Les communs de la connaissance
Le numérique transforme nos rapports à la connaissance, chacun étant à la fois émetteur et diffuseur. Pour Valérie Peugeot, le numérique participe de la création de « communs de la connaissance »1 .
Le terme « communs » désigne une communauté, petite comme un jardin partagé ou aussi grande que la gigantesque Wikipédia. Cette communauté peut être formelle ou informelle, soit une association déclarée ou un collectif informel.
Elle a la responsabilité de protéger et développer une ressource naturelle (eau, sols, flore…) ou immatérielle comme la connaissance2
.
Cette ressource commune échappe au régime de la propriété publique comme à celui de la propriété privée : on parle de propriété partagée. La communauté est dotée d’une gouvernance, qui pose très clairement les règles du jeu qui permettent de protéger ces communs, qualifiés de biens non rivaux.
Le numérique ouvre de nombreuses opportunités aux communautés, dont les associations. L’ensemble des technologies numériques est vecteur de mise en réseau, la principale règle posée par les fondateurs d’Internet étant que l’information doit être partagée.
Le monde des communs peut favoriser l’hybridation des savoirs et les enrichir.On voit déjà des exemples de coopérations fertiles, dans le domaine des sciences ouvertes ou avec l’ouverture des fonds documentaires publics, le partage de ressources éducationnelles libres, OpenStreetMap par exemple.
Certains acteurs économiques opposent néanmoins de sérieuses résistances au partage de la valeur — pensons par exemple aux droits d’auteur sur les œuvres musicales. En réalité, le débat peine à émerger.
Illectronisme et médiation numérique
L’enjeu de la lutte contre l’illectronisme est devenu central pour garantir un égal accès aux droits et préserver la cohésion sociale et territoriale.
Avec la fermeture des lieux d’accueil et de services aux publics, la crise sanitaire n’a fait que confirmer que la dématérialisation transforme le quotidien de milliers de personnes en parcours du combattant.
Des acteurs coopèrent pour apporter des réponses à cette situation : le projet Solidarité numérique a mobilisé 2 000 médiateurs numériques et permis en deux mois d’accompagner 20 000 personnes dans leurs démarches administratives. Toutefois, 13 millions de personnes restent exclues du numérique en France3 !
Une partie du monde associatif se trouve de fait dans une posture de médiateur numérique et se mobilise également pour faire monter en compétence son personnel, ses bénévoles et ses usagers. Sur le terrain pendant les premiers confinements, par exemple, les centres sociaux ont massivement utilisé les outils numériques pour maintenir le lien avec leur public. à ce titre, la solidité de la tête de réseau est déterminante. Le lien social et l’entraide ont survécu, paradoxalement, grâce au numérique.
Les métiers de la médiation numérique sont donc promis à un bel avenir, comme en témoigne le récent « appel à manifestation d’intérêt conseillers numériques » inscrit dans le plan de relance. Au-delà des compétences techniques qu’ils mobilisent et transmettent, les acteurs de la médiation numérique ont une mission essentielle : permettre à chacun de s’émanciper, de faire des choix éclairés pour gérer sa vie numérique et ses données personnelles.
Économie : de la prédation au partage
Dans le champ économique, le modèle des communs promeut cette émancipation, et repose non pas sur la logique de captation ou de prédation de la valeur, mais sur la logique de partage, avec de nombreuses externalités positives :
- Une ressource ouverte est par nature plus riche, grâce à la multitude de ses contributeurs comme pour les logiciels libres ;
- La gestion de la ressource est support de liens sociaux, par exemple avec Cartoparty ;
- La gestion en commun est vecteur d’émancipation et de développement du pouvoir d’agir. Autour de Fukushima, une contre-expertise citoyenne des effets du tsunami sur la radioactivité est ainsi née.
Si l’infrastructure réseau de la France est une des meilleures d’Europe, 400 000 personnes vivent encore dans des zones blanches, sans parler de la question du coût des équipements et des forfaits, pas abordable pour certains.
Emmaüs Connect, le chèque numérique ou Partage ton wifi sont de belles réponses, mais elles ne sont pas encore à la hauteur des besoins.
