Réfléchir à la modernité de l’éducation populaire dans le contexte actuel impose d’évoquer son histoire sans en surdéterminer les effets.
L’éducation populaire trouve ses origines philosophiques dans le contexte de la Révolution française où s’exprime le fait que « l’instruction ne doit pas abandonner les individus au moment où ils sortent de l’école »1 .
Elle s’affirme progressivement, au cours des XIXe et XXe siècles2 , avec l’idée que l’enjeu éducatif est central dans la construction d’une citoyenneté pleine et entière. Elle se structure dans le sillage des réflexions autour des pédagogies alternatives et des méthodologies centrées sur l’expérience.
L’éducation populaire est, de ce point de vue, un mouvement continu mettant l’éducation au centre (mais pas exclusivement l’école) comme « art de s’éduquer par soi-même avec d’autres » (Charte de l’éducation populaire, 2005). Dans la longue durée, ces principes généraux ont alimenté des initiatives d’une grande variété : cours d’alphabétisation, scoutisme, formation ouvrière, patronage, loisirs éducatifs, mobilité des jeunes, théâtre-forum, université populaire, conférence gesticulée, etc.
L’éducation populaire a permis de légitimer l’existence d’une éducation hors de l’école, impliquée dans une variété de territoires et en direction d’une diversité de publics. Mais elle a également permis de nourrir des modèles pédagogiques originaux inventés pour dynamiser ou contourner le modèle scolaire afin répondre à l’exigence d’une éducation ouverte à tous.
De ce point de vue, les fédérations d’éducation populaire (Ligue de l’enseignement, Francas, Céméa, Peuple et Culture, etc.) et les équipements socioculturels (MJC, centres sociaux, etc.) participent d’une éducation en pratique inscrite dans des cadres collectifs. Ces acteurs participent d’une diversité qui constitue la richesse d’un mouvement historique, mais qui interroge également sur son actualité.
Modernité de l’éducation populaire
On observe de manière globale un dynamisme, voire un renouveau de la référence à l’éducation populaire3 . Ce phénomène qui se fait autour d’un socle commun4 est basé sur la volonté de favoriser l’accès aux savoirs et à la culture au plus grand nombre, et en particulier aux plus démunis, et sur la volonté de considérer l’éducation de tous comme une condition de l’exercice de la citoyenneté et de dynamisation de la démocratie.
À cela s’ajoute la tendance croissante à une transformation des pratiques dans les domaines du rapport à la connaissance, au travail, aux territoires.
Cela renvoie par exemple à l’affirmation d’outils de sociabilité et de partage des connaissances (réseaux sociaux, peer to peer, logiciels libres, etc.), à la revalorisation des problématiques locales (consommation collaborative, développement local, empowerment/pouvoir d’agir, enjeux sur les mobilités), à l’affirmation des enjeux environnementaux, à l’émergence de nouveaux lieux d’exercice de la citoyenneté (tiers-lieux, fablab, tables de quartier, etc.) et aux mutations du monde associatif.
Partant de là, il est intéressant de noter le nombre d’initiatives dont les pratiques ne se réclament pas forcément explicitement de l’éducation populaire, mais qui articulent quotidiennement des objectifs qui en sont proches : la production et la diffusion des savoirs, le partage, la formation par l’action collective, l’émancipation et la construction de l’autonomie, l’inscription des problématiques sociales dans les territoires de vie, etc.
Depuis une vingtaine d’années, des acteurs associatifs s’emparent de la notion.
C’est le cas de structures tournées vers la jeunesse comme l’Association de la fondation étudiante pour la ville (AFEV), le réseau étudiant Animafac, l’Association nationale des conseils d’enfants et de jeunes (ANACEJ) ou le réseau français des Petits débrouillards.
C’est également le cas d’associations orientées vers des publics adultes comme l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC), la Fédération nationale des écoles de parents (FNEPE) ou ATD Quart Monde qui revendiquent plus explicitement cette filiation. On trouve également beaucoup d’acteurs intéressés par les enjeux et l’histoire de l’éducation populaire du côté des promoteurs d’une culture numérique inclusive.
C’est le cas de l’association Framasoft qui revendique explicitement de faire de l’éducation populaire aux logiciels libres et à leur philosophie, ou des réflexions menées en lien avec la question des communs de la connaissance5 . De la même manière, de nombreux acteurs investis dans le champ social remobilisent les réflexions sur le pouvoir d’agir (empowerment dans le contexte anglo-saxon) ou sur le community organizing pour renouer l’échange avec l’éducation populaire6 .
En outre, l’urgence d’une meilleure adaptation au changement climatique incite à travailler les paradoxes au nom d’un impératif de transformation sociale et écologique.
Par exemple, les acteurs d’éducation populaire interviennent sur les questions relatives à la nature ou au développement durable depuis longtemps sans pour autant que l’accélération des enjeux climatiques impacte massivement leurs pratiques éducatives.
Dans le même temps, les activistes écologiques investissent largement de nouvelles manières de mobiliser sur l’adaptation au changement climatique, inspirées notamment de formes horizontales et de pédagogies actives, sans pour autant avoir le sentiment d’intégrer une dimension éducative forte à leurs actions.
Ce foisonnement de questionnements et d’initiatives est intéressant, car il vient souligner l’actualité de l’éducation populaire dans un contexte où l’institution scolaire est régulièrement questionnée.
Le numérique et l’écologie comme révélateurs de nouveaux référentiels
La préoccupation des acteurs de l’éducation populaire et du secteur de l’animation pour l’informatique trouve ses origines dans l’intérêt de groupes plus ou moins restreints d’amateurs pour les nouvelles technologies. Celui-ci renvoie aussi bien au champ de la culture scientifique et technique qu’à celui de l’éducation aux médias.
