, ces différents modèles de régulation professionnelle sont remis en question par plusieurs facteurs : l'augmentation forte des effectifs de certaines professions, le développement de formes d'emploi « atypiques », alternativement dénoncées comme « précaires » et valorisées comme « flexibles », l'essor de l'informatique. Dès lors, on peut se demander si le faisceau des professions qui avaient autrefois tenté de se fédérer sous la 5 bannière du « travail intellectuel » ne pourrait pas à nouveau converger, à travers la tendance, qui leur serait commune, à investir d'autres formes d'emploi que le salariat stable.

Il semble bien que les efforts en ce sens se multiplient, si l'on en croit les observateurs qui, en Allemagne ou en Angleterre, ont relevé une floraison importante d'ouvrages recourant, pour spéculer sur le sens des transformations en cours, à la description de groupes sociaux de travailleurs intellectuels à la fois déjà là et censés préfigurer l'avenir des autres travailleurs.

En nous appuyant sur ces tentatives menées dans d'autres pays, nous proposons une cartographie de l'imaginaire des groupes sociaux de travailleurs intellectuels dans la France des années 2000. Cet imaginaire est partagé en quatre pôles, caractérisés par des figures contrastées :
 

  • Les travailleurs intellectuels au prisme de la critique sociale (Exemples : Accardo 2007 ; PECRES, 2011 ; Rambach, 2001 et 2009). Ce pôle, souvent représenté par la sociologie, étend aux travailleurs intellectuels la critique sociale (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 82) attachée à l'idée de précarité.
     
  • Les freelances du savoir, fer de lance du nouveau capitalisme (Exemples : Menger, 2002 ; Bouchez, 2004 ; Sallenave et al., 2006) Ce pôle, où les sociologues côtoient des managers, exalte les (nouveaux) « travailleurs du savoir », souvent « indépendants » comme la classe la mieux adaptée au changement du capitalisme.
     
  • Les diplômés frustrés politiquement nuisibles (Exemples : Lapeyronnie, 2004 ; Moureau, 2007) Ce pôle se distingue des autres par les figures essentiellement négatives qu'il mobilise : « Lumpen-intelligentsia » chez Lapeyronnie, ou « Nouveau Prolétariat Intellectuel (NPI) » chez Moureau, dont la production doit être limitée en réformant le marché de l'emploi ou les règles d'accès à l'enseignement supérieur.
     
  • Les précaires, préfigurations de formes sociales alternatives ? (Nicolas-le-Strat, 2005 ; Association pour la biodiversité culturelle, 2007) Ce dernier pôle souligne que les situations d'emploi précaires correspondent parfois, par exemple chez les « travailleurs créatifs-intellectuels dont l'activité s'exerce à découvert et de façon discontinue » (Nicolas-le-Strat, 2005, 23) ou chez les « créatifs-culturels » (Association pour la biodiversité culturelle, 2007), à des voies d'accomplissement qui se soustraient aux pouvoirs de l'État, aux leurres de la société de consommation et au contrôle des corps professionnels.

 

Les recherches internationales sur les travailleurs des industries créatives


L'exploration bibliographique a permis de découvrir toute une littérature internationale, axée sur des objets et des interrogations très proches des nôtres, et qui reflètent la même inquiétude sur la qualité des emplois que celle portée chez nous par la notion de précarité.

Ces travaux partagent un cadre commun : les politiques publiques de la créativité, qui prennent une importance croissante dans la gouvernance des pays occidentaux à la fin des années 1990. Il s'agit d'un courant international de management public, illustré, notamment, par les travaux abondants de et inspirés par Richard Florida. Le dynamisme des « industries créatives » passe dès lors pour une dimension décisive dans la concurrence que se livrent les grandes métropoles pour les emplois qualifiés et la croissance.

La France semble encore peu engagée dans cette compétition internationale entre les « villes créatives » (Vivant, 2009), bien que l'on commence à trouver des travaux qui s'efforcent de quantifier la « classe créative » en France (Chantelot, 2009) ou les « industries créatives » à Paris (IAU, 2010). Dans ces premiers travaux français, la question de la qualité de l'emploi est rapidement mentionnée.

