L’idéal de progrès semble se vider lorsque la croissance disparait. La vie vaut-elle d’être vécue si elle est privée de l’espérance divine, se demandaient nos aïeux ? Aujourd’hui la question est devenue : nos vies seront-elles tristes et rugueuses si la promesse du progrès matériel nous est enlevée ? « Une fois que les besoins primordiaux sont satisfaits, et parfois même avant, écrit René Girard, l’homme désire intensément, mais il ne sait pas quoi. Car c’est l’être qu’il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu’un d’autre lui parait pourvu… » La croissance n’est pas un moyen rapporté à une fin, elle fonctionne davantage comme une religion dont on attend qu’elle aide les hommes à s’arracher au tourment d’exister.
Daniel Cohen
Le premier pas pour sortir de cette religion qu’est devenue la croissance est d’arrêter de fantasmer sur l’éternité du progrès, sans cesse en renouvellement.
La société numérique est habitée par un étrange paradoxe : jamais les perspectives technologiques qu’elle annonce n’ont paru si brillantes, mais jamais les perspectives de croissance n’ont été si décevantes. Nous vivons ce qui apparait comme une contradiction dans les termes : une révolution industrielle sans croissance. Comment comprendre cette situation étonnante ? Pourquoi l’âge numérique ne produit-il pas la même accélération que l’âge électrique un siècle plus tôt ?
Deux raisons expliquent cette panne de la croissance. La première concerne la productivité du travail et sa mesure, qui se limite à additionner des valeurs monétaires et non des valeurs d’usage.
La première explication est à chercher du côté du travail. Pour que la croissance soit forte, il ne suffit pas que des machines performantes remplacent les humains. Il faut qu’elles rendent productifs ceux dont les emplois ont été détruits.
La seconde touche à l'impossibilité de couvrir l’infinitude du désir humain ou du moins à trouver un nouveau modèle de société de consommation.
Ce qui mène à la deuxième explication. La société industrielle avait accompli la tâche immense d’urbaniser les populations. La société post industrielle est beaucoup moins ambitieuse. Elle s’efforce de mieux gérer les interactions sociales, de réduire les nuisances et d’accroître la variété des choix télévisuels. Mais elle ne parvient pas à créer une société de consommation vraiment nouvelle. A part le smartphone, le consommateur ne subit pas un choc de même nature que celui qu’il a connu en découvrant l’ampoule électrique, l’automobile, l’aviation, le cinéma, l’air conditionné… la société numérique presse les travailleurs comme des citrons (côté production), mais le monde qu’elle fait advenir (côté consommation) est déjà saturé des tablettes et smartphones qui sont sa signature.
En parallèle de ses propos sur la recherche d’une nouvelle société de consommation, l’auteur témoigne d’une lucidité implacable : à un certain niveau d’augmentation de la croissance économique et de la richesse le bien-être n’augmente pas.
Pourquoi la richesse ne parvient-elle pas à libérer les humains des problèmes matériels ? On peut distinguer deux niveaux de réponses, même si elles sont en définitive profondément imbriquées. Celles qui se situent au niveau des individus, dont la structure du désir bride l’aspiration au bonheur. Et celles qui se jouent au niveau de l’organisation sociale, qui peuvent aggraver le mal. La société moderne a intensément besoin de croissance pour tenir debout. Mais jusqu’où est-elle prête à aller pour la retrouver ?
Il faut donc repenser le progrès, mais ceci n’est possible qu’à condition de faire la révolution copernicienne des fondamentaux de l’économie où la croissance occupe une place centrale.
Le jeu social des animaux n’évolue pas ou peu. Nous, humains, jouons au fil des civilisations à modifier les règles. Nous pouvons changer de modèle de parenté, de fécondité, euphémiser (parfois) la violence qui est en nous. Le problème identifié par Georges bataille est toutefois le suivant : nous avons aussi tendance à prendre pour intangibles les règles que nous avons nous-mêmes créées, et préférons aller au bout des sociétés qui les ont constituées plutôt que de les changer.
