Dans cet ouvrage qui est le quatrième tome de sa réflexion sur la démocratie, Pierre Rosanvallon cherche une nouvelle voie morale pour la chose publique en dépassant les règles et le droit, en s’appuyant sur une morale citoyenne enracinée dans l’intégrité et le parler-vrai. Il mène cette réflexion à la lumière de l’histoire de la démocratie, tout en proposant des nouveaux modes concrets de fonctionnement démocratique.
Les raisons du « mal-gouvernement »
Pourquoi notre démocratie paraît-elle en proie au malaise et à la désillusion ? Pour Pierre Rosanvallon, le mal-gouvernement ronge en profondeur nos sociétés. Selon ses termes, la démocratie est à comprendre non comme un état mais comme une relation entre gouvernants et gouvernés. Cette relation s’est désincarnée, conduisant à un déficit démocratique, qui se caractérise par « des décisions prises sans consultation, des ministres n’assumant pas leurs responsabilités, des dirigeants mentant impunément, un monde politique en vase clos sans rendre compte et une administration opaque ».
Or, le pouvoir exécutif est maintenant dominant au sein des démocraties. La souveraineté du peuple, très présente à l’origine des démocraties occidentales, n’a pas résisté aux drames du XXe siècle, et à la personnalisation progressive du pouvoir. Par conséquent, limiter la crise démocratique à la crise de la représentation revient à faire l’impasse sur le vrai problème de la démocratie de notre temps qui est la « mal-représentation ». Le recours à des techniques tels que le tirage au sort, la parité, le non cumul des mandats, etc., ne suffiront pas pour que nous soyons gouvernés démocratiquement.
La première forme historique du régime démocratique était celle du modèle parlementaire-représentatif dans lequel le pouvoir législatif domine tous les autres. Mais c’est maintenant le pouvoir exécutif qui est devenu le pivot avec un modèle présidentiel-gouvernant des démocraties. Auparavant régnait le sentiment de mal-représentation, aujourd’hui c’est le mal-gouvernement qui apparaît. » Ce « mal-gouvernement » qui fait reculer la démocratie trouve sa principale cause dans l’extrême présidentialisation des alternances politiques. Conduisant à une personnalisation de la vie politique, elle est l’inverse même de la dynamique démocratique. Ainsi, les présidents français sont écartelés entre leurs qualités de candidats (et leurs promesses) et les contraintes du bon gouvernement.
« Avec la prédominance du pouvoir exécutif, la clef de la démocratie réside dans les conditions du contrôle de ce dernier par la société. C’est donc le rapport gouvernants-gouvernés qui devient l’enjeu majeur.
Vers une « démocratie d’exercice »
L’auteur analyse le concept de démocratie selon deux strates : la « démocratie d’autorisation » où l’élection est un permis de gouverner et la « démocratie d’exercice ». Pierre Rosanvallon situe l’efficacité démocratique du côté de la seconde, où c’est la pratique de l’intérêt général qui devient pouvoir, et qui se vérifie selon trois critères : la lisibilité, la responsabilité et la réactivité. La démocratie d’exercice serait en capacité de rétablir la relation de confiance entre gouvernants et gouvernés, car elle permet la lisibilité du monde politique, la responsabilité des hommes politiques, le devoir de rendre des comptes, et enfin la réactivité des citoyens, grâce à de nouveaux moyens d’expression.
La « démocratie d’exercice » est comme une pièce de monnaie avec son côté pile et son côté face : la « démocratie d’appropriation » et la « démocratie de confiance ». Pierre Rosanvallon imagine les institutions capables de restaurer le pouvoir d’agir et de contrôle exercé par les citoyens : un « conseil du fonctionnement démocratique » et des « commissions techniques » pour évaluer les politiques publiques.
Cette analyse de la démocratie ne doit pas se cantonner au seul milieu politique mais à toute institution sociale, d’où l’intérêt pour les associations de réfléchir à leur propre principe démocratique à la lumière de cette analyse de Pierre Rosanvallon.
Ces principes de bon gouvernement ne doivent cependant pas seulement s’appliquer au pouvoir exécutif dans ses différentes instances. Ils sont aussi appelés à régir l’ensemble des institutions non élues qui ont une fonction de régulation (les autorités indépendantes), les diverses catégories de magistratures et tout le monde de la fonction publique.
Par conséquent, les partis politiques n’ont de sens que s’ils sont des courroies de la « démocratie d’exercice ». Mais l’auteur ne leur trouve aucun avantage allant même jusqu’à les décrire comme des freins à l’élan démocratique.
Les partis politiques : ils ont glissé du côté de la fonction gouvernante. Ils ne se conçoivent plus comme des interfaces, des intermédiaires, entre la société et les institutions politiques (…) Par quelque biais que l’on considère la fonction démocratique des partis, la conclusion est qu’ils sont désormais cantonnés au fonctionnement de la seule démocratie d’autorisation.
L’auteur observe les nouvelles formes d’organisations démocratiques, dont il dégage deux familles : les résistants et les contrôleurs.
Vers de nouvelles organisations démocratiques : d’un côté des mouvements protestataires et de résistance comme Podemos, les Indignés, Occupy Wall street, de l’autre côté des initiatives citoyennes (good government organizations) dont le but n’est pas de prendre le pouvoir mais de le surveiller et le contrôler.
Pierre Rosanvallon, 2015, Le bon gouvernement, éditions du Seuil, collection Les Livres du nouveau monde, 416 pages