Dans les pays où les « industries créatives » sont présentes depuis plus longtemps dans les doctrines gouvernementales, de nombreux travaux de recherche les abordent sous l'angle des conditions de vie et de travail. Le rapport en détaille plusieurs, portant respectivement sur Londres, Vienne et Amsterdam.

Cette dernière recherche (Gill, 2007) entreprend de décrire les travailleurs des nouveaux médias par-delà les mythes opposés des « Technobohemians » ou du « nouveau Cybertariat ». Ses principaux résultats sont très proches des nôtres : « les gens se déplacent entre différents statuts d'emploi, à la fois au fil du temps et simultanément » ; ils expriment « une passion et un enthousiasme extraordinaires pour ce secteur ». « L'argent n'était pas cité comme un attrait décisif des nouveaux médias », où les revenus sont étirés entre une fraction très bien lotie, et un tiers de répondants aux revenus très faibles.

Les rythmes d'activité de ceux n'ayant pas d'emploi stable sont saccadés : « il arrivait couramment aux freelances de passer des nuits entières à travailler, et, pour beaucoup, cela provoquait de l'épuisement et de l'inquiétude » ; beaucoup connaissaient « des périodes de travail intense, suivies par de longues périodes de quasi-inactivité. »

Dans ce secteur, les pratiques de recherche d'emploi sont indiscernables des sociabilités amicales ce qui conduit à « une sorte de "sociabilité obligatoire" ».

« L'insécurité était un trait dominant de l'existence de nombreux répondants »; elle portait notamment sur « les droits sociaux, les assurances et les droits à la retraite ». En conséquence de ces situations précaires, « beaucoup de gens déclaraient qu'il leur serait difficile, sinon impossible, de concilier la parentalité avec le travail dans les nouveaux médias. » Enfin, et c'est peut-être le plus inquiétant, « les répondants avaient du mal à imaginer leur avenir dans les nouveaux médias ».
 

Focus : Le travail immatériel
Une partie des travaux internationaux sur les travailleurs des industries créatives sont en dialogue avec les théories dites opéraïstes ou autonomistes marxistes (Corsani et al., 1996) annonçant l'essor d'un nouveau capitalisme centré sur le « travail immatériel », lequel est à la fois porteur d'une aliénation redoublée par la mise au travail de la subjectivité toute entière, et riche de possibilités d'émancipation.
Cependant, le concept de travail immatériel essuie un reproche que plusieurs de ces recherches sociologiques s'adressent à ellesmêmes : celui du flou des définitions et des catégories (Hesmondhalgh, 2007).


Pour récapituler, les monographies françaises ont mis en valeur la variété des approches possibles ainsi que des cas de figure professionnels au sein des franges des professions supérieures qui ont quitté l'emploi stable.

Nous avons également vu que la zone que nous étudions inspire à de nombreux entrepreneurs politiques des visions de groupes sociaux précurseurs de l'avenir. Ces visions ou « prophéties sociales » (Barbrook, 2006) s'opposent entre elles tout en revendiquant de décrire des situations voisines. Enfin, nous avons vu que les travaux les plus proches de nos propres questions sont, curieusement, des recherches menées dans des capitales étrangères qui visent une entité encore peu installée en France, les « industries créatives » et leur main-d'œuvre.

Cependant, ces recherches manquent, de leur propre aveu, d'analyses convaincantes de la composition sociale de leur objet. De ce point de vue, notre enquête combinant une analyse statistique avec une large campagne d'entretiens pourrait constituer une contribution originale.
 

 

Analyse statistique : la composition sociale d'une zone grise


Des images sociales à la construction d'une population observable Le défi que nous relevons ici est celui d'avoir à associer deux ordres de pensée habituellement disjoints, celui du foisonnement de l'imaginaire des groupes sociaux à venir à l'aube de la société de la connaissance, et celui des enquêtes statistiques nationales, ancrées dans le temps long de l'histoire sociale.

Pour cela, nous avons posé deux séries de conventions, les unes concernant les formes d'emploi susceptibles de relever de la précarité, et les autres différentes façons de concevoir la qualité « intellectuelle » de l'individu.
 