Penser le progrès c’est revisiter le concept d’État-providence, qui doit à la fois protéger et faire progresser, selon de nouveaux critères, à inventer.
La précarité n’est certes pas neuve, elle a caractérisé les premiers jours du capitalisme industriel. Mais la nouveauté est qu’elle se soit désormais installée au cœur de l’Etat-providence qui est censé la combattre.
Or, aujourd’hui, la protection la plus enviée est celle liée au travail, qui constitue le socle de l’autonomie de l’individu, de son indépendance et de son insertion sociale. C’est pourquoi le chômage apparait comme l’angoisse principale d’une grande partie de la population. Daniel Cohen voit dans le modèle danois une illustration de ce nouvel État-providence.
Pourquoi le Danemark vient-il en tête ? Pour aller à l’essentiel, c’est l’exemple typique d’une société où les gens font confiance et à eux-mêmes et à leurs institutions. Le Danemark est l'Etat le moins corrompu d’Europe. La démocratie est en elle-même un facteur de bien-être. La société danoise est dynamique, les associations fleurissent, le volontariat est élevé. La flexisécurité danoise permet de protéger le travailleur contre le risque de chômage. Cette politique articule trois dimensions : une faible protection de l’emploi, une indemnisation du chômage très généreuse et une politique active de réinsertion.
Les propositions de Daniel Cohen pour faire advenir cet État-providence tiennent en cinq pages (de la page 208 à la page 213 dans un sous-chapitre intitulé « Une voie »), sur les 219 qui composent son livre. Le lecteur est ainsi susceptible de rester sur sa faim quant à cet aspect, une faiblesse de l'ouvrage résidant dans son manque de concret.
Les propositions avancées sont :
- Ne plus miser sur le devenir de la croissance
- Faire du non emploi un non évènement
- Inventer des nouveaux moyens pour que les salariés soient des acteurs de leur autonomie (exemple des Droits de tirage sociaux)
- Stopper le management anxiogène
- Trouver de nouveaux modes de financement de la dépense publique
- Ne plus adosser l’équilibre des retraites à la croissance
- Inventer une nouvelle civilisation urbaine
- Réorganiser l’espace
- Faire émerger une conscience de destin au niveau international.
Plutôt que la méthode Coué qui consiste à constamment parier sur une croissance haute, il vaut mieux admettre que le devenir de la croissance à long terme est impossible à prévoir, même à l’échelle d’une décennie, et agir de manière à protéger la société de ses vicissitudes. Il faut pour ce faire, construire un nouvel Etat-providence qui permette d’échapper à la terreur du chômage et aller vers un monde où perdre son emploi devienne un non-évènement. L’idée de Droits de tirage sociaux, les DTS, prônés par le juriste Alain Supiot, offre ici une voie… Il y a aussi un « empire du management », pour reprendre la formule de Pierre Legendre, qui doit être révolutionné. Rien n’oblige, même dans une société à l’arrêt en termes de croissance globale, de motiver les salariés par la peur… Il faut ensuite tordre le cou à une idée constamment répétée selon laquelle il faudrait de la croissance pour financer les dépenses publiques… La question de l’équilibre des régimes de retraites illustre les malentendus concernant le besoin de croissance (….) Bon nombre d’institutions sociales ont besoin de croissance parce que leur construction a été pensée à un âge de croissance rapide. Il faut ensuite inventer une nouvelle civilisation urbaine qui évite les ghettos et tempère, autant qu’il est possible, l’endogamie sociale. Il faut aussi revoir l’organisation de l’espace et faire advenir des villes vertes. Désarmer la rivalité entre les nations est l’enjeu d’un nouvel ordre international qui ferait émerger une citoyenneté planétaire. Créer (par exemple) des droits de tirage de CO2, qui aboutissent à en donner un usage égal à chaque humain, fait partie des moyens disponibles, ce qui aurait aussi pour effet de créer une conscience d’un destin partagé.
Daniel Cohen, Le Monde est clos et le désir infini, 2015, éditions Albin Michel, 224 pages.