Démocratie ou société de surveillance
Information, consultation, délibération : les outils numériques peuvent se mettre au service de la vitalité démocratique. Ils facilitent la remontée des signaux faibles, des besoins sociaux, ou encore de propositions concrètes, comme lors des budgets participatifs4 .
Le cyberespace est aussi un espace de contre-pouvoir où l’on trouve des outils pour les mobilisations et le débat citoyen5 . La semaine qui a suivi la mort de George Floyd aux États-Unis, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour exiger des informations, attirer l’attention et réclamer justice. L’un des principaux outils utilisés pour organiser ces manifestations n’est ni un réseau social ni une messagerie cryptée : il s’agit de Google Docs. Très populaires, les documents en ligne permettent en effet à plusieurs personnes de travailler ensemble simultanément.
Dommage que les solutions libres comme celles proposées par Framasoft ne soient pas privilégiées : elles garantissent que les données ne soient ni revendues ni surveillées. La Toile est ainsi un espace régi par la loi des plus forts, les géants de la Tech, premiers représentants du « capitalisme de surveillance »6 . Pour Shoshana Zubboff, la plupart des démocraties libérales leur ont abandonné la propriété et l’exploitation des données numériques. Entre la démocratie et la société de surveillance, il faut selon elle choisir.
La sobriété numérique
The Shift Project a publié en octobre 2018 le rapport « Pour une sobriété numérique ». Ce rapport montre que la tendance actuelle de surconsommation numérique dans le monde n’est pas soutenable au regard de l’approvisionnement en énergie et en matériaux qu’elle requiert. Le Shift appelle donc à l’adoption de la sobriété numérique comme un principe d’action.
Dans son sillage, Louis Nauges plaide pour la frugalité numérique des organisations7 . L’écoconception, mais aussi le recyclage, la revalorisation et la dépollution de ces infrastructures numériques sont des enjeux collectifs. Les entreprises commencent à intégrer le coût écologique dans le coût de production.
La législation peut inciter et sanctionner : l’obsolescence programmée, combattue par les pionniers de l’économie circulaire8 doit être sanctionnée par la loi. Le principe du pollueur-payeur peut être imposé, a fortiori quand nous « exportons nos pollutions » dans les pays moins développés.
Mais il y a un autre enjeu : celui de nos usages. Chaque fois que nous envoyons un email, que nous consultons une page web ou une base de données, que nous changeons de smartphone ou que nous mettons en page un document, tout usage non indispensable est un coup porté à la planète.
Une meilleure information permettrait de changer les comportements et, là encore, les acteurs de l’éducation populaire, conjugués à l’expertise des environnementalistes, peuvent jouer un rôle central. L'association Pik pik en est un excellent exemple.
Si le numérique n’est clairement pas le meilleur allié de la planète, d’énormes marges de progrès sont possibles pour limiter son impact. Cela implique la refondation d’un écosystème numérique s’appuyant sur des principes de fonctionnement et des acteurs en phase avec l’objectif d’un développement réellement durable, et donc, équitable.
- 1Valérie Peugeot, Les Communs, une brèche politique à l’heure du numérique, Presses des Mines, 2013 .
- 2La Fonda, « Communs et ESS : quelles convergences ? », Tribune Fonda n°231, septembre 2016.
- 3INSEE, « Une personne sur six n’utilise pas Internet », INSEE Première n° 1780, octobre 2019.
- 4Ces possibilités sont valables pour animer la gouvernance des associations, et plus largement des organisations de l’ESS. Au-delà de la question des compétences et des solutions techniques, c’est aussi une question d’alignement des valeurs et des pratiques.
- 5Avec AVAAZ ou Change.org, les pétitions en ligne permettent de réunir très rapidement des millions de signatures, et parfois d’obtenir gain de cause.
- 6 Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, éditions Zulma, 2020.
- 7Louis Nauges, « Frugalité Numérique : première partie », nauges.typepad.com, février 2020.
- 8Des pionniers qui sont souvent des associatifs, comme Emmaüs, HOP, les Ressourceries, etc.