En ce qui concerne les statuts d'emploi, le fait d’être hors de l'emploi stable constituant le plus petit dénominateur commun aux enthousiastes du capitalisme bohème et aux détracteurs de la précarisation, le cadrage statistique retient toutes les situations d'emploi en dehors du CDI, du statut de fonctionnaire et du statut d’indépendant « stable ». Cependant, nous ne présumons pas que la totalité de l'aire couverte par cette définition négative relève de la précarité. La définition de la précarité professionnelle, en ce sens conventionnel, comprend ainsi trois composantes : les salariés en contrat court (CDD, intérim, contrat aidé, stage, etc.) à l’exception des salariés en CDI et des fonctionnaires titulaires ou assimilés ; les indépendants dont la profession, lorsqu’elle est exercée sous ce statut, peut correspondre à une alternative instable et risquée au statut salarié (par exemple les professions d’artistes, cadres et professions intermédiaires free-lance à l’exclusion des professions libérales reconnues, des artisans commerçants et agriculteurs) ; les chômeurs.

En ce qui concerne le rapport avec le titre d'intellectuel, nous avons choisi d'utiliser trois conventions différentes, ce qui permet d'observer la manière dont se recoupent et se différentient trois façons de comprendre la condition d'intellectuel.

  • En un premier sens, la notion d’intellectuel renvoie à la sphère du travail (exercer un emploi « intellectuel »). Plutôt que de nous engager dans une discussion que l'on devine interminable sur la valeur intellectuelle des différentes professions, nous retenons ici une acception large des « travailleurs intellectuels », qui inclue l’ensemble des professions du groupe socioprofessionnel n° 3 (dits des « cadres et professions intellectuelles supérieures » dans la nomenclature des PCS).
     
  • En un second sens, être « intellectuel » renvoie à la formation initiale (être « intellectuel » du fait de son diplôme3 ).
     
  • En un troisième sens, cela peut tenir à l’origine sociale (avoir un père qui exerçait un emploi « intellectuel »4 ).

Ces trois sens définissent trois populations d’actifs hors-emploi stable, l'une de travailleurs intellectuels, la seconde de diplômés, et la troisième d’héritiers. Ces choix s’accompagnent de limites qui sont un renoncement inévitable et sans doute souhaitable dans ce type de travail exploratoire : il ne peut s’agir d’une quantification et d’une qualification précises.

Nous défendons ici la possibilité de confronter des définitions partielles, possiblement redondantes ou concurrentes, avec un objectif de compréhension de la consistance objective d’une population qui, a priori, n’a d’autre existence que sur le papier ou dans les tableaux de données.

 

Croisement des définitions

Les croisements et donc redondances entre les différentes sous-populations identifiées à l'échelle nationale (Graphique 1) correspondent à 36 % de l’ensemble des 780 000 intellos précaires identifiés : 27 % d’entre eux ne le sont que par l’origine sociale, 22 % que par le diplôme et 15 % que par le travail, soit au total 64 % par l’une ou l’autre des définitions retenues, mais une seulement. Sur les 36 % restant, 27 % le sont par deux des définitions (15 % par le diplôme et le travail ; 8 % par le diplôme et l’origine et 4 % par le travail et l’origine) et 9 % par les trois simultanément. On remarque que particulièrement peu de fils de cadres précaires sont aussi diplômés ou eux-mêmes cadres.

Travailleurs intellectuels précaires

 

Focus : les « travailleurs intellectuels précaires » franciliens, quelles spécificités ?

Sur Paris et l’Île-de-France, on trouve davantage de « travailleurs intellectuels précaires » qui cumulent deux ou trois manières de l’être : 13 % (vs 9 %) sont à la fois cadres, diplômés et enfants de cadre ; 17 % (vs 15 %) sont cadres et diplômés (sans être enfants de cadres) ; 7 % (vs 4,5 % sur l’ensemble de la France) sont cadres et enfants de cadres (sans être diplômés) ; 10 (vs 8 %) sont diplômés et enfants de cadres (sans l’être eux-mêmes).

En miroir, on n’observe moins d’intellectuels qui le sont seulement par le biais de l’activité professionnelle (14,5 % vs 15 %), du diplôme (17,5 % vs 22 %) ou de l’origine sociale (21 % vs 27 %). Parmi les « travailleurs intellectuels précaires », 32 % vivent en Île-de-France, où l’on trouve une sur-représentation des cadres (51 % vs 43 %), des diplômés (57 % vs 54 %) et des enfants de cadre (51 % vs 48 %).