Mais l’intérêt des évolutions récentes repose sur l’hybridation progressive de ces cultures dans de nouveaux lieux (tiers-lieux, fablab, etc.) et de nouveaux métiers (médiateur numérique, « concierge »7 , etc.) qui transforment les pratiques existantes.
On pourrait défendre l’idée qu’il existe néanmoins un continuum d’enjeux entre culture, émancipation et technique dans certaines pratiques développées, au sein des réseaux d’éducation populaire et dans certaines pratiques numériques poussées par des collectifs militants tournés vers l’action.
« Apprendre en faisant » constitue, de manière certaine, une pratique commune aux acteurs de l’éducation aux médias, de la médiation numérique, de la culture scientifique et technique ou de l’animation socioculturelle.
Mais ce sont aujourd’hui les référentiels qui permettent de charger la pratique d’objectifs émancipateurs qui semblent se transformer. Les acteurs de l’éducation populaire font moins référence à des penseurs ou débats pédagogiques8 , mais ils multiplient les références à la société de la connaissance dans laquelle l’horizon des communs, l’écologie et les valeurs de la culture du libre jouent un rôle important pour renforcer les liens entre l’action éducative et les grands enjeux politiques de la société numérique.
À « l’âge du faire »9 et de la transition écologique, l’éducation populaire est amenée à interroger les mécanismes de coopération à l’œuvre en se focalisant moins sur les produits culturels que sur les mécanismes d’apprentissages au sein d’une société numérique et mondialisée où la sphère scolaire a perdu une partie de sa centralité comme espace de formation.
Cela bouscule à certains égards les frontières des métiers de l’animation ou de la médiation tels qu’ils ont pu se stabiliser. S’agit-il par exemple d’animer un lieu de culture basé sur un milieu ou de développer une culture de communautés connectées dans un lieu ? L’importance du développement d’une société numérique sur le plan de la culture repose aussi sur le fait que la démocratisation des outils de productions autonomes (smartphone, photo, film, édition) permet à de plus en plus de gens d’agir.
Cela fait dire à certains auteurs qu’il existe des « communs de la connaissance »10 qui bénéficient de l’engagement citoyen de professionnels et d’amateurs. Comme l’a montré Elinor Ostrom, théoricienne de la notion de « communs »11 , il n’y a pas de communs sans une communauté qui permet son existence.
Pour ces raisons, la notion de « communauté » a pris une place importante pour nommer et faire exister le groupe de contributeurs.
Cela pose des questions à l’éducation populaire qui a longtemps raisonné en termes de public. Constituer et animer une communauté revient-il à constituer un public ou à animer un lieu ? Qu’est-ce que cela implique en termes de mutations dans les métiers d’éducateurs (enseignants, animateurs, éducateurs, médiateurs, etc.) ? Qu’est-ce que cela suppose dans le rapport aux lieux (MJC, centres sociaux, École, colonies de vacances, etc.) ?
La période récente est donc marquée par un retour à l’éducation populaire. Celui-ci est autant un retour à la notion d’« éducation populaire » qu’un renouveau des pratiques d’émancipation obligeant à élargir les champs légitimes de l’action éducative. Ce phénomène traverse aussi bien les acteurs historiques de l’éducation populaire relativement instituée que les acteurs s’étant emparés plus récemment de cet héritage.
Au-delà de ce que la nomenclature européenne a fixé dans les formules d’éducation formelle et non formelle émergent des discussions sur la reconnaissance des apprentissages informels comme levier de renouvellement du travail éducatif et de l’accompagnement des jeunes 12 .
Le numérique, l’empowerment ou l’écologie constituent des laboratoires intéressants de ces transformations. Celles-ci font écho aux transformations en cours dans le monde de la recherche qui invitent à penser les acteurs des territoires comme des producteurs potentiels de connaissances insérés dans des dynamiques de recherche-action, de science ouverte ou de recherche participative.
- 1Jean-Antoine-Nicolas de Caritat Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1791.
- 2 Carole Christen et Laurent Besse, Histoire de l’éducation populaire : 1815-1945 : perspectives françaises et internationales, Presses universitaires du Septentrion, 2017.
- 3Frederic Chateigner, « Éducation populaire» : Les deux ou trois vies d’une formule, doctorat soutenu à l’université de Strasbourg, 2012. Voir également le dossier du numéro 76 de la revue Agora débats/jeunesses : « Éducation populaire : politisation et pratiques d’émancipation», 2017.
- 4Jean-Claude Richez, «Éducation populaire : entre héritage et renouvellement», INJEP - Jeunesses études et synthèses n°14, 2013.
- 5 Hervé Le Crosnier, Culturenum : jeunesse, culture & éducation dans la vague numérique, C&F Édition, 2013.
- 6Alinsky Saul, Radicaux, réveillez-vous !, Le passager clandestin, 2017.
- 7Le ou la «concierge» est le terme retenu dans les tiers-lieux pour parler du rôle d’animateur de l’espace qui mobilise à la fois des compétences techniques et relationnelles.
- 8Voir le dossier du numéro 76 de la revue Agora débats/jeunesses : « Éducation populaire : politisation et pratiques d’émancipation», 2017.
- 9Michel Lallement, L’Âge du faire : hacking, travail, anarchie, éditions du Seuil, 2015.
- 10Hervé Le Crosnier, En communs : une introduction aux communs de la connaissance, C&F éditions, 2015.
- 11Pour comprendre le rôle qu’elle a pu jouer et pour une vision d’ensemble des enjeux afférents : Pierre Dardot et Christian Laval, Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 2015.
- 12Hélène Bézille et Gilles Brougère, «De l’usage de la notion d’informel dans le champ de l’éducation», Revuefrançaise de pédagogie. Recherches en éducation n°158, 2007, p. 117 — 160.