Prospective Enjeux sociétaux

Les ODD : pour quoi faire ?

Tribune Fonda N°237 - Faire des ODD un projet de société - Mars 2018
Hugues De Jouvenel
Hugues De Jouvenel
Les ODD forment un dispositif ambitieux qui soulève au moins deux questions. Quelle est leur vertu mobilisatrice ? Proposent-ils des indicateurs pertinents ?
Les ODD : pour quoi faire ?

Voici cinquante ans, alors que dans les pays industrialisés la « société de consommation » était florissante,  les étudiants descendaient dans la rue pour proclamer qu’on « ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance » et qu’ils aspiraient à autre chose. C’était peu de temps après que Denis de Rougemont ait écrit que « le produit intérieur brut comptabilise ce qui est cher, et non ce qui nous est cher » et Bertrand de Jouvenel son plaidoyer pour « une économie politique de la gratuité ».

Mais le fait que cette croissance économique ne bénéficierait qu’à une minorité de la population mondiale, que les besoins humains étaient loin d’être satisfaits et que cette croissance risquait en outre d’être fragile, comme on l’observa avec le premier choc pétrolier, a vite fait, certes entre autres facteurs, de ramener les soixante-huitards dans le rang…

Pas tout à fait cependant puisque, en 1972, se tient la première conférence mondiale sur l’environnement, sort le premier rapport au Club de Rome « Halte à la croissance »,  et que sont publiés différents travaux sur les objectifs du développement, celui-ci n’étant plus réduit à la seule dimension marchande. 

Les « Objectifs de développement durable » (ODD), adoptés en 2015 par les États membres des Nations unies s’inscrivent dans cette mouvance. Ils comportent – rappelons-le – 17 objectifs qui se déclinent en 169 cibles (« sous-objectifs ») et sont assortis de 244 indicateurs (chaque État pouvant adjoindre des objectifs, sous-objectifs et indicateurs complémentaires). 

Ce dispositif très ambitieux soulève beaucoup de questions. Dans ce court article, je n’en évoquerai que deux : la première est relative à la vertu mobilisatrice de ces objectifs au regard des acteurs du développement ;  la deuxième est relative aux instruments de mesure des performances des divers pays.
 

La vertu mobilisatrice des ODD

Nul ne peut contester le bien-fondé des ODD, assurément animés des meilleures intentions du monde. On pourrait en revanche longuement s’appesantir sur cette liste.

Pourquoi, par exemple, alors qu’il est fait mention de la vie aquatique et de la vie terrestre, n’est-il fait aucune allusion à l’espace ; non pas uniquement à la vie dans l’espace mais au rôle du spatial par exemple dans le domaine de l’information et de la communication ?

Plus surprenante encore, sinon choquante, est l’absence de toute référence aux droits de l’homme et aux formes de gouvernement au sens le plus large du terme, y compris donc à toutes les formes d’action collective alors que l’on sait bien qu’il « n’est de richesse que d’hommes » et que rien ne peut remplacer sur le long terme  la mobilisation de la population au profit du développement. 

L’objectif 17 souligne à juste titre que « des partenariats efficaces entre les gouvernements, le secteur privé et la société civile sont nécessaires ». Mais comment les mettre en œuvre sans un minimum de démocratie permettant, par exemple, aux mouvements associatifs de se développer ? Au-delà de ces remarques de simple bon sens que suscite inévitablement tout inventaire à la Prévert, la question principale qui se pose est celle de la vertu mobilisatrice de ces ODD.

Ayant travaillé, voici longtemps, sur le premier plan décennal japonais de 18841 , j’avais été frappé par son objectif très ambitieux, et même « symbolique et irréel » selon les termes mêmes de ses  auteurs.

David E. Apter, spécialiste du développement, l’expliquait de manière saisissante en affirmant – non sans souligner le caractère alors autocratique du Japon - que peut-être « le possible n’était pas assez spectaculaire pour gagner l’assentiment du peuple aux perturbations et sacrifices qui accompagnent nécessairement l’engagement de la Nation sur une trajectoire ascendante ».