Comme indiqué ci-dessus, les « travailleurs intellectuels précaires » franciliens le sont davantage par le biais du travail et, surtout, ils cumulent plus souvent que les autres les différents types des « intellectuels ». Ce sont plus souvent des professionnels de l’information, de l’art et des spectacles (21 %, contre 15 % sur l’ensemble), ou des cadres et professions intermédiaires administratives et commerciales d’entreprise (qui comprennent les métiers de la communication, de la publicité et les assistants techniques des spectacles). Ils sont légèrement plus diplômés des grandes ou très grandes écoles (13 % vs 10 %) et ont plus souvent pour spécialités de formation l’économie et le droit (7,5 % vs 6 %), les lettres et les langues (10,5 % vs 8,5 %), les arts (7,5 % vs 5,5 %), l’information et la communication (6,5 % vs 4 %). Ils sont légèrement plus souvent enfants de professionnels de l’information, de l’art et des spectacles (4 %, contre 3 % sur l’ensemble), et aussi de cadres ou professions intermédiaires administratives et commerciales d’entreprise, ou de commerçants ou chefs d’entreprise.

Du point de vue de leur situation professionnelle, ils sont nettement plus souvent en situation de travail indépendant (16 % contre 11,5 % sur l’ensemble) et, en miroir, moins souvent précaires de la fonction publique (10,5 % vs 17,3 %), les proportions de chômeurs et de précaires salariés du privé étant équivalentes entre franciliens et non franciliens.

Ainsi, d’après les données statistiques, les « travailleurs intellectuels précaires » représentent un phénomène plus massif en Île-de-France, et certainement plus visible : ils sont « plus » intellectuels qu’ailleurs en France et ont une forme particulière de précarité professionnelle, les amenant davantage vers le travail indépendant.

Dans les termes des prophéties sociales analysées précédemment, et ce n’est pas réellement une surprise, les « travailleurs intellectuels précaires » franciliens penchent davantage vers la classe créative que vers le cognitariat.

 

De l'observation statistique au groupe social ?


En fin de compte, et bien que la quantification de cette population pose nombre de questions, ce qui ressort des analyses est une estimation toute à la fois minoritaire et non marginale des « travailleurs intellectuels précaires ». Les données statistiques repèrent une population large qui englobe un cœur de professions qui correspondent aux figures sociales usuellement associées aux « travailleurs intellectuels précaires », en même temps qu’elles montrent des frontières floues et en partie poreuses avec des situations de déclassement social ou scolaire.

Oxymore social, ici statistique, les « intellectuels précaires » font se rencontrer deux mondes, celui des intellectuels et celui des précaires, que beaucoup de choses éloignent a priori. La sociographie esquissée ici montre que leur traits s’alimentent de part et d’autre : comme les précaires, ils sont moins souvent en couple, ont moins d’enfants, sont plus souvent locataires ; comme les intellectuels, ils sont plus souvent nés à Paris, y résident et ont des conjoints cadres.

Ces traits font écho à d’autres caractéristiques particulières des « travailleurs intellectuels précaires », que l’on trouve dans les éléments ayant servi à leur définition : ils sont tout particulièrement liés (via leur profession, leur formation et leur origine sociale) au domaine de l’information, de l’art et des spectacles, ce qui renvoie à l’abondante littérature sur la spécificité de ces secteurs. Et en matière de diplôme, le fait d’être titulaire d’un doctorat semble associé plus que pour d’autres diplômes de niveau équivalent à cette condition particulière.

Face à cet objet sociologique improbable, la statistique hésite : les analyses factorielles dessinent des cartes de professions cohérentes en même temps qu’elles soulignent la diversité interne de la population et font douter de sa substance. Il y en tous cas bien différentes manières d’être « travailleur intellectuel précaire », comme salarié d’entreprise mais aussi dans le public et comme travailleur indépendant. Ces différentes manières, la statistique ne peut bien sûr pas à elle seule prétendre les circonscrire.

À titre provisoire, elle permet comme ici, d’en examiner les convergences (du point de vue de la construction familiale et des statuts d’occupation des logements notamment) et les divergences (en termes d’univers professionnels tout particulièrement). Le reste est sans doute affaire de mobilisation plus que d’attributs sociaux et de situations d’emploi objectives.

 

Les travailleurs intellectuels précaires parisiens par eux-mêmes


Nous avons vu en ouverture que notre objet suscitait des interprétations contrastées. Voit-on se dessiner la figure d'un travailleur artiste flexible, maître de sa mobilité au gré de la multitude de projets qu'il lance ? Ou bien la tendance qui l'emporte est-elle la précarisation des travailleurs intellectuels, employés et rejetés selon les intérêts changeants des organisations qui dominent le secteur ? Ou encore, et c'est le plus vraisemblable, la zone observée ne recèle-t-elle pas une grande diversité de styles de vie professionnelle ainsi que de relations d'emploi ?

Les mythes sociaux envisagés plus haut mettent l'accent sur un renouveau des façons de travailler, au delà du régime d'emploi stable garant de la sécurité économique des actifs. Mais on peut aussi s'interroger sur les éventuelles adaptations de la sphère privée que cette rupture avec l'emploi stable entraîne.

Comment nos interviewés aménagent-ils leurs dépenses, l'entretien de leur santé, leurs choix résidentiels, alors que la continuité de leur revenu n'est pas garantie par un emploi stable ? Enfin, une fois décrits les deux ordres de pratiques interdépendants que sont le domaine du travail et celui que l'on peut qualifier (faute de mieux) de domestique, reste à explorer la subjectivité des interviewés.

En quels termes évaluent-ils leur expérience ? Quelles sont leurs attentes ? De quelles ressources symboliques disposent-ils pour rendre compte de leurs situations ? Vie professionnelle, vie domestique, et appréciations subjectives sont les trois domaines qui organisent la présentation de nos entretiens.


Différents modèles de vie professionnelle


Du côté de la vie professionnelle, un des premiers résultats est la coexistence au sein la population étudiée de rapports au travail et à l'emploi très variés, par exemple en ce qui concerne le nombre de clients/employeurs, les formes contractuelles, le niveau, la régularité ou l'irrégularité des revenus. Nous voudrions insister tout particulièrement sur l'une des dimensions constitutives de l'hétérogénéité des situations observées : le degré de stabilité de l'identité professionnelle.

Nous avons vu qu'il va de l'unité complète (par exemple un unique métier exercé en indépendant, au sortir d'une formation spécialisée) à des degrés extrêmes d'éclatement prenant la forme de pluriactivité aussi bien synchronique que diachronique, comme chez une interviewée qui, en dix ans, traverse pas moins de dix activités  professionnelles différentes, les cas de figure les plus fréquents relevant de configurations plus ou moins stables réparties entre ces deux extrêmes. Or, cette pluriactivité, qui apparaît comme une caractéristique essentielle de l'activité d'une grande partie de nos interviewés, échappe à la représentation statistique dans l'enquête sur l’emploi de l’Insee.

Une polarité importante pour analyser notre population est celle opposant un pôle de travailleurs fortement professionnalisés à un pôle aux trajectoires plus erratiques et aux rôles professionnels plus éclatés. Alors qu'au premier pôle, la dimension économique de l'activité passe par l'intermédiaire de savoir-faire et de règles professionnelles, au second, les investissements professionnels sont moins faciles à distinguer de la vie personnelle, et l'activité tend parfois à y prendre l'allure d'une véritable entreprise de soi.

Du point de vue des relations d'emploi, plusieurs interviewés se décrivent comme insérés dans un modèle marchand, où internet place à égalité les concurrents quelle que soit leur position géographique (« Moi maintenant je présente mon travail par mail en faisant un lien sur mon site et donc en cherchant sa clientèle comme tout le monde », dit par exemple un illustrateur indépendant). D'autres interviewés décrivent leurs accès au travail comme conditionnés par des relations personnelles, leurs différents contrats étant obtenus « par relation ». Ces relations peuvent être circonscrites au sein d'une position, ou au contraire servir d'intermédiaires entre des opportunités professionnellement diversifiées, voire disparates. À mi-chemin entre les deux premiers cas de figure sont ceux qui, bénéficiant d'une réputation professionnelle, n'ont plus à solliciter leurs contacts ni à se présenter de façon anonyme sur le marché, mais sont sollicités (« je demande plus, les gens viennent vers moi »).