En irait-il de même dans des pays se réclamant de la démocratie ? L’on serait enclin à répondre négativement quoique « l’ardente obligation » que fut le plan français aux yeux du Général de Gaulle fait partie de notre histoire encore relativement récente.

Qu’en serait-il plus récemment en France ? Pourrait-on imaginer que le Commissariat au plan hier, France Stratégie aujourd’hui, fixe à la Nation des ambitions qui s’avéreraient n’être qu’un leurre ? Laissons aux lecteurs de la Tribune Fonda le soin d’en juger. Mais je reviens ici sur deux articles récemment publiés dans la revue Futuribles2  sur l’avenir de la démocratie et la fabrique du bien commun : ceux de Jean-Paul Delevoye et de Yannick Blanc qui me semblent très éclairants sur notre sujet, celui des projets collectifs.

Au risque de caricaturer un peu leurs réflexions, je dirais que le premier souligne que le discrédit des responsables politiques résulte de leur incapacité à « porter des espérances, c’est à dire des visions crédibles de sociétés souhaitables et désirables ». 

Le second affirme que le système institutionnel, tel qu’il s’est construit en France au fil du temps, est aujourd’hui dépassé et inadapté à la façon dont la société fonctionne. « Le propre de la société française, écrit Yannick Blanc, est de s’être construite, à partir de l’État, selon un emboîtement rigoureusement pyramidal d’institutions dont la matrice commune est la relation tutélaire : le dominant (hiérarque, sachant, représentant) exerce un pouvoir légitime sur le dominé (subordonné, apprenant, mandant), à condition que ce soit au bénéfice du dominé ».

Mais cette « matrice tutélaire s’efface, l’emboîtement des institutions se défait, c’est désormais l’« associativité » qui est la matrice de l’action collective, l’ensemble des formes institutionnelles (au sens large) qui permettent de mettre en commun, en vue d’un projet, des connaissances, des activités, des capacités d’action… »

En forçant encore la caricature, on pourrait avoir le sentiment que, dans le premier cas, il incomberait au chef d’indiquer la direction (« top-down »), alors que dans le second, la dynamique collective résulterait d’une démarche de type « bottom-up ». La position des deux auteurs n’est pas aussi opposée. Jean-Paul Delevoye n’est pas vraiment un « hiérarque » et s’est toujours révélé être à l’écoute de la société et Yannick Blanc n’est pas un démagogue, ignorant des fonctions régaliennes qui incombent à l’Etat. Ce qu’ils disent s’inscrit dans la droite ligne des Tocqueville, Crozier et bien d’autres concernant l’évolution des valeurs et des comportements qui, depuis le XVIIIe siècle, s’est caractérisée par l’essor de l’individualisme bien analysé, par exemple, par Durkheim et Weber.

Que retenir de cette évolution ? Essentiellement le fait que nos contemporains n’entendent plus se soumettre spontanément aux diktats que pourrait vouloir leur imposer un ordre soi-disant supérieur aux consciences individuelles, qu’ils veulent être consultés sur les objectifs, voire associés à leur élaboration.

Comment conclure sur la vertu mobilisatrice des ODD ? Sont-ils de nature à répondre au besoin de sens qu’exprimaient les soixante-huitards ? Sont-ils de nature à susciter l’enthousiasme des populations ou à servir de guide à l’action des États ? 

On peut l’espérer quoique l’Agenda 2030, après qu’il ait souligné de manière méritoire la nécessité d’une démarche systémique vis-à-vis du développement, précise que chaque État  peut sélectionner ceux des objectifs qui lui paraissent les plus pertinents. Enfin, remarquons que quinze ans pour atteindre les ODD, n’est manifestement pas un délai suffisant.
 

Les indicateurs de performance

La vertu mobilisatrice des ODD aussi bien vis-à-vis des États membres que de leur population me paraît donc discutable. 

u’en est-il de leur vertu programmatique et  instrumentale ? À supposer qu’ils activent ce que l’on appelait jadis les forces vives de la nation, les indicateurs proposés peuvent-ils être utiles  - pour autant évidemment qu’ils soient honnêtement  renseignés – pour mesurer les progrès accomplis ? 