Mais nous avons également rencontré des cas relevant de la précarisation, chez des personnes qui dépendent d'employeurs en situation de quasi-monopole, groupes d'établissements d'enseignement supérieur ou organismes publics. Dans ce dernier cas, les aléas des règles d'administratives (voire de l'humeur du personnel administratif) sont parfois décrites comme au moins aussi imprévisibles et redoutables que l'incertitude marchande.

D'autres encore se voient comme durablement assignés au sous-emploi et aux contrats épisodiques, leurs tentatives d'insertion sans cesse ajournées se heurtant à une segmentation du marché de l'emploi.

Lorsque l'on poursuit cette analyse à propos des charges de travail endossées par une partie de la population étudiée, on observe que les horaires de travail étendus jusqu'aux limites de la résistance physique correspondent, dans notre population, à deux types d'expérience : l'une, fortement encadrée par les formats, les prix et les rythmes d'une organisation productive, comporte les contraintes et les appuis du monde industriel. L'autre, caractérisée par une forte dépendance avec la vie personnelle, des enjeux économiques difficilement prévisibles, un rapport incertain entre le temps de travail et les revenus obtenus, relève davantage d'un monde inspiré (Boltanski et Thévenot, 1991).

Ces différents mondes de relations professionnelles correspondent à différents aléas économiques, associés à des adversités différentes, et qui modulent la notion de précarité dans différents sens. La « précarité » d'un professionnel indépendant dépendant d'un secteur d'activité qui souffre de la crise mondiale n'est pas celle d'une vacataire en écoles de commerce victime d'un conflit avec ses employeurs, ni celle d'une économiste au salaire élevé mais dont les perspectives de titularisation sont faibles, ni encore celle d'une artiste et enseignante en lutte avec elle-même pour assumer les enjeux économiques de ses activités.


La sphère domestique à l'épreuve


Les conditions imposées par le travail hors emploi stable dans un métier intellectuel mettent la sphère privée à rude épreuve, aussi bien en raison de la charge de travail que cela peut impliquer que du fait de l'irrégularité des revenus. Quelles sont les contraintes, mais aussi les arrangements et les ressources qui caractérisent la vie dite « privée » des répondants ? Dans un parcours professionnel précaire, il peut arriver d'être confronté à l'alternative entre payer de sa personne ou ne pas pouvoir payer ses factures. De fait, l'enquête a recueilli des récits d'endettement et de recours courant aux découverts bancaires.

Du côté de la santé, les contrecoups de la précarité nous semblent marqués, pour certaines formes, par un clivage selon le genre : ainsi, le rapport désinvolte à la santé de jeunes hommes contraste avec les soins importants mentionnés par des femmes, les psychothérapies apparaissant, malgré leur coût élevé, comme particulièrement courantes. De façon plus générale, le rapport à la santé, notamment psychique, était souvent étroitement mêlé à la vie professionnelle. Sans qu'il s'agisse toujours d'un problème perçu comme médical, beaucoup d'interviewés faisaient part d'une fatigue chronique, ou de crises liées à l'épuisement.

L'économie domestique de bon nombre d'interviewés comporte des restrictions et des techniques visant à éviter les dépenses : non-renouvellement de garde-robe, évitement des restaurants et des voyages, déplacements à bicyclette pour ne pas avoir à payer les transports en commun. L'entraide, appuyée sur de solides réseaux amicaux, est mentionnée. Les dépenses culturelles peuvent être évitées en recourant aux bibliothèques, ou aux centres d'animation à tarifs sociaux. Enfin, quelques interviewés recouraient au vol.

Les aides familiales sont des soutiens décisifs dans de nombreux cas, parfois sous forme de soutien conjugal, mais plus souvent de la part des parents. Dans quelques cas, l'assurance de pouvoir compter sur eux autorise à prendre des risques autrement impensables, mais plus souvent, l'aide parentale intervient directement dans le domaine du logement (jusqu'à la donation de studio).

Le logement est l’un des points sur lesquels se cristallisent le plus violemment les tensions liées à l’exercice hors emploi stable d’activités intellectuelles, mais aussi les inégalités sur le plan des ressources avec lesquelles les individus sont entrés dans la vie professionnelle. En particulier, pour ceux qui sont locataires, ont des revenus irréguliers et ne bénéficient pas d'aides familiales, le logement concentre l’essentiel des inquiétudes liées à l’instabilité : on peut « manger des pâtes » impunément pendant des semaines, mais pas se dispenser de payer son loyer. De même, le manque d’espace abordable à Paris contribue à rendre difficiles les décisions d’avoir des enfants. Davantage que les éventuelles dégradations des marchés professionnels, c’est la hausse inexorable des prix de l’immobilier parisien qui inquiète.

Une bonne partie des interviewés n'a pas d'enfants ; il semble que ceux qui en ont sont plus souvent proches de situations de travailleurs indépendants aux revenus relativement constants.


Une expérience ambivalente


Qu'en est-il maintenant des appréciations subjectives portées sur leurs situations par les « intellectuels précaires » rencontrés ? L’angoisse est la tonalité dominante de bon nombre d'entretiens. Peur de la discontinuité, peur de l'interruption, que le réseau s'enraye, que le marché se détourne d'eux, que les employeurs les ignorent, que leur inspiration se tarisse...

De nombreux passages des entretiens mettent pourtant en avant le plaisir à bénéficier d’un quotidien libéré des contraintes de la vie en organisation. Pour celles et ceux ayant connu des épisodes de travail en entreprise ou pour le secteur public, ce plaisir du quotidien est souvent l'envers d'un rejet virulent de la vie en entreprise, et plus largement en organisation. Diatribes véhémentes ou remarques en passant, ces dénonciations jettent un éclairage sur les parcours des interviewés. Ainsi, on voit que la pige ou d’autres statuts peuvent être utilisés pour se tenir à distance d’organisations pensées comme de plus en plus violentes, et vouées à contrarier, selon les cas, la conscience professionnelle ou la conscience morale.

Une difficulté à laquelle on pouvait s'attendre parmi la population étudiée est celle de savoir se définir socialement. Sur ce point, ceux qui exercent en indépendant la profession pour laquelle ils ont été diplômés ont moins de difficultés à déterminer et à nommer ce qu’ils sont socialement (« je suis graphiste freelance »). À l'opposé, ceux dont les parcours sont plus accidentés et les investissements professionnels plus indéfinis semblent se situer dans un certain flou, et investissaient d’autant plus volontiers la possibilité de se raconter qui leur était offerte qu’un récit détaillé pouvait leur apparaître comme la seule manière de se composer une identité sociale cohérente. Enfin, le problème de la population étudiée est aussi de se projeter dans l’avenir.

Que vont-ils devenir ? Comment mener pour longtemps une barque aussi instable ? Voici des questions qui se posent aux enquêtés.

Il semble qu'un parcours précaire peut être mené d’autant plus résolument que la question de l’avenir est suspendue : « tout ce temps-là je ne me suis pas projetée, je pensais pas que je dépasserais 30 ans [rire] ». On retrouve bien, dans les développements de nos interviewés à propos de leur avenir, les incertitudes dont font état les travaux sur le « creative labour ». Les récits d’évolution standard de carrière auxquels s’identifier font défaut pour beaucoup de nos interlocuteurs.

Pour certains, l’avenir se dérobe ; pour d’autres, il est éclaté en possibilités fortement contrastées (« galère » persistante ou succès spectaculaire). La possibilité d’une rupture (un départ, un changement complet d’orientation professionnelle) n’est pas exclue, beaucoup percevant leur situation actuelle comme ne pouvant pas durer indéfiniment. Dans tous les cas, les façons de planifier l’avenir ne sont pas prises en charge et encadrées par une institution ou une organisation professionnelle. La question de l’avenir renvoie nos interviewés à leur isolement et à l’absence de collectif autour d’eux.