Jacques Delors avait précisé de manière fort intéressante l’enjeu des indicateurs sociaux. « Notre espoir, écrivait-il, est que la collecte, la sélection et l’analyse systématiques de statistiques sociales et économiques puissent, en se combinant au jugement d’observateurs sensibles et expérimentés de divers aspects de la vie d’une nation, fournir des indications raisonnables, même si elles sont approchées, de l’ampleur des problèmes socio-économiques et de l’étendue des progrès réalisés dans le traitement de ces problèmes »3 .  

Depuis bien longtemps maintenant ont été engagées des recherches pour trouver des indicateurs qui, au-delà du PIB comme seul étalon de la performance des pays, permettraient d’appréhender les différentes dimensions du développement.  Ainsi en fût-il, pour ne citer que celui-ci, de l’Indice de développement humain (IDH) développé par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). 

C’est dans le prolongement de ces travaux sur le développement, la richesse, sinon le bonheur, que se sont ensuite développées de nombreuses initiatives : par exemple, le programme « Initiative du vivre-mieux » lancé par l’OCDE à partir de 2011, celui de la Commission européenne « Au-delà du PIB » relayé dans l’hexagone par France Stratégie et le CESE qui a abouti à la définition de dix indicateurs devant permettre d’établir un rapport annexe au projet de loi de finances.

Dix indicateurs et non 244 ! Existe-t-il  un pays au monde capable de tenir à jour un  « tableau de bord » s’appuyant sur tous les indicateurs proposés dans l’Agenda 2030 ? Ce n’est le cas, sauf erreur de ma part, ni de l’ Angola ni des États-Unis, ni  de l’Allemagne et du Japon, du Nigéria, de la Chine ou de la France.

Prenons un ou deux exemples. Nul ne peut être opposé à l’objectif  d’éradiquer la pauvreté mais, outre le fait qu’il y a  plusieurs manières de la définir, il y a plusieurs manières de le faire, qui dépendent d’une multitude de facteurs. L’accès à la santé et à une éducation « de qualité » constitue également un objectif  que l’on ne saurait contester. Mais d’une part la situation d’un pays à l’autre est différente, d’autre part les moyens d’y parvenir n’y sont pas les mêmes. Même dans un pays comme la France, disposant sans doute d’un des meilleurs appareils statistiques au monde, les indicateurs en matière de santé restent principalement des indicateurs de morbidité et de mortalité… 

Pour reprendre une distinction classique en prospective, sans doute conviendrait-il de mieux distinguer d’un côté les variables motrices (ou leviers d’action) et les acteurs ayant le pouvoir d’agir sur celles-ci et de l’autre les variables dépendantes (résultantes). Mais quant au fait de cartographier tout cela de manière pertinente pour des territoires très différents, il reste fort à faire.

Et quand au fait de mesurer les performances des États, voire de territoires infra ou supra-étatiques à l’abri des regards indiscrets, sinon du contrôle, des instances les gouvernant, la marche sera longue alors que le développement n’attend pas, surtout pour les populations qui meurent de faim ou sont durablement exclues.

Il est toujours déplaisant d’être critique surtout lorsque la Communauté internationale  se met d’accord sur un texte aussi généreux. Je me permets ici d’être résolument provocateur en espérant ainsi nourrir un débat qui me paraît d’autant plus indispensable que l’enjeu du développement est d’abord un enjeu politique, donc un enjeu qui renvoie à des acteurs, plus ou moins puissants, qui vont à différents niveaux géographiques, se mettre en mouvement pour que le souhaitable puisse advenir.

  • 1INUKAI, Ichirou, TUSSING, Arlon R. « Kogyo Iken. Le plan décennal japonais de 1884 » revue Analyse & Prévision n°IX (1970)
  • 2 DELEVOYE, Jean-Paul : « Crise ou renouveau de la démocratie ? » Futuribles n°417, mars-avril 2017 et BLANC, Yannick : « Une nouvelle grammaire de l’intérêt général» Futuribles n°418, mai-juin 2017.
  • 3DELORS, Jacques : « Les indicateurs sociaux » éd SEDEIS, coll. Futuribles 1971
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