 

Conclusion


Au terme de l’étude, nous voudrions souligner la grande hétérogénéité de la population observée, tant avec un regard et des méthodes statistiques qu’avec un regard et des méthodes qualitatives. Cette hétérogénéité, qui plus est, se décline sur plusieurs niveaux. Si on tente de la caractériser, on peut mettre en avant la pluralité des précarités, la pluralité et la confusion des cultures et des identités, la pluralité et la confusion des intérêts économiques.

Ainsi, les tentatives de fédération des intérêts des « intellos précaires », les mouvements embryonnaires de « travailleurs du cognitariat » font face à l’inertie historique d’intérêts professionnels puissamment structurés qui n’ont rien avoir avec la relative « table rase » sociale de l’entre-deux-guerres. Le champ des possibles sociaux s’est considérablement réduit avec l’institutionnalisation de ces intérêts divergents.

La difficulté à cristalliser un intérêt commun apparaît ainsi dans toute son ampleur lorsque l’on fait la liste des sources de revenus possibles des travailleurs intellectuels précaires. Si l’on s’en tient à ce que nous avons pu observer dans le volet qualitatif de l’étude, on peut identifier les sources suivantes : un salaire issu d’un CDI à mi-temps dans un métier alimentaire, un salaire issu d’un CDD ou autre contrat « atypique » dans un métier alimentaire, un salaire issu d’un CDD ou autre contrat « atypique » dans l’activité vocationnelle, les ressources issues de l’économie informelle et du travail au noir, les revenus issus de la socialisation du salaire (indemnités chômage, RMI/RSA), les ressources provenant de l’assistance, la rente et l’héritage, les revenus du capital ou des honoraires pour les indépendants, les droits de propriété intellectuelle, les ressources domestiques et la solidarité familiale… Accepter certaines formes de misère et d’ascétisme peut aussi constituer une ressource.

Quoi qu’il en soit, la pluralité de ces ressources, et parfois leur caractère contradictoire explique qu’il soit difficile de lier ces sous-groupes dans des perspectives revendicatrices communes.

La pluralité des horizons d’émancipation possibles (revendiquer des droits de propriétés intellectuelles, s’orienter vers des revendications salariales classiques, promouvoir une socialisation du salaire à l’instar des intermittents du spectacle, etc.) constitue un frein à la constitution d’un « commun ». De fait, pour beaucoup, les horizons collectifs sont éclipsés par l'urgence de mener sa propre entreprise personnelle (au sens littéral ou métaphorique), porteuse de ressources, de possibilités et de contraintes incommensurables.

Qui plus est, cette diversité des sources de revenus, instituée dans des statuts différents, ne fonde pas seulement une opposition entre des groupes différents ; elle peut aussi s’incarner dans un seul et même individu partagé entre plusieurs intérêts différents, et dont il préfèrerait souvent ne pas faire état publiquement. Il en résulte une grande confusion identitaire et une difficulté accrue à identifier une direction à emprunter. Si une chose est souvent commune entre ces travailleurs intellectuels précaires c’est la difficulté à penser un horizon d’émancipation commun.

Sur cette confusion des intérêts individuels et cette balkanisation des intérêts collectifs, ne peuvent se développer pour l’essentiel que des stratégies individuelles et une concurrence dure, éventuellement tempérée par des réseaux d'entraide et de solidarité. Dans ce contexte, désigner un groupe ne suffit pas à lui donner corps.

Quoique non dénuée d’une potentielle efficacité, la parole des prophètes sociaux promouvant l’émergence d’un groupe social des travailleurs intellectuels précaires ne suffit pas à réaliser performativement ce qu'elle désigne. Bruno Latour affirme : « il n'y a pas de monde commun ; il faut le composer ». De même, notre recherche invite d'éventuels entrepreneurs de regroupement social à reprendre le travail de composition, en prenant acte de la diversité empirique que nous avons mise en lumière.

 

  • 1Naissance des "Intellectuels", 1990, p. 64.
  • 2Les références complètes des ouvrages mentionnés ici sont disponibles dans le rapport
  • 3De niveau I ou II de l’Education Nationale, i.e. à partir de la Licence.
  • 4C'est-à-dire qu'il était classé dans le groupe des professions intellectuelles et supérieures de la PCS.
Analyses et recherches
Étude